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Il vint un jour aux oreilles de Zeus que les hommes étaient devenus
tout à fait corrompus et commettaient beaucoup de crimes. Aussi pensa-t-il
qu'il devait descendre sur la terre : il voulait voir de ses propres yeux si
réellement les hommes volaient, tuaient, se moquaient des dieux et disaient
des mensonges au lieu de la vérité. Il vit avec peine et irritation
que les hommes étaient encore pires que dans les récits qu'on
lui avait faits. Un individu volait un autre en lui mentant, les hôtes
attaquaient et massacraient leurs invités endormis, les enfants impatients
d'hériter attendaient la mort de leurs parents, les femmes donnaient
du poison à leurs maris et les frères s'entre-tuaient. Zeus se
sentit soulagé lorsqu'il atteignit des régions rocailleuses où
il n'y avait aucun signe de vie : pas d'hommes, pas de villes ni de villages.
Une nuit, il parvint au palais d'un roi arcadien nommé Lycaon. Le peuple,
s'étant rendu compte de la présence d'un dieu, se mit à
prier. Mais le roi Lycaon se moqua de son peuple : " Nous verrons bien,
pensa-t-il, si ce passant est un dieu : je vais l'éprouver ". Et,
comme il avait au palais des otages de la race des Molosses, il en tua un et
le fit cuire. Il allait offrir un festin au voyageur, et lorsque celui-ci se
serait gavé de la chair humaine et aurait sombré dans le sommeil,
il le tuerait aussi. Les serviteurs déposèrent des plats fumants
devant Zeus qui, comprenant l'atrocité du festin qu'on avait préparé
pour lui, se mit dans une violente colère. Il envoya sa foudre sur le
palais de Lycaon et un vacarme assourdissant se répandit dans tout le
royaume. Des flammes s'élevèrent de toutes parts et brûlèrent
avec avidité tout ce que le roi possédait. Saisi d'une terreur
mortelle, Lycaon, lui-même, s'échappa du palais et s'enfuit loin
de la colère de Zeus. Il ouvrait la bouche, mais l'horreur l'avait rendu
muet et, quand enfin il retrouva la voix, il ne put qu'hurler. Il tomba à
genoux et sentit ses membres et son corps se couvrir de poils et sa tête
s'allonger. Il était transformé en loup, toujours assoiffé
de sang. Depuis ce jour, il décima les troupeaux paissant dans les prairies
; ses yeux étincelaient avec autant de férocité que lorsqu'il
était encore un homme.
Zeus retourna dans les cieux et convoqua les dieux à un conseil. Tous
se pressèrent de rejoindre, par la Voie Lactée, le palais de marbre
où Zeus trônait, préoccupé et furieux. Dès
qu'ils furent rassemblés, la voix du dieu suprême tonna, décrivant
les horreurs de la terre. " J'ai déjà foudroyé un
palais, dit-il, mais tous les mortels sans exception doivent être punis.
Je voudrais brûler toute la terre par la foudre, mais je crains qu'un
tel incendie atteigne les cieux. Nous connaissons tous la prophétie selon
laquelle le monde entier périra par les flammes. C'est pourquoi j'ai
choisi le déluge pour laver la surface de la terre des démons
et de l'indigne race humaine qui l'habite. "
Alors Zeus enferma dans une caverne le vent du Nord, ainsi que les rafales qui
dispersent les nuages, et libéra le vent du Sud. Celui-ci déploya
ses ailes ruisselantes et s'élança, un épais brouillard
au front, sa barbe grise dégoulinante de pluie. De sa main droite il
pressait et tordait des nuages noirs, exprimant des torrents d'eau. Poséidon,
dieu des flots, aidait son frère Zeus dans sa tâche : il appela
les dieux de toutes les rivières et de tous les fleuves et leur ordonna
de laisser les cours d'eau sortir de leurs lits, briser les digues et inonder
les habitations. Les eaux envahirent les villages et les villes, recouvrant
les champs, les buissons et les arbres. Bientôt le niveau atteignit les
toits et même le sommet des tours. Les gens essayaient de se sauver en
nageant mais la pluie les assommait. Quelques-uns parvinrent à gagner
le sommet des montagnes, mais bientôt l'eau les submergea, entraînant
leurs corps dans les profondeurs infinies de la mer nouvelle. Ceux qui montèrent
dans des barques et dans des bateaux pour essayer de sauver leur vie firent
naufrage sur les anciennes montagnes transformées en récifs. Des
poissons étranges nageaient dans les profondeurs - au sommet des arbres
-, passaient çà et là à travers les maisons et les
temples dont les fenêtres et les portes avaient été arrachées
par la tempête. Les cerfs, les loups et les sangliers luttaient en vain
contre les vagues et les forêts étaient peuplées de dauphins.
La terre devint une mer immense. Même les oiseaux, épuisés
par leur vol, finissaient par tomber dans l'eau, faute de pouvoir se percher.
Celui qui ne fut pas englouti par les vagues mourut de faim.
Dans le pays de Phocide, le Mont Parnasse s'élevait encore au-dessus
de l'eau. Un petit bateau, dans lequel s'étaient réfugiés
Deucalion, fils de Prométhée, et Pyrrha, sa femme, s'avançait
dans sa direction. Prométhée les avait prévenus à
temps et leur avait donné une solide embarcation. Lorsque Zeus vit que
les seuls rescapés étaient Deucalion et Pyrrha, tous deux honnêtes,
justes et pieux, il dispersa les nuages, montrant les cieux à la terre
et la terre au ciel. De même, Poséidon posa son trident qui avait
soulevé la mer, appela son fils Triton et lui demanda de souffler dans
sa conque. Triton sut souffler avec une telle force que le bruit emplit toute
l'atmosphère. Il souffla et les eaux se mirent à refluer, les
rivières retournèrent dans leurs lits et la mer revint à
ses anciens rivages. Deucalion et Pyrrha arrivèrent au Mont Parnasse,
se mirent à genoux et remercièrent les dieux de les avoir laissés
en vie. Puis ils regardèrent autour d'eux et ne virent qu'un désert.
Les forêts retenaient encore dans les branches des arbres quelques parcelles
de terre ; tout était silencieux et privé de vie. Deucalion soupira
doucement : " Chère Pyrrha, dit-il, nous sommes les seuls survivants
; qu'allons-nous faire ? Si seulement je pouvais, comme mon père, créer
un homme avec l'argile ! "
Les yeux pleins de larmes, Deucalion et Pyrrha se mirent à prier sur
les marches pleines de mousse du temple de Zeus. Ils l'implorèrent de
les aider à rendre la vie à la terre et le maître des dieux,
ému, leur donna ce conseil : " Quittez ce temple, voilez vos têtes
et jetez, derrière vous, les ossements de votre grand-mère ".
Perdus dans leurs pensées, ils quittèrent le temple sans parvenir
à comprendre pourquoi ils devaient ainsi troubler la paix de leurs ancêtres.
Ils réfléchirent longtemps quand soudain Deucalion comprit que
la grand-mère dont parlait le dieu était la Terre. " La Terre
est notre grand-mère à tous, dit Deucalion, et ses ossements ne
peuvent être que les pierres. " Il doutait que des cailloux puissent
faire revenir la vie sur terre. Pourtant, aidé de Pyrrha, il en ramassa
et les jeta par-dessus son épaule. C'est alors que le miracle se produisit
: à peine touchaient-elles la terre que les pierres perdaient leur dureté
et qu'elles se transformaient en corps humains. La partie la plus dure devenait
les os, quant aux veines de la pierre, elles sont à l'origine des veines
du corps humain. Les pierres que Deucalion jetait se transformaient en hommes,
celles que jetait Pyrrha se transformaient en femmes. C'est ainsi que vint au
monde une nouvelle race d'hommes, actifs et résistants au travail et
à la souffrance, race issue de la pierre dure comme elle. (Mythes et
légendes de la Grèce antique, éd. Gründ, Prague 1991)