Les corbeaux attisent le feu
Peinture arabe
http://expositions.bnf.fr/livrarab/gros_plan/illustres/kalila/08.htm
Les sept corbeaux
Un homme avait sept garçons et toujours pas de fille, bien qu'il en désirât
une, de plus en plus. Enfin sa femme attendit un nouvel enfant et, quand l'enfant
naquit, ce fut une fille. Grande fut leur joie, à tous deux. Mais l'enfant,
malheureusement, était si fluette et si faible qu'il fallut recourir
au baptême d'urgence. Le père envoya, en toute hâte, l'un
des garçons, à la source, chercher l'eau pour l'ondoiement. Les
six autres y coururent avec lui, et, tandis qu'ils se disputaient à qui
remplirait la cruche, elle leur échappa et tomba au fond. Ils restèrent
là, atterrés et ne sachant que faire, n'osant en tout cas pas
rentrer. Ne les voyant pas revenir, le père, irrité et impatient,
s'écria : " Ils sont sûrement en train de s'amuser et ils
en oublient la malheureuse petite ! " Il avait tellement peur que le bébé
mourût avant d'être ondoyé, qu'il s'emporta et dit : "
Je voudrais les voir tous transformés en corbeaux ! "
A peine l'eut-il dit, qu'il entendit, au-dessus de sa tête, un froissement
d'ailes dans l'air et qu'il vit, en levant les yeux, sept corbeaux d'un noir
brillant qui s'éloignaient à tire-d'aile.
Il était trop tard pour que les parents pussent revenir sur la malédiction.
Mais, s'ils se désolèrent de la perte de leurs sept garçons,
ils se consolèrent néanmoins, un tout petit peu, en voyant que
leur petite fille non seulement avait échappé à la mort,
mais prenait, chaque jour, de nouvelles forces et gagnait en beauté,
de jour en jour. Elle ignora, pendant des années, qu'elle avait eu des
frères, car les parents lui avaient soigneusement caché la chose.
Mais il advint un jour, tout à fait par hasard, qu'elle entendit des
gens parler d'elle et dire qu'elle était bien jolie, et que c'était
vraiment dommage qu'elle ait fait le malheur de ses sept frères. Bouleversée,
elle courut interroger son père et sa mère pour savoir si elle
avait eu des frères et apprendre ce qu'ils étaient devenus. Ne
pouvant garder plus longtemps le secret, les parents lui assurèrent que
c'était là la volonté du ciel et que ce n'était
pas de sa faute à elle, si sa naissance avait occasionné le cruel
événement.
Néanmoins, la fillette s'en fit grief dans son coeur et se tint pour
personnellement responsable. Chaque jour, elle s'accusait de la chose en croyant
de plus en plus fermement que c'était son devoir de libérer ses
frères de la malédiction. Elle n'eut ni trêve ni repos jusqu'au
jour où elle s'en alla en cachette de chez ses parents pour parcourir
le vaste monde à la recherche de ses frères afin de les libérer,
où qu'ils fussent et quel qu'en fût le prix. Elle ne prit avec
elle qu'une petite bague en souvenir de ses parents, une miche de pain contre
la faim, une cruche d'eau contre la soif, et un petit tabouret contre la fatigue.
Ainsi, elle s'en alla au loin, toujours plus loin, jusqu'au bout du monde. Quand
elle s'approcha du soleil, comme sa chaleur était trop forte, comme il
était trop effrayant et dévorait les petits enfants, elle s'éloigna
bien vite et courut vers la lune. Mais elle était bien trop froide, sinistre
et méchante, car, dès que la petite fille approcha, la lune dit
: " Ca sent, ça sent l'odeur de chair humaine ! " Aussi l'enfant
s'éloigna-t-elle bien vite, courant alors vers les étoiles qui
se montrèrent amicales et bonnes pour elles, et qui étaient toutes
assises sur leur chaise particulière. Alors, l'étoile du matin
se leva pour lui donner un petit osselet : " Si tu n'as pas le petit osselet,
lui dit-elle, tu ne pourras pas ouvrir la Montagne de Verre. Et, c'est dans
la Montagne de Verre que sont tes frères. "
La petite serra l'osselet précieusement dans son mouchoir, le noua par-dessus
et s'en allant, marchant sans cesse jusqu'à ce qu'elle fût arrivée
à la Montagne de Verre. La porte était fermée. Mais, quand
elle dénoua son mouchoir, il n'y avait plus rien dedans. Elle avait perdu
le précieux cadeau des étoiles ! Que pouvait-elle faire à
présent ? Ses frères, elle voulait les sauver. Mais la clef de
la Montagne de Verre, elle ne l'avait plus ! En bonne petite sœur qu'elle
était, elle prit un couteau et se coupa le petit doigt de sa menotte,
le poussa dans le trou de la serrure et réussit à ouvrir la porte.
Une fois qu'elle fut entrée, un petit nain vint à sa rencontre
et lui demanda :
- Que cherches-tu, mon enfant ?
- Je cherche mes frères, répondit-elle, les sept corbeaux.
- Messieurs les Corbeaux ne sont pas à la maison, dit le nain, mais si
tu veux attendre jusqu'à ce qu'ils reviennent, tu n'as qu'à entrer.
Pendant qu'elle attendait, un petit nain servit le repas des corbeaux dans sept
petites assiettes et sept petits gobelets. Alors, la petite sœur mangea
un petit quelque chose dans chacune des sept petites assiettes et but une toute
petite gorgée dans chacun des sept petits gobelets, laissant tomber dans
la septième la bague qu'elle avait emportée avec elle.
Tout à coup, on entendit dans l'air un grand bruit d'ailes et des croassements.
- Voilà Messieurs les Corbeaux qui rentrent, dit le nain.
C'étaient eux, en effet, et quand ils furent là, ils voulurent
manger et boire, cherchant chacun son assiette et son gobelet. Mais, l'un après
l'autre, ils dirent :
- Qui a mangé dans ma petite assiette ? Et qui a bu dans mon petit gobelet
? Il y a des lèvres humaines par ici !
Et comme le septième finissait son gobelet, la petite bague tomba devant
lui. Il regarda ce que c'était et reconnut en elle une bague de ses parents,
sur quoi il s'exclama :
- Plût à Dieu que notre petite sœur fût là, nous
serions délivrés !
En entendant ce souhait, derrière la porte où elle se tenait cachée,
la fillette sortit et s'avança vers ses frères, qui retrouvèrent
instantanément leur forme humaine et vinrent l'embrasser et la serrer
sur leur cœur. Puis ils rentrèrent tous ensemble joyeusement à
la maison.
(D'après les frères Grimm)