Sylvie Liénard Barret
http://studio17cambrai.chez.tiscali.fr/cend23.htm
Les chants et les fêtes
Un homme, une femme et leurs trois enfants vivaient ensemble dans une
cabane, entre les collines battues par le vent du grand Nord et la mer
grise. L'homme était un chasseur redoutable. Parfois, il poursuivait le
gibier, dans l'herbe rare, jusqu'à ne plus voir les rochers de la mer.
Parfois, dans son kayak, il traquait les phoques et les grands poissons
jusqu'à ne plus voir la terre. Il apprit à ses enfants son savoir, son
art, ses ruses de chasseur infaillible. Quand l'aîné fut en âge de
courir les collines et les landes désertes, il s'en alla fièrement,
l'oeil brillant, l'arc au poing. Mais, dans les broussailles, sa trace
se perdit. Il ne revint jamais dans la cabane familiale où sa mère
pleura longtemps devant le feu, espérant son retour. Quelques années
passèrent. Vint le temps où le deuxième fils fut en âge de partir seul,
lui aussi, à la chasse au renne et au caribou. Un matin donc, il s'en
alla comme son frère, vêtu de cuir et chaussé de mocassins brodés.
Mais, comme son frère, il disparut à l'horizon, et jamais on ne le
revit. Le visage de ses parents, tant leur douleur fut grande, se
couvrit de rides et leur tête de cheveux blancs. Quand leur troisième
fils s'en fut par le chemin de la colline, ils le bénirent trois fois,
les mains tremblantes et les yeux pleins de larmes. Le garçon leur dit
: " Ne vous lamentez pas ainsi. Moi, je reviendrai, je vous promets que
je reviendrai ". Et il disparut, au loin, sous le ciel gris.
Or, sur la lande, il vit un grand aigle noir tournoyant au-dessus de
lui. Le garçon arma son arc et le tendit vers le ciel. Mais avant qu'il
n'ait pu tirer, l'aigle descendit, fonça vers la terre et se posa à
côté de lui. Alors son plumage s'ouvrit dans un grand froissement
ténébreux, et apparut un homme de haute taille, vigoureux, à la
chevelure longue et lisse, au regard vif. Cet homme dit : " C'est moi
qui ai tué tes deux frères. Je te tuerai toi aussi à moins que tu
n'acceptes de faire ce que je vais te demander. Je veux que dès ton
retour chez toi, tu chantes des chansons avec tes semblables et tu
fasses de grandes fêtes. " Qu'est-ce qu'une chanson ? répondit le
garçon. Et qu'est-ce qu'une fête ? - Acceptes-tu oui ou non ? -
J'accepte, mais je ne comprends pas. - Viens avec moi, dit
l'homme-aigle. Ma mère t'apprendra ce que tu dois savoir. Tes deux
frères n'ont pas voulu apprendre, ils détestaient les fêtes et les
chansons. C'est pourquoi je les ai tués. Toi, dès que tu auras appris à
composer une chanson, à assembler les mots comme il faut, à chanter et
à danser, tu pourras revenir tranquillement chez toi.
L'homme jeta sur son épaule son manteau en plumage d'aigle et s'en
alla, avec le garçon, vers la montagne. Ils marchèrent longtemps,
traversant des vallées, des cols, des neiges éternelles. Ils arrivèrent
enfin devant une maison de pierre, à la cime d'une montagne rocheuse.
Cette maison tremblait, vibrait, secouée par un bruit sourd comme un
battement grave, lent et profond. " Ecoute, dit l'homme-aigle. C'est le
coeur de ma mère qui bat. Entre, n'aie pas peur. " Il poussa la porte.
Dans la grande cuisine enfumée, une vieille femme était assise. Son
visage était infiniment ridé, elle se tenait voûtée, tristement.
L'homme-aigle l'embrassa. " Mère, lui dit-il, tu vas revivre, toi qui
te meurs. Ce jeune homme est venu apprendre à composer des chansons, à
battre du tambour, à danser. Il enseignera tout cela aux humains qui ne
savent rien des fêtes et des chants. Le visage de la vieille
s'épanouit. Elle se leva, serra le garçon dans ses bras et lui dit : "
Grâce à toi, je vais rajeunir. Tu vas me délivrer de mon savoir, enfin
! Au travail vivement ! Tu vas d'abord construire une grande maison,
plus grande et plus belle que les maisons ordinaires. Le garçon, sur la
montagne, construisit une grande maison, puis la mère de l'aigle lui
apprit à faire un tambour, à battre la mesure, à chanter, à ordonner
les mots et la musique, à danser. Et, jour après jour, le dos voûté de
la vieille femme se redressa, ses rides s'effacèrent sur son visage,
sur sa tête poussa une superbe chevelure noire. Quand elle eut fini de
dire tout son savoir, elle était devenue une belle femme majestueuse
aux joues lisses, aux yeux paisibles et brillants. Le garçon serait
volontiers resté avec elle.
Mais un matin il lui fallut partir. Il redescendit en courant vers la
vallée, vers la mer, vers la cabane de ses parents qui croyaient
l'avoir perdu à jamais, lui aussi, depuis le temps qu'il s'en était
allé. Avec son père, il construisit une grande maison, ils firent
ensemble des tambours, puis composèrent des chansons.
Quand tout fut prêt, ils s'en allèrent chercher des convives pour le
festin. Ils rencontrèrent des gens étranges par les collines. Les uns
étaient vêtus de peaux de loups, les autres de peaux de renard, les
autres de fourrures d'ours. Ils les invitèrent tous. Devant les feux
crépitants, celui qui savait chanta dans la grande maison, il joua du
tambour, dansa, toute la nuit. A l'aube, les invités s'en allèrent,
saluant le jeune homme et son père. Alors le jeune homme et son père,
les voyant se disperser dans l'herbe grise au petit jour, s'aperçurent
que tous ces gens qui avaient fait la fête avec eux étaient des animaux
qui s'étaient métamorphosés en hommes et en femmes, le temps d'une
nuit. La mère-aigle les avait envoyés pour qu'ils donnent au garçon la
dernière leçon, le dernier mot de son savoir. Voici : quand le tambour
bat juste, quand la danse est bien rythmée, quand la fête est belle,
son pouvoir est si grand qu'il change les bêtes en hommes véritables.
(Conte des Indiens du Canada, Henri Gougaud, L'arbre à soleils, Ed. du
Seuil)