Natte africaine
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Les aventures du tresseur de nattes
Il y avait une fois une ville, et, dans cette ville, vivaient beaucoup de gens,
des riches et des pauvres, des artisans habiles, de bons commerçants,
mais aussi des gens paresseux, sans feu ni lieu, tout comme dans n'importe quelle
ville. Malgré cette diversité, tous les habitants de la ville,
les pauvres et les riches, ceux qui, du matin au soir, ne s'arrêtaient
un instant comme ceux qui ne faisaient que tuer le temps, étaient unanimes
pour dire que des choses suspectes se passaient autour de la ville.
Il n'était pas rare qu'un marchand partît pour un village voisin
pour ne plus jamais réapparaître. Une autre fois, quelqu'un revenait,
les yeux agrandis par la peur, blême et tremblant de tous ses membres,
et, au lieu de se promener dans la nature ou de faire le pèlerinage originellement
prévu aux trente-trois temples de la déesse miséricordieuse
Cannon, il restait à la maison sans que ses voisins pussent tirer de
lui autre chose que des signes de dénégation de la tête.
Celui-là avait dû vivre quelque chose de vraiment terrible, pour
que rien ni personne ne puisse l'amener à en parler.
Lorsque, le soir, les voisins se rassemblaient dans les salons de thé
pour fumer une pipe, les suppositions allaient bon train. Il était improbable
qu'une bande de brigands sévît dans les environs, car on en aurait
entendu parler et, puis, personne n'avait jamais été volé
; il n'était toujours question que de quelque chose d'inconnu et d'horrible.
Et ceux qui avaient vu de près ce quelque chose d'inconnu ne pouvaient
plus en témoigner, car ils n'en étaient jamais revenus.
Les habitants avaient beau se creuser la tête, ils ne pouvaient découvrir
le fond de l'affaire. Peu à peu ils s'étaient habitués
à l'idée qu'il y avait un fantôme dans les environs et qu'il
était plus prudent de rester chez soi que de se risquer en dehors des
portes de la ville. Il est évident que cet état de choses n'était
pas particulièrement bénéfique pour les affaires.
A cette époque, un jeune tresseur de nattes s'établit dans la
ville. C'était un artisan habile et, de plus, un garçon intelligent
et plein d'esprit. Il allait de maison en maison, réparant les nattes
qui recouvraient les sols. Mais il préférait de loin fabriquer
des nattes sur mesure. Lorsque quelqu'un était devenu riche et voulait
pouvoir se vanter de sa nouvelle maison ou lorsqu'un jeune couple fondait un
foyer, on faisait appel au jeune maître artisan. Personne n'avait des
doigts aussi habiles et personne n'apportait autant de gaieté dans la
maison. Il connaissait tous les chants nouveaux, toutes les nouvelles intéressantes.
Il fallait l'entendre parler théâtre ! Il avait le don de si bien
imiter chacun des artistes que les auditeurs avaient l'impression de suivre
le spectacle. Bientôt le tresseur de nattes jouit d'une telle popularité
qu'il avait à faire du matin au soir. Il était connu non seulement
dans son quartier et dans toute la ville, mais, souvent, on l'appelait même
dans des villages éloignés.
Ainsi le jeune artisan était-il l'un des rares courageux qui osaient
sortir des enceintes sûres de la ville. Il lui arrivait souvent de traverser
les champs, une chanson joyeuse aux lèvres et un baluchon contenant les
aiguilles et l'outillage nécessaire sur le dos. Et jamais il ne lui était
rien arrivé ; peut-être parce qu'il chantait toujours à
tue-tête ou peut-être aussi parce qu'il n'avait jamais eu l'idée
d'avoir peur.
Parfois il se disait : "Les voisins ont certainement imaginé tout
cela pour avoir matière à discussion autour d'un bol. Ou peut-être
ne veulent-ils faire le trajet jusqu'à des villages un peu éloignés.
Car moi, qui sors si souvent de la ville, je n'ai encore jamais rencontré
un fantôme."
Un jour, on l'avait de nouveau appelé dans un village éloigné.
"Il s'agit d'un travail qui prendra au moins deux jours," lui avait-on
dit. Mais il en avait terminé au début de l'après-midi
et il s'en retourna donc chez lui. Le ciel était sans nuages et le soleil
dardait impitoyablement ses rayons. La lourde chaleur avait même fait
taire les oiseaux ; seul le jeune artisan avançait gaiement, heureux
d'avoir gagné une demi-journée.
"Je ferai au moins un saut jusqu'au théâtre," se dit-il,
"il y a bien longtemps que je n'y ai mis les pieds. Et, qui sait, peut-être
aurai-je encore le temps de bavarder avec les voisins autour d'un bol de vin."
Il avait été si absorbé par ses pensées qu'il ne
remarqua pas les nuages noirs qui montaient et qui, soudain, assombrirent tout
le ciel. Subitement, il fit si noir, qu'il ne put distinguer sa main devant
ses yeux.
"Ce n'est pas étonnant, avec cette chaleur," se dit-il, "c'est
évidemment un orage. Pourvu que j'atteigne la ville avant !" Et
il avança à tâtons dans le noir. Mais, que se passait-il
- au lieu du chemin bien connu il se trouva soudain devant une forêt.
La nuit s'épaississait autour de lui, tout était absolument silencieux
et une étrange oppression pesait sur tous les environs.
"Me serais-je égaré ? Tout m'est subitement étranger."
Le tresseur de nattes perdit son assurance. Il marcha un peu dans une direction,
puis dans une autre, mais il ne put trouver son chemin. Soudain, il eut l'impression
de voir une lumière au loin.
"Je vais rejoindre la lumière et me renseigner sur l'endroit où
je me trouve," se dit-il en accélérant le pas. Au bout d'un
moment, il atteignit un petit temple. Bien qu'il eût l'impression d'entendre
une voix parler bas à l'intérieur, personne ne répondit
à ses appels. Alors, il poussa la porte. Au milieu du temple, une vieille
nonne rasée était assise devant un pupitre sur lequel était
posé un livre de prières ouvert. Elle ne semblait pas l'entendre
car elle ne se retourna pas lorsque le jeune artisan entra. Celui-ci attendit
un peu et toussota, gêné.
"Je vous demande pardon de vous déranger. J'étais en route
pour la ville lorsque l'orage est venu. Dans le noir, j'ai perdu mon chemin
et je me suis égaré. Permettez-moi d'attendre ici la fin de l'orage
et un peu plus de clarté."
La nonne fit un signe d'assentiment. L'artisan ôta donc ses sandales et,
son baluchon à la main, il entra et s'assit dans un coin sur la natte.
Le calme était si profond qu'il ne put se défaire de l'oppression
qui le tenaillait. Quelque chose d'inconnu, d'angoissant semblait le guetter.
La nonne murmurait des prières. Le jeune homme regardait autour de lui
car il aurait aimé faire la conversation pour chasser l'inquiétude
qu'il sentait dans son cœur ; mais la nonne était absorbée
dans son livre. Aussi, au bout d'un moment, il sortit sa pipe, la bourra et
se mit à fumer.
"Tout de même, une occupation remonte le moral," pensa-t-il
et, comme il ne faisait pas bien attention, un peu de cendres brûlantes
tomba de la pipe sur la natte. La nonne eut un geste de colère et leva
la tête. "Pardonnez-moi," s'excusa le tresseur de nattes en
ramassant soigneusement les cendres. "Je n'avais pas l'intention d'abîmer
la natte. C'est la faute de l'orage ; il inquiète et on ne fait pas attention.
Mais soyez sans crainte, je ne le ferai plus."
Il resta donc assis sans bouger tout en tirant avec prudence sur la pipe. Il
avait fini de fumer sans qu'aucune goutte ne fût tombée et sans
que le noir se fût levé. Il chercha une occupation des yeux et
ceux-ci se portèrent sur la natte qui était tout élimée
à un endroit.
"Puisque je suis ici, je vais la réparer ; ainsi je pourrai au moins
me montrer reconnaissant envers la nonne."
Il prit son baluchon, en sortit une poignée de fils et les tira. A cet
instant, la nonne interrompit son murmure et lui jeta un méchant regard.
"Ce n'est rien. Ne vous laissez pas interrompre," dit le jeune homme
avec respect. "Mais je n'aime pas rester ainsi sans rien faire ; et, alors,
je me suis dit que, puisque je dois attendre, je pourrais réparer la
natte."
La nonne lui lança encore un regard méchant, mais elle ne répondit
rien et se remit à sa lecture. L'artisan continua donc son travail. Il
saisit la touffe de brins qui dépassait de la natte et l'arracha. A cet
instant, tout le temple fut secoué d'un tremblement et la nonne s'écria
douloureusement : "Ah, c'est terrible !"
"Ne soyez donc pas si craintive," lui dit le jeune homme pour la calmer.
"C'est la tempête ; cet orage semble vouloir être terrible.
Mais vous n'avez pas besoin de vous faire de soucis ; ce temple résisterait
même à une tempête beaucoup plus forte. N'ayez pas peur !"
Lorsque la nonne se fut calmée, le jeune artisan contempla la touffe
qu'il avait dans la main. Il s'effraya et se rappela toutes les rumeurs qui
circulaient dans la ville. C'était une touffe de longs poils gris à
pointes blanches qu'il tenait en mains.
"Je n'aime pas cela," se dit-il. "Ce sont des poils de blaireau
; comment sont-ils parvenus dans la natte ?"
Rapidement, il sortit de son baluchon une longue aiguille de sellier, prit son
élan et l'enfonça de toutes ses forces dans la natte. L'aiguille
traversa la natte de part en part et un cri épouvantable s'éleva
dans les airs. Le temple et la nonne disparurent et l'artisan se retrouva assis
à la lisière d'un champ, pieds nus et tenant l'aiguille en mains.
Le soleil brûlait et le ciel ne montrait aucun nuage. Etonné, l'artisan
regarda autour de lui. Mais, à la place du temple, il ne vit qu'une flaque
de sang d'où partait une longue traînée. Il la suivit et
arriva devant un profond terrier. A son entrée, un énorme blaireau,
mort, était couché. "C'était donc le fantôme
qui rendait les environs incertains," se dit l'artisan. "Ce n'étaient
donc pas des rumeurs." Et c'est alors seulement qu'il se rendit compte
du danger auquel il avait échappé.
Depuis ce temps, les environs de la ville sont de nouveau sûrs et tous
les habitants peuvent vaquer tranquillement à leurs affaires. Autant
ils avaient auparavant été obligés à rester chez
eux, autant maintenant ils se déplacent, de sorte qu'il n'y a aucune
autre ville dont les habitants soient si peu casaniers que ceux de notre ville.
(Contes japonais, éd. Gründ)