Le maître caché




Marcel Delmotte

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Le maître caché


Après de longues années d'études, Malik Dinar décida de se mettre en marche,
A la recherche du maître caché.
A peine s'était-il éloigné de sa maison qu'il rencontra un derviche,
Qui s'avança péniblement sur la poussière de la route.
Les deux hommes marchèrent côte à côte en silence.
Après, une ou deux heures, le derviche parla :

- Qui es-tu, où vas-tu ?
- Je suis Malik Dinar.
Je me suis lancé à la recherche du maître caché.
- Je suis El Malik El Fatik, dit le derviche.
Je ferai ce chemin avec toi.
- Peux-tu m'aider à trouver le Caché ?
- Puis-je t'aider, peux-tu m'aider ? dit le derviche,
Sur ce ton irritant que les derviches semblent affectionner.
Tout dépend de l'usage qui est fait de l'expérience.
Et ceci ne peut être que partiellement transmis par un compagnon de voyage.
- Que veux-tu dire ?
- Je ne veux rien dire, je dis.

Ils arrivèrent ensemble auprès d'un arbre, qui oscillait et qui craquait.

- L'arbre parle, dit le derviche, qui s'était arrêté, écoute.
- L'arbre parle ?
- Oui, et voici ce qu'il dit : quelque chose me blesse.
Prends le temps de l'enlever de mon tronc,
Pour que je puisse trouver le repos.
- Je suis trop pressé, dit Malik Dinar.
Et comment parlerait-il de toute manière ?

Ils reprirent leur cheminement.
Ils s'arrêtèrent un peu plus loin et le derviche dit :

- Quand nous étions auprès de l'arbre, j'ai senti son odeur de miel.
Peut-être un essaim d'abeilles se dissimulait-il dans le tronc ?
- Si c'est vrai, dit Malik, retournons en vitesse et ramassons le miel.
Nous le mangerons et nous en vendrons pour payer nos frais de voyage.
- Si tu veux, dit le derviche.

Ils firent demi-tour.
Quand ils se trouvèrent auprès de l'arbre, ils virent un groupe de voaygeurs,
Qui achevaient de ramasser une énorme quantité de miel.

- Quel coup de chance ! disait l'un de ces hommes.
Il y a là assez de miel pour l'usage de toute une ville.
De pauvres pèlerins, nous voici devenus marchands.
Notre avenir est assuré.

Malik Dinar et le derviche reprirent leur route en silence.
Ils atteignirent une montagne et, à l'intérieur de la montagne,
Ils entendirent une sorte de murmure, de bourdonnement continu.
Le derviche appliqua son oreille contre le sol et dit :

- Au-dessus de nous s'agitent des millions et des millions de fourmis.
Elles construisent une colonie.
Et ce bourdonnement que nous entendons est en réalité une demande de secours.
En langage de fourmis, elles nous disent : aidez-nous.
Nous creusons une excavation, mais des roches très dures nous barrent le passage.
Brisez ces roches.

Et le derviche demanda à Malik Dinar :

- Nous arrêtons-nous pour les aider, ou poursuivons-nous notre route ?
- Les fourmis et les roches ne nous concernent pas, mon frère.
Je cherche le Maître Caché.
Je ne m'intéresse à rien d'autre.
- Comme tu voudras, dit le derviche.
Pourtant, j'entends les fourmis murmurer
Que toutes les choses se touchent et se pénètrent.
Cela pourrait avoir un certain rapport avec nous.

Malik Dinar ne prêta aucune attention aux remarques du derviche
Et les deux hommes, côte à côte, reprirent leur cheminement.
Ils s'arrêtèrent pour la nuit.
Malik Dinar s'aperçut qu'il avait perdu son couteau.
Il se dit : je dois l'avoir laissé tomber tout près de cette fourmilière.
Il y retourna, au petit matin, avec le derviche.

En arrivant à la montagne, il virent un groupe d'hommes couverts de boue,
Qui se reposaient auprès d'une pile de pièces d'or.
Il s'agissait d'un trésor, dirent-ils, qu'ils venaient de déterrer.
Et ils ajoutaient, pressés de questions par Malik Dinar :

- Nous marchions sur la route quand un frêle derviche nous appela et nous dit :
Creusez à cet endroit.
Vous verrez que ce qui est de la roche pour les uns
Peut être de l'or pour les autres.
Voyez la fortune que nous a livrée cette terre.

Malik Dinar maudit son mauvais sort.

- Si nous nous étions arrêtés, dit-il au derviche,
Toi et moi, nous serions riches, ce matin.

Un des hommes qui se reposaient dit alors à Malik Dinar :

- Ce derviche qui t'accompagne, je dois te le dire,
Ressemble étrangement à celui qui nous a parlé la nuit dernière.
- Tous les derviches se ressemblent, dit le derviche.

Malik Dinar et son compagnon reprirent leur cheminement.
Quelques jours plus tard, ils parvinrent au bord d'une très plaisante rivière.
Ils s'arrêtèrent pour attendre le bac.
A plusieurs reprises, en face d'eux, un poisson sauta hors de l'eau.

- Ce poisson, dit le derviche, nous envoie un message.
Il nous dit : j'ai avalé une pierre.
Saisissez-moi et donnez-moi une certaine herbe à manger.
Elle me permettra de rendre cette pierre, qui, sans cela, m'étouffera.
Voyageurs, ayez pitié de moi !


Le bac arriva, à ce moment là, et Malik Dinar, impatient d'aller plus loin,
Y fit monter le derviche.
Comme le soir tombait, ils passèrent la nuit, sur la rive opposée.

Au matin, le passeur apparut, rayonnant de joie.
Il leur dit que la nuit précédente avait été la nuit de sa fortune.
Il baisa les mains du derviche et de Malik Dinar,
Qu'il appela ses porteurs de chance.
Il demanda au derviche de le bénir.

- Avec plaisir, dit celui-ci, car tu le mérites.
- Que s'est-il donc passé ? demanda Malik Dinar.
- Je suis riche, et voici comment.
- Hier soir, j'étais sur le point de rentrer chez moi,
Quand je vous ai vus sur l'autre rive.
Je décidais de faire un dernier voyage, malgré votre air de pauvreté,
Parce que quelquefois cela porte bonheur d'aider les voyageurs démunis.
Quand j'étais en train d'amarrer ma barque, le travail terminé,
J'aperçus un poisson, qui s'était jeté sur le rivage.
Il essayait désespérément d'avaler une touffe d'herbe.
Je mis l'herbe dans sa bouche.
Aussitôt il cracha une pierre et replongea dans le fleuve.
Cette pierre est un diamant sans faute, d'une taille incomparable.
Il fera la fortune de ma famille pour sept ou huit générations.

Alors Malik Dinar éclata de colère et dit au derviche :

- Tu es un démon !
Tu étais au courant de l'existence de ces trésors, par quelque perception secrète.
Mais tu ne m'as rien dit de clair !
Est-ce une véritable camaraderie de voyage ?
Sans toi, je n'avais que mauvaise fortune.
Mais au moins je ne connaissais pas l'existence de ces trésors cachés !
Je ne connaissais pas toutes ces possibilités de richesses enfouies dans un arbre,
Dans une montagne et dans la gorge d'un poisson !
Cachées dans toutes choses peut-être !

A peine avait-il prononcé ces paroles d'irritation
Qu'il sentit comme un vent puissant qui soulevait son âme même.
Et il sut, à cet instant précis, que la vérité était justement
Le contraire de ce qu'il venait de dire.

Le derviche lui toucha doucement l'épaule et lui sourit.

- Tu vois maintenant, lui dit-il, l'usage qui peut être fait de l'expérience.
La connaissance du Maître caché ne pouvait être que partiellement
Transmise par un compagnon de voyage.

- Où est ce Maître caché ?
- Tu l'as bien senti, il est en toi-même.

Malik Dinar resta un moment immobile et comme hébété.
Il attendit le calme dans son âme et le calme vint.
Il se retourna et vit le derviche,
Qui s'en allait avec un petit groupe de voyageurs.
Ils parlaient avec animation des périls qui les sans doute sur la route.
(Conte arabe, Le cercle des menteurs, J.- C. Carrière, Plon)

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