Le ventre de l'enfant






Pablo Picasso, L'enfant au pigeon

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Le ventre de l'enfant

Il y a très longtemps, raconte le Mahâbhârata, à la fin d'une de ces très longues périodes de l'histoire de l'univers, qu'on appelle en Inde les yugas, toutes les créatures, une fois de plus, avaient péri. Ce monde, où nous vivons, la terre, n'était plus qu'un marécage gris, brumeux et froid. Un vieil homme restait seul épargné, pour on ne sait quelle raison, par la destruction. Il s'appelait Markandeya. Il marchait, il marchait longuement dans l'eau glauque, épuisé, ne trouvant nulle part un asile, une voix, une trace d'être vivant. Il marchait sans aucun repos, l'esprit désespéré et la gorge pleine d'angoisse.

Soudain, sans savoir pourquoi, il s'arrêta, il se retourna et il vit un arbre surgi tout près de lui dans le marais, un figuier, et, au pied de cet arbre, un enfant souriant, très beau. Markandeya regarda, essoufflé, chancelant, ne comprenant pas la présence de cet enfant. Alors, l'enfant lui dit, sans perdre son sourire : "Je vois que tu cherches le repos. Entre dans mon corps."

En entendant ces mots, le vieil homme sentit en lui, subitement, un grand dédain pour une longue vie humaine. L'enfant ouvrit la bouche. Aussitôt un vent violent se leva, une rafale irrésistible, et Markandeya se sentit attiré, emporté vers cette bouche ouverte. Il y entra, malgré lui, tout entier et tomba dans le ventre de l'enfant. Arrivé là, en regardant autour de lui, il vit un ruisseau, des arbres, des troupeaux, il vit des femmes qui portaient de l'eau. Il se releva, il s'avança, il vit une ville, des rues, des foules, des fleuves. Dans le ventre de l'enfant, à sa grande surprise, il vit la terre entière, calme et belle, il vit l'océan, il vit le ciel illimité.

Il se mit en mouvement et il marcha longtemps, pendant plus de cent ans, sans jamais atteindre la fin de ce corps. Puis le vent puissant se leva de nouveau, Markandeya se sentit aspiré vers le haut, il sortit par la bouche même de l'enfant et il le vit sous le figuier. L'enfant le regarda en souriant et lui dit : "J'espère que tu es reposé maintenant."
(Conte de l'Inde, Jean-Claude Carrière, Le cercle des menteurs, éd. Plon)

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Analyse du ventre de l'enfant