Le peintre Touo Lan





Visages d'Inde

http://terreindienne.free.fr/visages_d'inde.htm

Le peintre Touo Lan

Au pays des Taï, vécut autrefois un peintre nommé Touo Lan. C'était un vieil homme maigre, aux longs cheveux lisses et blancs, au regard vif. Il habitait une cabane de bambou, au bout d'un sentier tracé dans l'herbe haute, à la lisière de son village. De temps en temps, il allait au marché, il y faisait quelques provisions, puis il s'asseyait à l'ombre, sur un banc et, les yeux plissés, il observait les gens. Il restait ainsi une heure ou deux, immobile, puis il rentrait chez lui. Alors il disposait sur la table ses pinceaux et ses encres et il se mettait à peindre, sur une feuille de papier de soie ou de bois. Il peignait chaque jour sept visages. Son travail l'absorbait tant qu'il n'entendait ni le vent, ni la pluie, ni les oiseaux. A la fin de la semaine, il accrochait sept fois sept visages aux murs de sa maison. Il les contemplait longuement, la tête penchée de côté, les mains derrière le dos et secrètement se réjouissait.

Or, une nuit, il entend frapper à sa porte. Il est tard, mais il travaille encore, penché sur son labeur à la lueur d'une bougie. Dehors, l'orage gronde, les éclairs déchirent le ciel noir, la bourrasque hurle. " Qui est là ? dit Touo Lan, sans même lever le front. - Je suis la Mort, répond une voix forte, derrière la porte. Je viens te chercher. " Le vieil homme se lève en ronchonnant, il va ouvrir. Une nuée de feuilles mortes, une bouffée de pluie s'engouffrent dans la pièce. Sur le seuil se tient un grand personnage vêtu de noir, au visage d'ombre. " Entre, dit Touo Lan. Assieds-toi. " Il désigne une chaise dans un coin. " Il faut que j'achève de peindre le visage de cette fillette que j'ai rencontrée hier au marché du village. " Il tourne le dos à la mort et se remet au travail. La mort, sa longue faux rouillée dans sa main gauche, s'approche de Touo Lan. Sous le pinceau du vieillard, apparaît une jeune fille radieuse, qui sourit. La Mort regarde, bouleversée : elle connaît toutes les grimaces du monde mais n'a jamais vu un sourire humain. Elle n'ose plus, tout à coup, abattre sa main squelettique sur la nuque de Touo Lan. Elle s'éloigne, confuse, à pas discrets et dans la nuit noire, traversant la tempête, elle remonte au ciel.

Quand le roi des cieux la voit apparaître dans le palais céleste, sa faux sur l'épaule, il lui demande d'une voix rugueuse : " Pourquoi reviens-tu seule ? - Majesté, répond la Mort embarrassée, quand je suis entrée chez Touo Lan, il était en train de peindre un sourire sur un visage. Je n'ai pas pu le déranger. - Diable, dit Dieu. Un mortel capable d'intimider la Mort est une perle rare. Je veux le voir ici, devant moi, avant l'aube ". La Mort redescend sur terre. La voilà sur le sentier qui conduit à la cabane de bambou. Dans la nuit noire, elle aperçoit la lumière clignotante de la bougie derrière la fenêtre. Cette fois, elle ne prend pas la peine de frapper à la porte. Elle entre. " Où étais-tu partie ? dit Touo Lan. Pourquoi m'as-tu fait attendre ? " Il est debout au milieu de la pièce. Il tient sous son bras ses affaires de peintre, quelques feuilles blanches, des encres de couleur, des pinceaux. La Mort, d'un geste large l'enveloppe dans son manteau et l'emporte. Touo Lan entre dans le palais divin. Le roi des cieux, sur son trône, contemple longuement ce vieux mortel fluet, vêtu de vêtements cent fois rapiécés, encombré de feuilles de papier, de pinceaux, de flacons d'encre. " Tu n'as jamais peint que des visages, lui dit-il. Pourquoi ? - Parce que, répond Touo Lan, les visages humains sont les plus beaux paysages du monde. " Le roi des cieux sourit, lui tend la main et dit : " Viens. " Ils sortent ensemble dans un grand jardin. Au milieu de ce jardin, sous les arbres, parmi les fleurs, une source transparente jaillit d'une petite grotte moussue. Un soleil immobile brille dans le ciel. " Voilà ta demeure éternelle, dit le roi des cieux. Tu vivras ici près de l'Esprit de Vie. Tu peindras des visages. Tu en choisiras un dans ta collection, chaque fois qu'un enfant naîtra sur terre, et tu lui donneras. "

Tel est, tel sera jusqu'à la fin des temps, le travail de Touo Lan. Vous qui avez entendu cette histoire, que la beauté de vos enfants vous réjouisse jusqu'à la fin de vos jours. (Conte chinois, Henri Gougaud, L'arbre à soleils, Ed. du Seuil)

 

Télécharger le texte

 

Analyse du peintre Touo Lan