Le faucon et le pigeon




Le départ pour la chasse au faucon. Miniature tirée du
"De Arte venandi cum avibus"
de Frédéric II de Hofenstaufen. BN, Paris.

http://www.amisdesgeants.org/diaporama/jeux_distractions.htm


Le faucon et le pigeon


Il existait, en Inde, un roi très juste.
Certains disaient de lui qu'il était l'homme le plus juste sur la surface de la terre.
Un pigeon vint s'abattre un jour sur la cuisse du roi
Et lui demanda sa protection.

A l'instant même, un faucon se percha sur une branche voisine et dit au roi :

- Ce pigeon m'appartient.
Je l'ai chassé jusqu'ici, donne-le moi.
- Non, dit le roi, on ne livre pas un animal effrayé à son ennemi.
- Pourquoi parles-tu d'ennemi ?
Ne connais-tu pas l'ordre véritable des choses ?
Tous les justes de la terre disent que toi seul mérite le nom de juste.
Alors pourquoi t'opposes-tu à la justice ?
- Quelle justice, demanda le roi, en rassurant de la main le pigeon
Qui tremblait de peur sur sa cuisse.
- Ce pigeon répondit le faucon avec assurance, doit calmer les angoisses de ma faim.
Tu dois me le donner.
- Il m'a confié son existence.
Regarde ses formes tremblantes.
Je ne peux pas l'abandonner.
- C'est par la nourriture que tout existe, reprit le faucon.
Sans nourriture, pas de vie.
Sans vie, rien.
Je te le dis : depuis l'origine des temps, par la succession régulière des choses,
Ce pigeon a été désigné pour être ma nourriture aujourd'hui.
Depuis le commencement du monde, je vis, aujourd'hui, de ce pigeon.
Donne-le moi.

Le roi, qui écoutait avec fermeté, les raisonnements de l'oiseau de proie,
Lui dit avec fermeté :

- Non, ma parole, en ce moment est plus forte que le destin ;
Elle est plus forte que l'ordre du monde, que le dharma.

Le faucon prit un autre ton plus familier, presque sentimental et dit ceci :

- Privé d'aliments, mon souffle me quittera.
Avec moi périront mon épouse et mes enfants, qui n'ont que moi comme soutien,
Alors que ce pigeon, sache-le, est célibataire.
Une foule de vies contre une seule vie !
La justice qui détruit la justice est une fausse justice, une justice cruelle.
- Oiseau, ce que tu dis est plein de sens.
Mais comment l'abandon d'un être vivant, qui a besoin de secours,
Comment cette action peut te sembler bonne ?
Mange autre chose !
Un taureau, un sanglier, une gazelle !
- Les faucons ne mangent pas les sangliers.
Les faucons mangent les pigeons, c'est une loi éternelle.
- Je te donne ce que tu veux, s'écria le roi.
Je te fais apporter un mouton !
Un bœuf entier !
Je te donne tout mon royaume, mais pas ce pigeon.

Le faucon garda un court silence et dit d'une voix plus conciliante :

- Je n'accepterai qu'une seule chose.
- Dis-moi.
- Si tu éprouves un tel amour pour ce pigeon,
Coupe un morceau de la chair de ta cuisse droite,
Du même poids que ce pigeon et donne-le-moi.
- Qu'on apporte une balance et un couteau ! ordonna le roi, sans attendre.

On apporta une balance exacte et un couteau bien effilé.
On plaça le pigeon tout tremblant sur l'un des plateaux de la balance.
Le roi prit le couteau, se coupa un large morceau de chair
Et le mit sur l'autre plateau.
Mais la balance penchait du côté de l'oiseau.
Le poids de l'oiseau dépassait le poids de la chair du roi.
Le roi se trancha un autre morceau
Et le jeta, près du premier sur la balance,
Puis un autre, et un autre encore, mais la balance ne bougeait pas.
Le poids du pigeon dépassait le poids de la chair tranchée.
Le roi s'obstina.
Il coupa toute sa chair.
A la fin, n'étant plus qu'un squelette sanglant,
Il se hissa sur le plateau et la balance ne bougea toujours pas.
Le corps du pigeon était plus lourd que celui du roi.

Alors, le faucon dit au roi :

- Nous sommes venus ici pour te connaître, le pigeon et moi,
Toi qu'on dit l'homme le plus juste du monde.

Et les deux oiseaux s'envolèrent ensemble.
(Conte de l'Inde, Le cercle des menteurs, J.- C. Carrière, Plon)

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