Le trésor du menuisier




Vieille barque au bord du lac charbonnière

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Le trésor du menuisier


François fut sans doute, en son temps, le plus fameux des menuisiers d'Orléans. Il était autant habile et vigoureux que de visage franc : l'oeil rieur, les cheveux bouclés en copeaux de chêne, il avait tout pour séduire les femmes et réjouir les compagnies. Pourtant (par quel diable de mystère ?) il ne plaisait à personne et chômait huit jours par semaine, faute de clients. Il était, heureusement, de coeur vivace, et n'avait point de peine à s'occuper, passionné qu'il était de contes prodigieux et de récits extravagants qu'il déclamait à haute voix, près de la fenêtre poussiéreuse de son atelier, tout au long de ses journées oisives. Ses voisins le prenaient pour un fou à l'entendre parler seul, et parfois rugir quand quelque bouleversante beauté le faisait exulter. D'aigres mégères, sur le pas de leur porte, le soupçonnaient même de blasphémer avec le diable qui, comme chacun sait, déborde d'estime louche pour les jeunes désoeuvrés.

En vérité, les seuls véritables démons avec lesquels François avait quelque commerce étaient ses créanciers. Pas de travail, pas d'argent. Notre homme était donc réduit à vivre d'emprunts. Il le fit d'abord d'un coeur léger, puis ses dettes peu à peu s'alourdissant, il se prit de souci, et pour finir d'insurmontable angoisse. Harcelé par tous les usuriers de la ville, sa confiance en sa bonne étoile tomba bientôt en tels lambeaux qu'il se vit poussé au suicide. Le rêveur passionné qu'il était ne put cependant se résoudre à mourir petitement. Il veilla une nuit entière, cherchant à sa vie une fin digne des héros qu'il vénérait et se jouant dans les ténèbres de son lit de fracassantes tragédies. Au matin, il se leva résolu comme un chevalier prêt à défier les pires dragons de la terre. Il avait trouvé comment sortir dignement de ce bas monde. Il vint dans son atelier vide et là, les yeux mi-clos, imagina un beau cercueil, posé sur une longue table à tréteaux. Dans ce cercueil, il se vit couché, mort, les mains croisées sur son ventre, la face blafarde, éclairée par quatre cierges aux flammes droites, plantés aux quatre coins de la table. Puis il se représenta la scène de ses créanciers apparaissant sur le seuil de sa boutique, tous convoqués à la même heure. Il jouit avec délectation de l'inévitable dépit de ces vautours devant leur victime défunte, à jamais insolvable. Il rit pour lui seul, tristement, et se frotta les mains, revigoré par sa vengeance de pauvre hère. Ne restait plus qu'à jouer sans faute la pièce.

Il écrivit une lettre fort appliquée aux usuriers qui lui avaient prêté l'argent. Il leur jura, foi d'honnête homme, qu'ils seraient bientôt payés. " Rendez-vous à mon atelier, leur dit-il, dans dix jours, à midi sonnant. " Dix jours, le temps de profiter encore un peu de l'existence et de fabriquer tranquillement son cercueil. " Fabriquer un cercueil ? Mais avec quelles planches ? " se dit-il, tournant en tous sens sa tête inquiète. Il n'en avait plus une. Il se souvint d'une vieille carcasse de barque échouée au bord de la rivière voisine, et aussitôt se rassura. Habile comme il l'était, il trouverait là de quoi bâtir sa caisse.

A la tombée de la nuit, il s'en fut donc, rasant les murs, vers le fleuve, décarcassa sans bruit l'humide embarcation, chargea sur son épaule quelques lattes à sa mesure, s'en revint chez lui, déposa son fardeau dans sa cave et se mit au travail, à la lueur d'une lanterne sourde.

Le lendemain matin, songeant qu'il n'avait plus à se soucier de l'avenir, il se trouva plus fringant qu'à l'ordinaire. " Dans dix jours, pensa-t-il, je serai mort. Pourquoi donc devrais-je vivre chichement ce temps qui me reste ? " Il s'en fut, sifflant comme un oiseau allègre, festoyer à crédit dans la plus belle taverne de la ville. Trois jours durant, on le vit si content, et menant si grande vie, que l'on se mit à jaser dans les rues de son quartier. " Le voilà fier comme un riche ", se dirent les matrones derrière leurs fenêtres. " Moi, murmura son voisin dans quelques oreilles accueillantes, je l'ai vu rentrer chez lui, chargé d'un fardeau fort lourd et sombre. A l'évidence, il voulait le cacher. Depuis, je l'entends tous les soirs remuer dans sa cave. Je suis sûr (ne le répétez pas) qu'il a découvert un trésor. " Et nul ne confiant qu'en secret ces paroles, le bruit se répandit par la ville avec tant de force que chacun fut bientôt prêt à jurer sur la tête de ses enfants que François, le menuisier, était désormais, par la grâce d'une inavouable découverte, plus fortuné qu'un prince.

Alors ses créanciers commencèrent à regretter d'avoir si méchamment harcelé un homme que sa richesse allait assurément rendre puissant, et donc redoutable. L'un après l'autre, désireux d'apaiser toute possible rancune, ils vinrent, leur lettre reçue à la main, saluer François. Tous le rassurèrent. " Prenez votre temps, lui dirent-ils, le remboursement de votre dette n'a rien de pressé. Jouissez de la vie, que diable, nous ne sommes pas pingres. "

Tous, notables, voisins, compagnons de taverne, recherchèrent bientôt l'amitié de ce bon François. On se souvint qu'il était un artisan habile. Pour lui plaire, on lui confia tout à coup tant d'ouvrage qu'il fut forcé d'engager des ouvriers. Submergé de travaux, il oublia de mourir. Six mois plus tard, il acheta la maison dont il ne pouvait pas payer le loyer, et s'installa dans l'aisance.

Il ne détrompa jamais ceux qui, parce qu'ils le croyaient riche, l'avaient réellement enrichi, au contraire : pour faire croire plus sûrement à son trésor caché, il fit fermer sa cave d'une porte armée de quatre serrures. Elle ne fut ouverte qu'après ses funérailles, au terme d'une longue vie et d'une malicieuse vieillesse. On ne découvrit dans la pénombre qu'un cercueil moisi, posé sur une table branlante. Dans cette caisse vide était le secret de François. Personne ne le sut, et chacun s'en revint déconfit à ses affaires, sans jamais deviner que l'enviable richesse de cet homme simple n'avait eu, pour germe, une lointaine nuit, que son abandon à la mort. (Conte français, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)

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Analyse du trésor du menuisier