Le chant éternel




F.Schuon

http://www.religioperennis.org/Document/RenaudPat/Schuon_Indian.html

 


Le chant éternel


C'était la nuit.
Le pays indien était enveloppé d'une telle obscurité
Que personne ne pointait le nez hors de son teepee.
Seul le vent soupirait dans les hauteurs lointaines.

Pourtant un groupe d'hommes s'avançait
Sur le sentier longeant la Baie des Serpents, sous le couvert de taillis touffus.
Ils allaient à pas de loup, évitant de faire craquer les brindilles et sans souffler mot.
Les Dakotas s'étaient élancés sur le sentier de la guerre
Et, ici, nous voyons une compagnie de guerriers
Se hâter pour surprendre l'ennemi avant le lever du jour.
Ils marchaient ou couraient, toujours en silence.
Des éclaireurs les précédaient,
Tandis qu'une arrière-garde les protégeait de toute surprise.

Le sentier, quittant la prairie, les conduisit à un petit bosquet.
" Faisons halte ici, " dit leur chef, élevant la voix pour la première fois.
" L'endroit est isolé - nous pouvons même y allumer un feu. "
A l'instant, les guerriers firent un tas d'herbes sèches et de bois mort,
Et les flammes brillèrent aussitôt.

Tout autour, ils s'installèrent confortablement,
Les uns se mettant à réparer leurs mocassins déchirés,
D'autres passant en revue leurs arcs et flèches,
D'autres encore s'affairant à la préparation d'un repas.
En attendant le souper, les plus âgés se mirent à raconter des histoires.
Naturellement, il s'agissait de batailles et d'aventures étranges,
Arrivées il y a bien longtemps.
Ils parlaient d'un puissant talisman qui avait protégé de nombreuses vies.
Ils disaient comment un carquois magique
Transformait les flèches ennemies en boomerang,
Qui retournaient percer au cœur celui qui les avait lancées ;
Comment de belles jeunes filles étaient venues du Pays des Ombres,
Pour séduire les plus braves et les entraîner avec elles
Dans les régions d'où l'on ne revient pas.
Le feu écoutait tous ces contes
En lançant silencieusement sa fumée jusqu'aux vertes frondaisons.
Mais, au moment où un vieil Indien chenu se levait pour dire la prière solennelle,
Il se mit à pétiller et à craquer, lançant des étincelles dans toutes les directions.

Au même instant, se produisit un phénomène plus étrange encore.
On entendit un chant s'élever des arbres voisins.

La voix monta, s'amplifia jusqu'à remplir tout le bosquet d'une triste mélodie,
Puis s'amenuisa, se fit ténue et se confondit avec les soupirs du vent.
" Eteignez le feu ! " chuchota le chef.
L'arc tendu, prêt à tirer, il s'éloigna dans l'obscurité.
Comme obéissant à un ordre secret, la Lune sortit des nuages
Et son pâle reflet illumina les troncs argentés des bouleaux.
Les guerriers s'avancèrent prudemment dans l'herbe humide,
Observant avec méfiance les ombres des branches tordues,
Qui se balançaient au vent.
Le chant se poursuivait toujours
Et il devenait plus net, au fur et à mesure
Que l'on se rapprochait d'un orme plus haut que les autres, à l'extrémité du petit bois.
Les guerriers formèrent alors un large cercle autour de l'arbre mystérieux,
Avançant lentement, pas à pas.
Leur cercle se rétrécissait et le chant montait,
Montait jusqu'à une note aiguë,
Et s'éteignait aussi vite qu'il avait commencé.
Les guerriers, concentrés maintenant au pied de l'orme vénérable,
L'examinaient de haut en bas,
Scrutant son tronc ravagé par les intempéries et ses racines emmêlées.

Et alors, dans un creux des racines,
Ils découvrirent un petit tas d'ossements blanchis.
C'étaient les restes d'un guerrier inconnu.
Près du crâne gisait son arc brisé
Et, un peu plus loin, quelques flèches étaient éparpillées.
" Ce que nous venons d'entendre et de voir indique
Que ceci est le dernier lieu de repos d'un héros qui a sacrifié sa vie pour les autres, "
Dit le chef, rompant le silence qui s'était établi.
Et il poursuivit :
" La mort même ne peut faire taire la voix d'un tel héros.
Son chant se poursuit inlassablement
Jusqu'à ce qu'enfin il soit perçu par des oreilles vivantes
Qui captent son message.
C'est ce qui vient de se produire.
Et maintenant, c'est à nous qu'il incombe
De porter ce chant et son message sur le devoir le plus sacré,
Celui de nous sacrifier pour les autres.
Ce chant, nous devons le garder dans notre mémoire et nous plier à son ordre
Jusqu'à ce qu'à notre tour nous rejoignions le Pays des Ombres.
Alors notre chant à nous, lui aussi, deviendra immortel et éternel. "
(Conte des Indiens d'Amérique, Gründ)


Télécharger le texte

 

Analyse du chant éternel