Le chat
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Le chat
Dans les anciens temps, un pêcheur du nom d'Antoine vivait, au flanc de
la montagne, qui surplombe, à pic, le magnifique lac du Bourget. Il y
possédait une masure de torchis et de chaume qu'il quittait, dès
l'aube, pour s'en aller pêcher.
Un matin, qu'il n'arrivait pas à tirer de l'eau le moindre fretin, il
promit d'offrir à Dieu, en le rendant à son élément
naturel, le premier poisson qu'il prendrait. Antoine estimait que Dieu ne se
laisserait pas gagner de générosité et que ce premier poisson
en amènerait plus d'un autre.
Dieu l'entendit… Car sa ligne, tout aussitôt, se prolongea d'un poisson,
énorme et beau comme il ne croyait pas qu'il pût en exister de
pareil ! "Un poisson qui se vendrait cher au poids !" pensait Antoine
par habitude. Mais sa promesse lui revint en mémoire. Il soupira…
Il hésita… Fallait-il vraiment avoir le courage de remettre à
l'eau ce merveilleux poisson ? Pour qu'un autre que lui le repêchât
et en tirât profit. Dieu ne pouvait exiger un tel sacrifice. Dieu ne mangeait
pas. Que lui importait donc qu'on lui fît hommage de ce poisson-ci plutôt
que du suivant ? "Tu as dit "le premier", lui souffla un bon
ange. - Eh bien ! répliqua le madré Savoyard, ce sera le premier…
à partir d'à présent !" Et il lança sa ligne
à nouveau. Dans la même seconde, il la releva ! Un poisson deux
fois gros comme le précédent frétillait au bout du fil.
"Rejette-le intima la voix de l'ange. - C'est facile à dire ! grommela
le pêcheur. On voit bien, cher ange, que vous êtes un pur esprit.
Pour mon compte, j'ai femme et enfants… Avec le prix de ce poisson-là,
nous vivrons une semaine… - Ton poisson appartient à Dieu ! - Alors,
je n'ai pas à le lui donner !" répliqua l'homme, chicanier
de son naturel. L'ange joignit ses ailes pour se cacher le visage et se mit
à pleurer. Antoine avait relancé sa ligne une troisième
fois et, immédiatement, il eut, à l'adresse de l'ange, un sourire
goguenard… Sa prise promettait de dépasser encore les deux premières.
Elle était si lourde que l'extrémité du jonc ployait et
que l'habile pêcheur eut beaucoup de peine à amener le fil jusqu'à
lui. Avec précaution, il le souleva hors de l'eau… Alors il ne retint
pas un cri de stupeur. Un petit chat noir se débattait, agrafé
à l'hameçon. Antoine le délivra, le soupesa au creux de
sa main… Une poignée de duvet n'eut pas été plus légère
que cette bestiole qui, tout à l'heure, avait failli casser sa ligne.
Antoine ne chercha pas à déchiffrer l'énigme mais il décida
qu'il emporterait le chaton. Sa femme serait contente, elle qui se plaignait
que leurs provisions fussent le festin des rats.
Il voulut continuer à pêcher. Mais il eut beau lancer et relancer
sa ligne, renouveler les appâts, changer de place… On eut pu croire
qu'il ne restait plus un seul poisson dans le lac. "Bast ! fit-il. Je n'ai
pas trop à me plaindre." N'insistant pas davantage, il enroula son
fil, se saisit du panier où se débattaient les deux gros poissons
qui allaient le rendre riche pour la moitié d'un mois, et commença
de gravir la côte. Dans la poche de sa blouse, le chaton sauvé
des eaux miaulait et griffait.
A vingt mètres de sa masure, il vit sa femme qui l'attendait sur le seuil,
placide et patiente ainsi qu'à l'habitude. Sans avoir échangé
un mot, tous deux rentrèrent dans l'unique pièce qu'éclairait
à peine la lumière du jour et où flottait une odeur d'étable
et de lait caillé. A terre (il n'y avait ni plancher ni carrelage), sur
une paillasse, vagissaient trois enfants. Le plus jeune semblait de quelques
semaines, l'aîné n'avait pas deux ans. Le père ouvrit son
panier et le rude visage de la femme se plissa imperceptiblement de satisfaction.
Pourtant, elle feignit d'être déçue : "Sont pas trop
petits ! dit-elle. Mais sont peu…" Antoine ne s'émut pas. Il
savait que, en eût-il apporté cent, elle eût témoigné
de la même maussade indifférence. C'est le caractère de
la race de ne jamais se montrer trop content des biens qui vous arrivent. Un
proverbe prétend que, s'il pleuvait des ducats, les Savoyards se plaindraient
que le Bon Dieu cassât leurs ardoises. "Voici le dernier morceau
!" annonça-t-il, présentant le chaton. Avec un haussement
d'épaules, elle le lança doucement aux enfants qui piaillaient.
Le chat grandit. Il grandit si vite, il grandit tant qu'il atteignit bientôt
la taille d'une panthère et ce fut, pour ses maîtres, un grand
soulagement quand il quitta la masure. Hélas ! il n'en avait point oublié
le chemin. Trop souvent, il y venait rôder… Ce chat était
épouvantable à voir, avec son poil couleur de suie, ses griffes
qui ressemblaient à des yatagans, ses yeux verts et phosphorescents qui
vous aveuglaient dans l'ombre. Ses mâchoires, lorsqu'elles se refermaient
sur une tête de mouton, la broyaient aussi facilement que vous croquez
une pastille. De petits enfants disparurent. Des hommes. Des femmes. La terreur
se répandit partout. On organisa des battues, menées par les meilleurs
tireurs de la région. Tous avaient vu le chat fantastique. Tous avaient
été, plus ou moins, ses victimes. Mais ni la vaillance, ni la
ruse, ni le désir de venger un deuil cruel ne triomphèrent de
l'horrible bête. Le chat s'avérait invulnérable. L'apercevait-on
juché sur un sommet ? A peine l'avait-on mis en joue qu'on le retrouvait
derrière soi. Le croyait-on à gauche ?… Voilà qu'il
se trouvait à droite. Ou bien, on le voyait bondir de quelque haute roche,
dessinant, sur le ciel bleu, une souple courbe noire qui s'effaçait aussitôt
comme s'il se fût volatilisé dans l'air. Puis le jeu changeait.
Il demeurait immobile. Balles et flèches roulaient et glissaient sans
même déchirer sa fourrure infernale. La nuit venue, les paysans
barricadés chez eux remontaient leurs couvertures par-dessus leurs oreilles
quand ils entendaient les sinistres miaulements répercuté à
l'infini par l'écho des montagnes. Ils évoquaient, en se signant,
le voyageur attardé dont on ne retrouverait plus le lendemain qu'un lambeau
de vêtement…
Antoine, plus que quiconque, désirait la mort du chat. Pourtant, il tremblait
de la provoquer. Il avait compris que l'animal était le châtiment
de Dieu. Depuis la pêche miraculeuse où il avait renié sa
parole envers le Maître de toutes choses, jamais plus il n'avait attrapé
de poissons. Pour que sa femme, ses enfants et lui-même ne mourussent
pas de faim, il avait demandé de l'embauche à des bûcherons.
Mais le sort s'acharnait. Un arbre, en tombant, lui cassa la clavicule. Puis
il se blessa sur sa propre hache. Enfin, le feu s'était déclaré
à la coupe de bois à laquelle il travaillait. Avant chaque malheur,
il avait rencontré le chat et le chat l'avait fixé en crachant
du feu. Un certain matin, un ânier piémontais qui passait par là,
découvrit, en travers de leur seuil défoncé, le pêcheur,
sa femme, et leurs trois enfants. Leur cou béait sous l'empreinte sanglante
de crocs gigantesques. Leur visage était lacéré d'estafilades
en pleine chair.
Le chat qui continuait ses ravages se mit à observer un rythme inexplicable,
de vingt en vingt. S'étant instauré gardien du col menant de l'un
à l'autre versant, il laissait franchir la montagne à dix-neuf
personnes, hommes ou femmes, et dévorait la vingtième. Or, les
raides sentiers ne permettaient pas qu'on allât de front. Il y avait toujours
un vingtième et le vingtième était toujours la proie du
chat.
Une fois, un jeune soldat, qui rentrait de congé, connut qu'il arriverait
le vingtième. Il pensa bien à reculer. Mais déjà,
il avait eu le tort de céder aux instances de sa famille désireuse
de le retenir le plus possible. Sa permission expirait. Un nouveau retard lui
vaudrait une mauvaise note, sinon d'être accusé de désertion.
Il fallait essayer de passer. Or, comme il arrivait au col redoutable, il entendit
sonner l'angelus. Dans une petite église en contrebas, des femmes pénétraient,
serrant leurs mantes sombres. Deux enjambées suffirent pour qu'il se
mêlât à elles. L'office fini, il s'en fut à la sacristie
solliciter de Monsieur le Curé qu'il bénît son fusil. Arme
à la main, le soldat reprit sa route… A peine avait-il avancé
de quelques pas qu'il vit la bête, debout au faîte d'un rocher,
qui l'attendait. Les derniers rayons du soleil rendaient plus noir encore son
noir pelage mais ses narines lançaient des flammes et ses yeux brillaient
comme braises. Presque inconscient de son geste, le soldat visa. Toutes griffes
dehors, le monstre s'était élancé. Il ne retomba pas sur
la route. Le coup qui l'atteignit avant qu'il eût touché terre
le projeta au bord de la pente abrupte où il tenta de s'agripper. Une
deuxième détonation lui fracassa la tête et le précipita
dans l'abîme, au fond du lac. On dit que la gerbe d'écume qu'il
souleva dans sa chute éclaboussa jusqu'aux crêtes environnantes.
Le soldat, un court instant abasourdi par sa victoire, remercia Dieu, puis,
calmement, se remit en marche.
Pour commémorer ces faits, on dénomma Mont du Chat ce chaînon
du Jura qu'avait terrorisé le diabolique animal. On ne le revit plus
jamais. Des gens dignes de foi affirment qu'il recouvra la vie sous les eaux
mais qu'il y demeurera captif jusqu'à la consommation des siècles.
Il en ressent de grandes colères. Alors son poil se hérisse et
provoque, à la surface du lac d'émeraude, ces brusques frémissements
qui font chavirer les barques. (Contes et légendes de Savoie)