Le conte des empreintes
Arnaud Serander
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Le conte des empreintes
Depuis presque cent ans, le vieil homme marchait. Il avait traversé
l'enfance, la jeunesse, mille joies et douleurs, mille espoirs et fatigues.
Des femmes, des enfants, des pays, des soleils peuplaient encore sa mémoire.
Il les avait aimés. Ils étaient maintenant derrière lui,
lointains, presque effacés. Aucun ne l'avait suivi jusqu'à ce
bout du monde où il était parvenu. Il était seul désormais
face au vaste océan.
Au bord des vagues, il fit halte et se retourna. Sur le sable qui se perdait
dans des brumes infinies il vit alors l'empreinte de ses pas. Chacun était
un jour de sa longue existence. Il les reconnut tous, les trébuchements,
les passes difficiles, les détours et les marches heureuses, les pas
pesants où l'accablaient des peines. Il les compta. Pas un ne manquait.
Il se souvint, sourit au chemin de sa vie. Comme il se détournait pour
entrer dans l'eau sombre qui mouillait ses sandales, il hésita soudain.
Il lui avait semblé voir, à côté de ses pas, quelque
chose d'étrange. A nouveau, il regarda. En vérité, il n'avait
pas cheminé seul. D'autres traces, tout au long de sa route, allaient
auprès des siennes. Il s'étonna. Il n'avait aucun souvenir d'une
présence aussi proche et fidèle. Il se demanda qui l'avait accompagné.
Une voix familière et portant son visage lui répondit : "C'est
moi".
Il reconnut son propre ancêtre, le premier père de la longue lignée
des hommes qui lui avaient donné la vie, celui que l'on appelait Dieu.
Il se souvint qu'à l'instant de sa naissance, ce Père de tous
les pères lui avait promis de ne jamais l'abandonner. Il sentit dans
son cœur monter une allégresse ancienne et pourtant neuve. Il n'en
avait jamais éprouvé de semblable depuis l'enfance. Il regarda
encore. Alors, de loin en loin, il vit le long ruban d'empreintes parallèles,
plus étroit, plus ténu. Une trace de pas, certains jours de sa
vie, était seule visible. Il se souvint de ces jours. Comment les aurait-il
oubliés ? C'étaient les plus terribles, les plus désespérés.
Au souvenir des heures misérables entre toutes où il avait pensé
qu'il n'y avait de pitié ni au Ciel ni sur Terre, il se sentit soudain,
amer, mélancolique. "Vois ces jours de malheur, dit-il. J'ai marché
seul. Où étais-tu Seigneur, quand je pleurais sur ton absence
? - Mon fils, bien-aimé, lui répondit la voix, ces traces solitaires
sont celles de mes pas. Ces jours, où tu croyais cheminer en aveugle,
abandonné de tous, j'étais là, sur ta route. Ces jours
où tu pleurais sur moi, je te portais. (Contes du Brésil, Henri
Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse, éd. du Seuil, 1992)
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