La Yara 







Adolphe, William Bouguereau - Naissance de Vénus

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La yara


Tapuyo était le plus beau garçon de la tribu.
Il avait les yeux vifs de ceux qui connaissent toutes les ruses
Du soleil et de l'ombre sur les rivières de la grande forêt.
C'était un chasseur redoutable.
Sa flèche infaillible arrêtait les oiseaux en plein vol.
Il était rieur et fort ; ses larges épaules luisaient comme le bois poli.
Les vieillards étaient fiers de lui car il était redouté
Par les terribles Indiens coupeurs de tête,
Qui, par les broussailles et les vastes clairières,
Venaient parfois rôder à la lisière du village.

Or, un jour, Tapuyo s'en alla seul dans une pirogue, sur la rivière transparente.
C'était au crépuscule d'une journée magnifique.
Au fond du ciel, un long nuage doré traversait l'horizon,
Devant le grand soleil rouge déjà à moitié tombé, derrière les arbres de la colline.
L'air était limpide, transparent, parfumé de poivre doux.
Au-dessus de la rivière, très haut, planaient des oiseaux de proie,
La pirogue de Tapuyo fendait l'eau calme
Et Tapuyo fredonnait une chanson paisible, mélancolique comme la fin du jour.
Il disparut sous les feuillages penchés au-dessus de la rivière.

Quand il revint au village, il faisait nuit noire et douce.
Des feux devant des huttes se consumaient lentement.
Pas le moindre souffle de vent.
On n'entendait que le cri des oiseaux nocturnes dans la forêt.
Tapuyo tira son bateau sur la rive et s'assit là, dehors,
Contre le mur de sa cabane, l'air accablé, la tête dans ses mains.
Sa mère ne dormait pas encore ; elle l'attendait.
Elle sortit devant la porte, s'assit à côté de lui, caressa sa tête penchée.
Elle lui dit : " Comme tu es triste mon fils !
Tu es fort et pourtant si fragile.
- Ecoute, mère, dit Tapuyo, à voix basse et rauque, la gorge nouée, le regard fiévreux,
Ecoute, toi seule peux dénouer la tristesse qui me sert le cœur, et qui me fait si mal.
J'ai vu une fille tellement belle que la lune, là-haut, dans le ciel, ne regardait qu'elle.
La soirée était tiède, ma pirogue glissait vers la pointe du Taruman
Où les oiseaux planent sur le vent quand le soleil se couche.
Là, tout à coup, j'ai entendu un chant lointain, une voix merveilleuse,
Qui, d'abord, se confondait avec le murmure du feuillage des palmiers.
Je suis allé vers cette voix, ma pirogue glissait sur l'eau.
Alors, je l'ai vue ; comme elle était belle, mère !
Elle était assise au bord de la rivière.
Ses cheveux étaient couleur de cuivre,
Elle chantait comme je n'ai jamais entendu chanter.
Elle m'a regardé.
Ses yeux verts luisaient doucement,
Elle m'a souri, elle m'a tendu les bras.
Puis, elle s'est laissée glisser, en chantant dans l'eau de la rivière,
Qui s'est ouverte pour l'accueillir.
Mère, jamais, de ma vie, je ne pourrai oublier cette femme. "

Ainsi parla Tapuyo, dans la nuit calme, devant sa cabane.
Alors, sur le visage ridé de sa mère, roulèrent deux larmes silencieuses.
Elle murmura : " Fils, la fille que tu as vue à la pointe de Taruman, c'est la Yara.
Son sourire, c'est la mort.
Son chant, c'est celui que chantent les démons
Pour attirer les vivants au royaume des ombres.
Fils, oublie ?
Oublie la beauté de la Yara. "

Le lendemain, au crépuscule, la pirogue disparut
Sous les feuillages penchés au-dessus de l'eau,
Emportant Tapuyo que personne, au village, n'a jamais revu.
Mais, depuis ce jour, les pêcheurs racontent que, le soir,
A la nuit tombée, du côté de la pointe du Taruman,
Ils voient souvent, à la lueur de la lune,
Deux fantômes lumineux et colorés comme des arcs-en-ciel :
Un homme et une femme au bord de la rivière.
La femme chante, la tête penchée sur l'épaule de l'homme qui l'enlace et lui sourit.
Si l'on veut s'approcher d'eux, l'eau s'ouvre,
Les deux fantômes tombent ensemble, sans le moindre bruit
Et disparaissent de l'autre côté du miroir, dans le royaume de Yara, la mère de l'eau.
(Amérique latine, Henri Gougaud, L'arbre à soleils)


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