Jean Renoir
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Le maître du jardin
Il était un roi d'arménie. Dans son jardin de fleurs et d'arbres
rares, poussait un rosier chétif et pourtant précieux entre tous.
Le nom de ce rosier était Anahakan. Jamais, de mémoire de roi,
il n'avait pu fleurir. Mais s'il était choyé plus qu'une femme
aimée, c'était qu'on espérait une rose de lui, l'Unique
dont parlaient les vieux livres. Il était dit ceci : " Sur le rosier
Anahakan, un jour viendra la rose généreuse, celle qui donnera
au maître du jardin l'éternelle jeunesse. "
Tous les matins, le roi venait donc se courber dévotement devant lui.
Il chaussait ses lorgnons, examinait ses branches, cherchait un espoir de bourgeon
parmi ses feuilles, n'en trouvait pas le moindre, se redressait enfin, la mine
terrible, prenait au col son jardinier et lui disait : " Sais-tu ce qui
t'attend, mauvais bougre, si ce rosier s'obstine à demeurer stérile
? La prison ! L'oubliette profonde ". C'est ainsi que le roi, tous les
printemps, changeait de jardinier. On menait au cachot celui qui n'avait pu
faire fleurir la rose. Un autre venait, qui ne savait mieux faire, et finissait
sa vie comme son malheureux confrère, entre quatre murs noirs.
Douze printemps passèrent, et douze jardiniers. Le treizième était
un fier jeune homme. Il s'appelait Samvel. Il dit au roi : " Seigneur,
je veux tenter ma chance. " Le roi répondit : " Ceux qui t'ont
précédé étaient de grands experts, des savants d'âge
mûr. Ils ont tous échoué. Et toi, blanc-bec, tu oses ! -
Je sens que quelque chose, en moi, me fera réussir, dit Samvel. - Quoi
donc, jeune fou ? - La peur, Seigneur, la peur de mourir en prison ! "
Samvel, par les allées du jardin magnifique, s'en fut à son rosier.
Il lui parla longtemps à voix basse. Puis il bêcha la terre autour
de son pied maigre, l'arrosa, demeura près de lui, nuit et jour, à
le garder du vent, à caresser ses feuilles. Il enfouit ses racines dans
du terreau moelleux. Aux premières gelées, il l'habilla de paille.
Il se mit à l'aimer. Sous la neige, il resta comme au chevet d'un enfant,
à chanter des berceuses. Le printemps vint. Samvel ne quitta plus des
yeux son rosier droit et frêle, guettant ses moindres pousses, priant
et respirant pour lui. Dans le jardin, des fleurs partout s'épanouirent,
mais il ne les vit pas. Il ne regardait que la branche sans rose. Au premier
jour de mai, comme l'aube naissait : " Rosier, mon fils où as-tu
mal ? " A peine avait-il dit ces mots qu'il vit sortir de ses racines un
ver noir, long, terreux. Il voulut le saisir. Un oiseau se posa sur sa main,
et, les ailes battantes, lui vola sa capture. A l'instant, un serpent surgit
d'un buisson proche. Il avala le ver, il avala l'oiseau. Alors un aigle descendit
du haut du ciel. Il tua le serpent, le prit dans ses serres, s'envola. Comme
il s'éloignait vers l'horizon où le jour se levait, un bourgeon
apparut sur le rosier. Samvel le contempla, il se pencha sur lui, il l'effleura
d'un souffle, et lentement la rose généreuse s'ouvrit au soleil
du matin. " Merci, dit-il, merci. "
Il s'en fut au palais en criant la nouvelle. Le roi était au lit. Il
bâilla. Il grogna. " Moi qui dormais si bien ! - Seigneur, lui dit
Samvel, la rose Anahakan s'est ouverte. Vous voilà immortel, ô
maître du jardin ! " Le roi bondit hors de ses couvertures, ouvrit
les bras, rugit : " Merveille ! " En chemise, pieds nus, il sortit
en courant. " Qu'on poste cent gardes armés de pied en cap autour
de ce rosier ! dit-il, gesticulant. Je ne veux voir personne à dix lieues
à la ronde ! Samvel, jusqu'à ta mort, tu veilleras sur lui ! "
Samvel lui répondit : " Jusqu'à ma mort, Seigneur ".
Le roi, dans son palais, régna dix ans encore, puis, un soir, il quitta
ce monde en disant ces paroles : " Le maître du jardin meurt comme
tout le monde. Tout n'était que mensonge. - Non, dit le jardinier, à
genoux près de lui. Le maître du jardin, ce ne fut jamais vous.
La jeunesse éternelle est à celui qui veille, et j'ai veillé,
Seigneur, et je veille toujours, de l'aube au crépuscule, du crépuscule
au jour. Il lui ferma les yeux, baisa son front pâle, puis sortit sous
les étoiles. Il salua chacune. Il dit : " Bonsoir, bonsoir, bonsoir
". Samvel avait le temps désormais, tout le temps. (Conte d'Arménie,
Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse, Ed. du Seuil)