Le roi qui était menteur et le menteur qui devint roi





Atlas catalan, 14è siècle, BNF

http://www.bnf.fr/enluminures/manuscrits/aman6.htm

 

Le roi qui était menteur et le menteur qui devint roi


Dans un certain royaume, il y avait une fois un roi qui était un fieffé menteur. Il mentait tant et tant qu'il ne savait pas trop lui-même s'il disait la vérité ou pas. Et c'est pourquoi, à tous moments, ses conseillers devaient lui tâter le nez. Car, dans ce pays, quand on disait un mensonge, le nez devenait tout mou. "Votre Majesté, Sire le Roi, disaient chaque fois les conseillers, vous avez de nouveau votre glorieux nez royal mou comme une pomme de terre bouillie ! - Vous insinuez, sans doute, que je mens, grommelait le roi. - A dieu ne plaise, Votre Sublime Grâce, nous voulons seulement dire, d'après l'état de votre appendice royal et nasal, que vos paroles ne reflètent pas exactement la vérité" C'est ainsi que se défendaient les conseillers et le roi riait de leurs palpations de nez, mais riait à gorge déployée.

Or, sachez que le roi avait une fille, une fille délicieuse ! Elle était toute tavelée, à croire qu'elle avait regardé le soleil au travers d'une passoire, et sèche comme un vieux champignon. La merveille des merveilles, si vous voulez m'en croire ! Et voici ce que le roi imagina ! Le roi donc décida qu'il donnerait sa fille unique à l'homme qui lui conterait un si énorme mensonge que le roi lui-même serait contraint de lui dire : "Tu mens !"

Immédiatement, pour publier la cocasse nouvelle, il envoya des messagers aux quatre coins du monde. Elle parvint aux oreilles d'un pauvre jeune homme, en terre d'Irlande. Celui-ci, avec l'aide de Dieu, se mit en route vers le royaume du mensonge. Quand il arriva au pied du trône, le roi l'accueillit en ces termes : "Hé bien ! Mon gaillard, tu te crois donc capable de débiter un mensonge si colossal qu'il me sera impossible de te croire ? Tu me sembles, pour ce jeu, un peu jeune, mon ami ! Je mens moi-même comme je respire, mais je n'ai pas encore réussi à trouver un mensonge si énorme qu'il ne puisse, en aucune sorte, être pris pour vérité. Enfin, puisque tu le veux, débite-moi tes mensonges, mais si tu ne m'amènes pas à dire que tu mens, il t'en coûtera la tâte !"

Le jeune homme s'approcha de la fenêtre et se mit à parler : "Je regarde et je vois? Sire le Roi, que tu as un beau troupeau, ça, c'est bien vrai. Mais si tu voyais le troupeau de ma mère ! Elle a tellement de vaches que, quand vient la sécheresse et qu'il n'y a plus d'eau dans les rivières, elle donne leur lait pour faire tourner la roue des moulins de tout le pays… - Et patati et patata, ricana le roi. C'est au roi que tu racontes ça ! Cela peut très bien être vrai. J'ai moi-même un chou si énorme… - Bien sûr, l'interrompit le jeune homme. Notre chou à nous est si gros que, aux grands jours de fête, tout le village danse à l'abri d'une de ses feuilles… - Pourquoi pas, s'écria le roi en riant. J'ai moi-même un pied de haricot gigantesque. Dans les batailles, il nous sert d'écouvillon pour les plus gros canons…" Mais le jeune homme fit la moue : "Tu me la bailles belle avec ton haricot ! Tu n'as pas vu le mien, Sire le Roi ! Un beau jour, les gousses étaient pleines et je résolus de faire la cueillette. Je me suis mis au travail et me voilà grimpé jusqu'aux cieux. Mais les nuages étaient si durs que je m'y suis fait une bosse au front ! Tu peux tâter, Sire le Roi, tu verras que c'est la vérité du Bon Dieu !" Le roi tâta la bosse et répondit : "Et patati et patata ! Tout ça, je le connais ! Ca peut parfaitement être vrai que tu aies une bosse au front. - Mon histoire n'est pas finie, Sire le Roi, continua le jeune homme. Quand je fus parvenu au sommet, je m'avisai que je n'avais pas de panier où mettre mes haricots. A ce moment , je sentis, sous ma chemise, une puce qui me mordait. Je la tuais d'un coup de mon sabot et je pris sa peau. De cette peau, je fis neuf sacs et encore sept pourpoints de cuir. J'emplis mes sacs de haricots et entrepris de redescendre.

Mais, entre-temps, était arrivé l'automne et les feuilles de haricots avaient séché et étaient tombées. Crois-moi, si tu veux, je pris mon vol et il me fallut dix jours pour arriver. Et je tombai si fort, la tête la première, que je m'enfonçai jusqu'au cou, dans un rocher. Alors, que faire ? Je sortis mon couteau de ma poche, je me coupai la tête et l'envoyai chez les voisins demander de l'aide. Mais, venu, on ne sait d'où, arriva le renard. Il prit ma tête entre ses dents et s'enfuit dans la forêt. J'en fus si furieux, Sire le Roi, que, Rocher ou pas, je me sortis du trou, poursuivit ce brigand et de rage lui tranchai un bout de la queue. Et sais-tu bien, Roi, ce qu'il y avait d'écrit, sous la queue ? - Bah ! Et comment le saurais-je ? demanda le roi. - Il y avait, répondit le jeune homme en riant aux larmes, il y avait écrit que ton père était valet d'écurie chez mon père ! - Tu mens comme un arracheur de dents, maudit menteur !" hurla le roi. Le jeune homme sauta de joie : "J'ai gagné, Sire le Roi ! Prépare les noces ! Et si tu veux savoir si c'était vrai ou non, tâte mon nez ! "

Et vous croyez que le roi lui a tâté le nez ? Pas du tout ! Et si ça avait été vrai !… Et voilà comment le jeune menteur est finalement devenu roi !
(Conte d'Islande, Les plus beaux contes du monde, éd. Gründ)

 

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Analyse du roi qui était menteur et du menteur qui devint roi