Le demi poulet




Marc Chagall

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Le demi poulet


Si oui, alors cela s'est passé comme ça.
Il court le demi-poulet, il court sur le sentier,
Il ne regarde ni en haut ni en bas,
Il ne voit pas l'épine.
Aïe ! ! quelle misère !
Déjà l'épine est plantée dans sa patte.
Le demi-poulet doit sauter à cloche-patte.
Il saute ainsi jusqu'au village.
Il s'arrête sur le pas de la porte de la boulangerie.
Il lève sa patte, piaule misérablement et montre l'épine.
Le boulanger se penche sur le demi-poulet.
Il retire l'épine et, vlan ! dans le feu.
" Pauvre petit, dit le boulanger.
Passe la nuit ici avant d'aller plus loin. "
Le demi-poulet a dormi dans la boulangerie,
Pleine de bonne odeur de pain,
Mais dès le matin, il s'adresse au boulanger :
" Merci pour le gîte.
Mais je vous en prie, rendez-moi mon épine ! "
Mais comment retrouver ce qui s'était réduit en cendres,
Et avait été balayé depuis longtemps ?
" Nous l'avons brûlée ", dit le boulanger.
Le demi-poulet commence à se plaindre amèrement.
Il dit qu'on lui a pris tout ce qu'il possédait.
Et il dit qu'au lieu de son épine,
Il veut recevoir au moins une miche de pain.

Il l'a reçue, le demi-poulet, sa miche de pain odorant.
Il la coince sous sa petite aile,
Et s'en va sautillant gaiement,
Suivant le chemin qui sort du village.
Des deux côtés, ce sont des pentes vertes.
Sur les pentes, des moutons.
Et, près des moutons, des pâtres sont assis.
Ils traient du lait de brebis dans leurs toupins.
Ils mangeraient bien quelque chose
Pour accompagner le lait, mais quoi ?
Soudain, le demi-poulet se dresse devant eux.
Un petit demi-poulet à moitié déplumé,
Avec une miche de pain odorant sous sa petite aile.
" Gloire à toi, très étrange volatile ! " le saluent les pâtres.
Ils mangent le pain que le poulet leur offre,
Ils boivent du lait, ils ont fait un bon repas.
Mais alors le demi-poulet recommence à piauler :
" Rendez-moi ma miche !
C'est tout ce que je possède ! "
Les pâtres s'étonnent :
" Comment pourrions-nous te la rendre maintenant ?
- Je veux l'avoir, piaule encore le demi-poulet.
Je veux, ou bien avoir ma miche,
Ou bien alors il faut me donner un agneau ! "
Il ne reste rien d'autre à faire, pour les bergers,
Que de donner un agneau au demi-poulet.

Tout content, celui-ci saute, court son chemin,
Court sur le sentier, tout en poussant, devant lui, l'agneau.
Ce chemin mène à un autre village.
Des gens y tirent un âne par une corde.
L'âne résiste, se raidit, il ne veut pas avancer,
Comme s'il devinait ce qui l'attendait.
Comme s'il savait qu'il y a un mariage et qu'on veut le sacrifier.
C'est que l'ordonnateur des noces n'a pas d'autre viande
A offrir sur la table d'hôte que la chair de ce pauvre baudet.
Soudain voilà qu'il y a là, sur le chemin,
Un agneau, gros et gras, un agneau bien nourri.
Derrière l'agneau, le demi-poulet.
Il piaule et piaule, et chacun le comprend :
" Vous ne trouvez pas dommage de sacrifier l'âne ?
Et qui portera les outres d'eau ?
Prenez plutôt mon agneau ! "
Les gens ne se le font pas dire, deux fois.
Ils laissent l'âne en paix
Et, tout en chantant gaiement,
Ils tuent et préparent l'agneau.
Les invités de la noce ont bien festoyé,
Avant même la cérémonie nuptiale.
Ils ont bu, ils ont mangé la viande,
Ne laissant que les os bien nettoyés.
C'est alors que le demi-poulet vient se poster
Devant l'ordonnateur des fêtes et lui dit :
" Je voudrais avoir mon agneau !
- Qu'on te le rende ? s'étonne, inquiet, l'ordonnateur.
Mais nous ne l'avons plus !
- Rendez-moi mon agneau ! s'entête le poulet, sans se laisser démonter.
Mon agneau, ou bien alors votre fiancée ! "
Ils étaient en train de marier une jeune pucelle
Tout en blanc, à un vieux.
Elle pleurait amèrement.
Mais maintenant elle essuie ses yeux avec sa manche.
Elle aime encore mieux s'en aller avec un demi-poulet,
Même tout petit et à moitié déplumé,
Qu'avec le grand-père auquel on voulait la marier.

Il n'y avait plus d'agneau - il y avait une mariée.
Le demi-poulet est content.
De joie, il sautille sur le chemin.
Il gambade en regardant de son œil rond la belle pucelle.
Elle ne pleure plus comme avant,
Mais pourtant encore un peu…
Et ainsi, ils arrivent ensemble à un ruisseau.
Au-dessus du ruisseau se penche un saule.
Au pied de l'arbre, un jouvenceau joue au pipeau.
Un pipeau qu'il a taillé dans une branche du saule,
Pour se distraire.
Cela lui plaît, ce qu'il joue, au demi-poulet.
Il voudrait bien avoir le pipeau.
Il voudrait bien en jouer lui-même.
Il se plante devant le jeune homme :
" Je t'en prie, donne-le-moi ! "
Le jeune homme ne répond rien à cela.
" Donne-moi ton pipeau, pour la belle fiancée ",
Réclame encore le demi-poulet.
Le poulet a reçu ce qu'il souhaitait avoir.
Avec le pipeau, il a voleté sur une branche,
Et il s'est mis à jouer des airs très gais.
Et le jouvenceau et la belle jouvencelle, toute souriante,
Se sont donné la main et s'en sont allés ailleurs.

A-t-il vraiment existé
Ce demi-poulet à moitié déplumé ?
Personne ne peut l'affirmer !

(Contes du Caucase, Gründ)

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