Les neuf moines





Emile Gourmelon

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Les neuf moines


Le jeune Monsieur Kakiémon était originaire d'Osaka.
Mais lorsque sa famille fut devenue pauvre et qu'il resta seul,
Il décida de tenter sa chance dans la capitale, Edo.
C'était un jeune homme énergique
Et à peine avait-il conçu une idée qu'il la réalisait.
Le lendemain, donc, il se mettait en route pour Edo.

Arrivé, il se promena pendant quelques jours au marché et autour des maisons
Jusqu'à ce qu'il trouve une bonne place chez un riche marchand.
Comme il était habile en calcul
Et qu'il savait fort bien mettre à la porte rapidement les voleurs,
Tout en étant toujours aimable avec les clients,
Il acquit bientôt une bonne réputation auprès du marchand.
La chance semblait lui sourire de nouveau.

Un jour, il dut se rendre à la maison de son maître
Pour une affaire urgente.
Dans le jardin, il aperçut une jeune fille merveilleusement belle,
Qui se promenait parmi les arbres épanouis
Et dont la beauté faisait pâlir les fleurs.
Kakiémon tomba éperdument amoureux de la belle inconnue,
Mais, à son grand chagrin, il apprit
Qu'il s'agissait de la fille unique de son maître, le riche marchand.
Et jamais celui-ci ne donnerait sa fille
Au pauvre diable qu'il était.
Kakiémon se consumait dans son chagrin.
Il évitait les plaisirs de la ville
Et les amis l'invitaient en vain à s'amuser avec eux, après le travail.
Par contre, il saisissait toute occasion pour se rendre à la maison de son maître.
Souvent, il y courait même plusieurs fois par jour
Pour communiquer des nouvelles, qui auraient fort bien pu attendre.
Et, à chaque fois, il attendait à la porte,
Désirant ardemment que passe la belle Orane.

La jeune fille eut tôt fait de remarquer le beau garçon
Et celui-ci lui plut.
Bientôt, les jeunes gens échangèrent secrètement des lettres
Et réfléchirent au moyen de convaincre le père sévère.
Finalement, Kakiémon prit la décision de rendre visite au père d'Orane
Pour lui demander la main de sa fille.
Mais qu'avait-il fait là ?
Le marchand se mit hors de lui, pour cette impertinence
Et apostropha le jeune homme : " En voilà une idée !
Un vaurien, comme toi, qui ne sait pas de quoi il vivra, la semaine prochaine,
Et tu voudrais épouser ma fille.
Tu ne sais peut-être pas qu'elle est l'un des plus riches partis de la capitale ?
Ote-toi de devant moi ; je ne veux plus te voir ! "
Kakiémon était tout abattu et n'osait rien répondre à ce flot de paroles.

Lorsque Orane eut connaissance de cette décision sévère,
Elle se mit à pleurer, à se plaindre, et ne put se calmer.
D'autant plus que son père lui interdisait de voir Kakiémon
Et la faisait garder par deux femmes de chambre.
Quant à Kakiémon, il l'envoyait à travers le pays, avec des missions diverses,
De sorte que les jeunes gens ne pouvaient même pas échanger un timide sourire.
Kakiémon s'appliquait au travail
Et mettait chaque pièce de cuivre qu'il gagnait de côté.
Orane se chagrinait tellement qu'elle en tomba gravement malade.
Aucun médecin n'avait le pouvoir de l'aider.
De jour en jour, elle devenait plus pâle et plus maigre
Et ne voulait entendre parler que de son Kakiémon.
Le riche marchand fit venir les meilleurs médecins,
Qui ne pouvaient que hausser les épaules :
" Nous sommes sans puissance ; ce n'est pas une maladie de corps mais de cœur.
Et si la jeune fille ne veut pas guérir, la maladie ne fera que s'aggraver. "
Finalement, le marchand dut faire des concessions, petit à petit.
Il n'avait qu'une alternative : ou bien perdre sa fille
Ou bien accepter Kakiémon comme gendre.
Il fit venir Kakiémon et dit : " Tu sais fort bien
Que je ne désire pas que tu deviennes mon gendre.
Mais ma fille est gravement malade
Et seul le mariage avec toi peut la guérir.
Seulement, pour rien au monde, tu auras mon argent, tiens-toi le pour dit.
Tu dois accueillir ma fille comme il se doit
Pour une jeune fille d'une bonne maison riche.
Si tu n'en es pas capable, alors … " et il soupira profondément.
Kakiémon réfléchit longuement à ce qu'il pouvait faire,
Car lui aussi craignait pour la vie d'Orane.
Enfin, il eut une idée.
Il demanda quelques jours de congé
Sans dire où il avait l'intention de se rendre.
Son maître accepta, mais il dit d'un air dubitatif :
" Nous verrons bien si tu es capable d'autre chose que de soupirer tristement. "

Kakiémon se rendit, en toute hâte, à Osaka.
Il s'était souvenu qu'en bordure de sa ville natale
Se trouvait un palais princier abandonné.
Celui-ci était inhabité depuis de nombreuses années car il était hanté.
Kakiémon n'avait pas peur des fantômes
- Et quand bien même il en aurait eu peur -
L'espoir de pouvoir appeler Orane son épouse
Aurait chassé toutes ses appréhensions.
Arrivé à Osaka, il demanda audience auprès du prince.
" Votre altesse, je vous promets de débarrasser votre palais des fantômes
Si vous me le remettez pendant quelques jours. "
" Pourquoi as-tu besoins du palais ? " demanda, étonné le prince.
Kakiémon expliqua au prince qu'il avait besoin du palais
Uniquement pour son mariage
Et lui raconta les conditions que le riche marchand d'Edo lui avait posées.
La ténacité du jeune homme plut au prince
Et il promit de lui louer le palais pour quelque temps.
" Mais que le mariage ne te fasse pas oublier les fantômes ! "
Lui lança-t-il en riant.

Kakiémon retourna à Edo et se rendit immédiatement auprès du riche marchand.
" Si j'accueille votre fille, qui, bien qu'étant d'une maison riche,
Est seulement une bourgeoise, dans un palais princier,
Serez-vous content ?
- Dans un palais princier ?
Comment peux-tu arriver à un palais princier ? s écria surpris le marchand.
- C'est mon affaire.
La seule chose qui m'importe, c'est d'avoir rempli votre condition.
Envoyez seulement le cortège nuptial au palais princier à Osaka.
J'y attendrai votre fille.
- Ce garçon fera son chemin, se dit le marchand.
Il n'est pas bête et il ne manque pas non plus de courage. "
Et il n'avait plus rien contre le mariage.

Lorsque Orane apprit quelle allait, malgré tout,
Devenir l'épouse de Kakiémon,
Ses joues reprirent leur éclat
Et, deux jours après, elle courait gaiement dans la maison.
Les fiançailles furent d'abord fêtées avec éclat à Edo,
Puis tout le cortège nuptial se rendit à Osaka.
Lorsque là aussi les festivités furent terminées,
Kakiémon et Orane restèrent seuls dans le vieux palais abandonné,
Dont les poutres étaient pourries
Et dans le jardin duquel, l'herbe poussait à hauteur d'homme.
Ils habitaient maintenant un palais, mais il fallait aussi manger.
Aussi Kakiémon se mit-il à vendre du poisson.
S'il voulait gagner assez d'argent, il devait partir avant minuit,
Pour atteindre le marché fort éloigné.
A partir de minuit donc, Orane était seule dans le palais.
Mais, tout comme Kakiémon se moquait du trajet long et difficile
Qu'il avait à parcourir avec la corbeille sur le dos,
Orane restait sans peur dans le palais.
Ils étaient heureux, tous les deux, que le sort ait bien voulu enfin les unir.

Kakiémon et Orane vivaient, depuis un certain temps dans le palais,
Et rien ne s'était produit.
Kakiémon avait si fort à faire pour se procurer et pour vendre le poisson frais
Qu'il en oubliait totalement qu'en fait le palais devait être hanté.
Orane, non plus, ne pensait pas aux fantômes,
Et, de ce fait, elle ne s'effraya pas particulièrement,
Lorsque, une nuit, Kakiémon à peine parti,
Trois moines en longues robes noires se trouvèrent soudain devant elle.
Chacun tenait, dans sa main, un court cierge noir,
Qui jetait une brillante clarté.
Sans faire de bruit, ils avaient pénétré dans le palais, à travers les murs,
Et, arrivés devant Orane, ils commencèrent à danser à pas lents et raides.
Ils dansèrent ainsi jusqu'au matin autour du lit d'Orane.
Puis, l'un après l'autre, il s'approchèrent de la natte
Sur laquelle se trouvait Orane,
Posant le doigt sur la bouche et la menaçant en silence.
Pendant toute la nuit, pas la moindre parole ne fut prononcée.

Orane avait assisté, muette et courageuse, à la danse des moines.
Lorsque ceux-ci eurent disparu, elle poussa un soupir de soulagement.
" Ce sont là certainement les fantômes dont Kakiémon m'a parlé avant le mariage.
Ils ne veulent certainement pas que je parle des événements de cette nuit.
Et pourquoi le ferais-je ?
Kakiémon aurait seulement des soucis et ne voudrait plus me laisser seule dans le palais.
Et pourtant, il doit se rendre au marché,
Si nous voulons avoir de quoi vivre. "
Au retour de Kakiémon, Orane le salua avec joie, lui donna à manger
Et bavarda avec lui jusqu'au moment où il devait retourner au marché.
Par aucun mot, elle ne mentionna ce qui s'était passé la nuit.
Lorsque Kakiémon fut parti, elle attendit avec impatience
Pour voir si les moines allaient revenir.
Elle ne ferma pas les yeux, de toute la nuit,
Mais, cette fois-ci, tout resta calme.
La troisième nuit, Orane remarqua au loin des lumières,
Qui s'approchaient lentement et pénétraient dans le palais, à travers les murs.
" Ce sont certainement les moines ", se dit Orane,
Et, à son grand étonnement, elle en fut soulagée.
Car l'attente vaine, pendant toute la nuit, avait été bien pire.
Les moines s'approchèrent silencieusement,
Vêtus, cette fois, de longues robes blanches,
Et portant, chacun, un épais cierge blanc, dans la main.
Muets, ils commencèrent à danser, avec des mouvements raides, autour d'Orane.
Seules les flammes des cierges vacillaient, projetant des ombres mouvantes.
A l'aube, les moines s'approchèrent de nouveau, l'un après l'autre, d'Orane,
Et mirent le doigt sur la bouche, en la menaçant.
Puis ils disparurent sans qu'Orane ait pu voir où.
Après trois nuits d'insomnie, la jeune femme était si fatiguée
Qu'elle s'endormit aussitôt.
Elle ne fut réveillée que par le rire de Kakiémon.
" Il est déjà midi et tu dors encore ?
Que s'est-il donc passé, cette nuit ? "
Effrayée, Orane se leva rapidement et prépara le repas.
" Tu vois quelle femme gâtée tu as !
Elle dort pendant que son pauvre Kakiémon peine
Sous la lourde corbeille de poissons ! "
La quatrième nuit, tout resta calme.
Après minuit, les moines n'étaient toujours pas venus.
Orane se coucha tranquillement et dormit jusqu'au matin.
Ce n'est que, dans la cinquième nuit, que de nouveau
Trois lumières apparurent et traversèrent les murs.
A l'approche des lumières, Orane reconnut trois moines jaunes.
Les capuches leur cachaient la moitié du visage
Et, dans la main, ils portaient chacun un long cierge jaune à la lumière éblouissante.
Les moines jaunes dansèrent, à leur tour, toute la nuit autour de la couche d'Orane
Et, le matin, ils mirent le doigt sur la bouche, en la menaçant.

Orane se demandait avec curiosité qui apparaîtrait la septième nuit.
A peine Kakiémon fut-il parti au marché
Qu'elle vit, de tous les côtés, des lumières se diriger vers le palais.
Du sud, approchaient trois moines noirs avec de courts cierges noirs.
De l'ouest, trois moines blancs portant d'épais cierges blancs.
Et, enfin, à l'est, trois moines jaunes s'approchaient à pas dignes,
Portant de longs cierges aux flammes étincelantes.
Ils s'approchaient de plus en plus, le regard fixe, dirigé sur Orane,
Puis commencèrent leur lente danse autour de la couche de la jeune femme.
Orane se demandait ce que cette nuit-là allait apporter,
Puisque, cette fois-ci, tous les moines s'étaient rassemblés.

Soudain, les moines interrompirent leur danse,
S'arrêtèrent devant la natte où Orane était assise,
Et l'un des moines jaunes dit d'une voix basse et sépulcrale :
" Tu es courageuse, Orane.
Pendant sept jours, tu n'as rien dit
Et tu n'as pas eu peur d'être seule avec nous.
En récompense, nous voulons te dire qui nous sommes.
Ecoute : il y a très longtemps, une guerre cruelle ravageait le pays.
A cette époque, l'ancêtre du prince actuel
Cacha tous ses trésors secrètement dans le palais.
Mais il tomba dans la bataille, emportant son secret dans la tombe.
Depuis des siècles, nous sommes cachés ici
Sans utilité aux hommes et sans joie de notre puissance.
Nous aimerions revenir parmi les hommes,
Mais nous ne pouvons le faire avec nos propres forces.
Quelqu'un doit nous déterrer.

Mais, jusqu'ici, tous ceux auxquels nous sommes apparus ont pris la fuite.
Personne n'a été aussi courageux que toi. "

Le récit terminé, les moines noirs s'approchèrent d'Orane,
La conduisirent dans le jardin,
Lui désignèrent un vieux cerisier et disparurent.
Puis, les moines blancs désignèrent le seuil du palais
Et disparurent, à leur tour.
Les trois derniers moines, les moines jaunes,
Conduisirent Orane dans une cave voûtée
Et, là, ils s'évanouirent.

Après cette nuit épouvantable, Orane se coucha
Et dormit, les poings fermés, jusqu'au retour de Kakiémon.
Celui-ci la taquina disant qu'elle commençait
A s'habituer à dormir jusqu'à midi.
Mais alors, Orane raconta tout ce qui s'était passé, au palais,
Au cours des sept nuits dernières.
Puis, ils se rendirent, tous deux, auprès du prince,
Pour lui révéler quels étaient les fantômes qui hantaient son palais.

Le prince fit creuser aux endroits indiqués par les moines
Et trouva des trésors insoupçonnés.
Dans le jardin, sous l'arbre, des cruches pleines de pièces de cuivre.
Sous le seuil, des sacs pleins d'argent
Et, dans la cave, des bahuts, pleins d'or.
Le prince, dans la joie de se trouver en possession de trésors ignorés,
Récompensa richement Kakiémon et la courageuse Orane.
Dès lors, le riche marchand n'avait plus à avoir honte de son gendre.
Au contraire, il était heureux de lui avoir donné sa fille, pour femme.
Souvent, Orane mimait la danse raide des moines pour Kakiémon
Et tous deux riaient heureux.
(Contes japonais, Gründ)

 

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