Le nom
Il était une fois un village qui n'avait pas de nom. Personne ne l'avait
jamais présenté au monde. Personne n'avait jamais présenté
la parole par laquelle une somme de maisons, un écheveau de ruelles,
d'empreintes, de souvenirs sont désignés à l'affection
des gens et à la bienveillance de Dieu. On ne l'appelait même pas
" le village sans nom ", car ainsi nommé, il se serait aussitôt
vêtu de mélancolie, de secret, de mystère, d'habitants crépusculaires,
et il aurait pris place dans l'entendement des hommes. Il aurait eu un nom.
Or, rien ne le distinguait des autres, et pourtant il n'était en rien
leur parent, car seul il était dépourvu de ce mot sans lequel
il n'est pas de halte sûre. Les femmes qui l'habitaient n'avaient pas
d'enfants. Personne ne savait pourquoi. Pourtant nul n'avait jamais songé
à aller vivre ailleurs, car c'était vraiment un bel endroit que
ce village. Rien n'y manquait et la lumière y était belle.
Or, il advint qu'un jour une jeune femme de cette assemblée de cases
s'en fut en chantant par la brousse voisine. Personne, avant elle, n'avait eu
l'idée de laisser aller ainsi les musiques de son coeur. Comme elle ramassait
du bois et cueillait des fruits, elle entendit soudain un oiseau répondre
à son chant dans le feuillage. Elle leva la tête, étonnée,
contente. " Oiseau, s'écria-t-elle, comme ta voix est heureuse et
bienfaisante ! Dis-moi ton nom que nous le chantions ensemble ! " L'oiseau
voleta de branche en branche parmi les feuilles bruissantes, se percha à
portée de main et répondit : " Mon nom, femme ? Qu'en feras-tu
quand nous aurons chanté ? - Je le dirai à ceux de mon village.
- Quel est le nom de ton village ? - Il n'en a pas, murmura-t-elle, baissant
le front. - Alors, devine le mien ! " lui dit l'oiseau dans un éclat
moqueur. Il battit des ailes et s'en fut. La jeune femme, piquée au coeur,
ramassa vivement un caillou et le lança à l'envolé. Elle
ne voulait que l'effrayer. Elle le tua. Il tomba dans l'herbe, saignant du bec,
eut un sursaut misérable et ne bougea plus. La jeune femme se pencha
sur lui, poussa un petit cri désolé, le prit dans sa main et le
ramena au village.
Au seuil de sa case, les yeux mouillés de larmes, elle le montra à
son mari. L'homme fronça les sourcils, se renfrogna et dit : " Tu
as tué un laro. Un oiseau-marabout. C'est grave ". Les voisins s'assemblèrent
autour d'eux, penchèrent leur front soucieux sur la main ouverte où
gisait la bestiole. " C'est en effet un laro, dirent-ils. Cet oiseau est
sacré. Le tuer porte malheur. - Que puis-je faire homme, que puis-je
faire ? " gémit la femme, tournant partout la tête, baisant
le corps sans vie, essayant de le réchauffer contre ses lèvres
tremblantes. " Allons voir le chef du village, dit son mari. "
Ils y furent, femmes, époux et voisins. Quand la femme eut conté
son aventure, le chef du village catastrophé dit à tous : "
Faisons-lui de belles funérailles pour apaiser son âme. Nous ne
pouvons rien d'autre. Trois jours et trois nuits, on battit le tam-tam funèbre
et l'on dansa autour de l'oiseau marabout. Puis on le pria de ne point garder
rancune du mal qu'on lui avait fait, et on l'ensevelit.
Six semaines plus tard, la femme qui avait la première chanté
dans la brousse et tué le laro se sentit un enfant dans le ventre. Jamais
auparavant un semblable événement n'était survenu au village.
Dès qu'elle l'eut annoncé, toute rieuse, sous l'arbre au vaste
feuillage qui ombrageait la place, on voulut fêter l'épouse féconde
et l'honorer comme une porteuse de miracle. Tous, empressés à
la satisfaire, lui demandèrent ce qu'elle désirait. Elle répondit
: " L'oiseau-marabout est maintenant enterré chez nous. Je l'ai
tué parce que notre village n'avait pas de nom. Que ce lieu où
nous vivons soit donc appelé Laro, en mémoire du mort. C'est là
tout ce que je veux. - Bien parlé, dit le chef du village ". On
fit des galettes odorantes, on but jusqu'à tomber dans la poussière
et l'on dansa jusqu'à faire trembler le ciel.
La femme mit au monde un fils. Alors toutes les épouses du village se
trouvèrent enceintes. Les ruelles et la brousse alentour s'emplirent
bientôt de cris d'enfants. Et aux voyageurs fourbus qui vinrent (alors
que nul n'était jamais venu) et qui demandèrent quel était
ce village hospitalier où le chemin du jour les avait conduits, on répondit
fièrement : " C'est celui de Laro ". A ceux qui voulurent savoir
pourquoi il était ainsi nommé, on conta cette histoire. Et à
ceux qui restèrent incrédules et exigèrent la vérité,
on prit coutume de dire : " D'abord fut le chant d'une femme. Le chant
provoqua la question. La question fit surgir la mort. La mort fit germer la
vie. La vie mit au monde le nom ". (Conte africain, Henri Gougaud, L'arbre
aux trésors, Ed. du Seuil)