Présenté par Pierre Palpant
Il y a bien longtemps,Thèbes était gouverné par le roi
Laïos et la reine Jocaste. Ils n'avaient pas d'enfant et souhaitaient en
vain un garçon pour assurer leur succession.
Un jour, le roi envoya un messager à Delphes pour demander au fameux
oracle ce qu'il fallait faire pour apaiser le courroux des dieux. Ce fut une
atroce prédiction que rapporta l'homme à ses souverains : le monarque
en resta muet d'horreur. " Il te naîtra un fils, et, avec lui, le
malheur s'abattra sur ton palais. Tu mourras toi-même de sa main. "
Désespérée, la reine passa ses nuits à pleurer.
Aussi, lorsque Jocaste mit au monde un garçon, la joie céda la
place à la terreur. Laïos ne voulut pas voir l'enfant et ordonna
sur-le-champ qu'un vieux berger l'emporte dans la montagne et l'abandonne aux
animaux sauvages. Mais le berger prit pitié de cet innocent et le sauva
de la mort. Il l'emmena chez un de ses amis, berger lui aussi, qui gardait les
troupeaux du roi de Corinthe. Puis il s'en revint à Thèbes en
prétendant avoir accompli sa fatale mission. Alors Laïos se calma
et, après quelques mois, la reine sécha ses pleurs et oublia son
malheureux nouveau-né. Puis le couple royal se fit à l'idée
qu'il n'aurait pas de descendance.
Le berger qui avait recueilli le petit garçon lui donna pour nom Oedipe
et l'emmena dans la cité de Corinthe. Le roi de ce pays, qui lui aussi
n'avait pas d'héritier, s'attacha à l'enfant et l'adopta. Oedipe
prit ses forces et grandit sans se douter le moins du monde de ses véritables
origines : le secret en était bien gardé.
Lorsqu'il devint adulte, son père adoptif organisa une grande fête
en son honneur. Les vins les plus fins égayèrent les visages et
les esprits des joyeux convives. Puis les invités se mirent à
raconter des histoires vraies ou fausses et ceux qui avaient le sang chaud se
mirent à se disputer. Oedipe, qui était lui aussi un tempérament
très passionné, prit part à la querelle. C'est alors qu'un
homme, pris de boisson, voulant cruellement l'offenser, s'exclama : " J'en
ai assez de me disputer avec toi. Seuls les dieux savent de qui tu es le fils.
Sûrement pas celui de notre roi ". Le jeune homme domina sa colère
et se tut car une étrange pensée venait de le priver à
jamais de la paix du coeur. La première chose qu'il fit le lendemain
fut de demander au roi et à la reine si on lui avait dit la vérité.
Ils essayèrent de le rassurer, et se fâchèrent contre l'imprudent
bavard. Doutant de leur sincérité, Oedipe sourit tristement sans
les croire. Et, comme les soupçons le troublaient chaque jour davantage,
il décida, sans en demander la permission, d'aller consulter l'oracle
de Delphes. Mais il quitta Delphes encore plus troublé qu'il n'y était
arrivé, car une sinistre prédiction lui avait été
faite : " Fuis ton père ! Si tu le rencontres, tu le tueras de tes
propres mains, et tu épouseras ta mère ".
Aussitôt, la résolution d'Oedipe fut prise : il ne retournerait
pas chez ses parents adoptifs, qu'il croyait être ses véritables
parents. Il prit la direction opposée à Corinthe, erra dans des
pays inconnus et suivit les étoiles de façon que sa route ne le
ramène jamais vers sa patrie, car il craignait de voir s'accomplir le
présage fatal. Un jour, il rencontra un char à la croisée
de deux chemins. Sur ce char, un vieillard et deux serviteurs. Comme ils étaient
pressés, ils interpellèrent Oedipe : " Laisse-nous passer
et vite ! " Notre héros ne bougea pas mais se mit à se quereller
avec le conducteur impatient, et le jeta à bas de son siège. Alors
le vieillard entra dans une grande colère et voulut frapper le jeune
homme. Mais celui-ci, plus rapide que lui et doté d'un caractère
fort emporté, le tua, massacra ses serviteurs, et, enfin calmé,
poursuivit sa route.
Peu de temps après, Oedipe aperçut les remparts de la ville de
Thèbes. Comme il se sentait fatigué, il s'assit sur une pierre
en bordure du chemin pour se reposer. Soudain, il vit apparaître un voyageur
marchant d'un pas très rapide et qui semblait fuir la cité. L'homme
s'arrêta devant notre héros et s'exclama : " Qui es-tu donc
pour t'arrêter aussi calmement ? Je ne conseillerais pas cela même
à mon pire ennemi ". Oedipe regarda le nouveau venu avec stupéfaction.
" L'un se repose tandis que l'autre court, dit-il, tu fuis Thèbes
tandis que moi j'y vais. - Tu vas à Thèbes, s'écria le
voyageur terrifié. Mais ne sais-tu pas qu'un Sphinx s'est installé
sur un rocher près des murs de la ville ? - Je viens de Corinthe, répondit
le jeune homme, et je n'ai parlé à personne en chemin. - Eh bien,
écoute, lui murmura l'homme. Le Sphinx est une créature à
tête de femme et au corps de lion. Sur son dos, il a des ailes. Chaque
jour, un habitant de la ville doit aller le voir pour qu'il lui pose une énigme.
S'il ne la résout pas, le Sphinx le précipite dans l'abîme.
Personne n'arrive à trouver la réponse, c'est une véritable
sorcellerie. Aussi, je suis bien content de n'être pas Thébain.
Dès que je suis arrivé dans la cité et que j'ai su le funeste
sort qui la frappait, j'ai pris mes jambes à mon cou. Puisque toi aussi,
tu es étranger, n'y va pas, fuis avec moi. - Poursuis ta route, dit Oedipe,
ta vie t'est sans doute très chère si j'en juge par la façon
dont tu la protèges. Quant à moi, si je meurs, j'échapperai
à une terrible fatalité. " Ayant prononcé ces paroles,
il se leva et, perdu dans ses tristes pensées, s'avança vers la
ville. Resté seul, le voyageur hocha la tête : " Il n'est
pas de Thèbes et il veut se mêler de cela ! Grand bien lui fasse
! " Et il reprit sa course.
Ayant atteint la cité, Oedipe se dirigea aussitôt vers le palais
royal où il trouva la reine Jocaste et son frère Créon.
Le roi Laïos était parti à Delphes pour demander à
l'oracle comment délivrer le royaume. Il n'en était pas revenu
et l'on supposait qu'il avait été attaqué et tué
par des voleurs de grand chemin. Aussi, pour le moment, Créon régnait-il
à la place du défunt. Le jeune homme s'avança devant lui
et dit : " Je sais le fléau qui s'est abattu sur ton peuple. Je
vais aller trouver le Sphinx et j'essaierai de résoudre son énigme
". Jocaste et Créon furent surpris par tant de ténacité
et le frère de la reine soupira tristement : " Les dieux aident
les braves. Mon fils lui aussi a été victime de ce maudit sort
et nous le serons tous à notre tour si personne ne trouve la solution
de l'énigme. Je serai heureux de céder mon trône à
qui nous délivrera du Sphinx. " La reine contempla le jeune homme
avec admiration sans se douter qu'il était son propre fils. Le lendemain,
tous les citoyens de Thèbes accompagnèrent le héros à
l'une des sept portes de la ville ; mais ils n'osèrent pas s'aventurer
plus loin. Oedipe escalada le sentier abrupt qui menait au rocher où
se tenait le Sphinx. Déjà celui-ci attendait sa victime. Il cligna
de l'oeil et lança au jeune homme un regard rusé. " Ecoute
attentivement, scanda la voix avec une dureté inhumaine : Le matin, il
a une tête et quatre jambes. A midi, il n'en a plus que deux. Et, le soir,
il en a trois. Plus il a de jambes et moins il a de forces ". Oedipe sourit
: grâce à son intelligence, la question lui avait paru facile.
" C'est l'homme, dit-il. Au matin de sa vie il marche à quatre pattes.
Au midi, qui représente l'âge adulte, il marche droit sur ses deux
jambes, et au soir de sa vie il a besoin d'un bâton pour étayer
sa faiblesse. Ce bâton, c'est sa troisième jambe. - Tu as résolu
l'énigme, hurla le Sphinx ", et il se précipita dans l'abîme.
Lorsque du haut des remparts les Thébains aperçurent Oedipe qui
revenait, sain et sauf, de sa mission, leur joie éclata bruyamment. Ils
l'accueillirent en libérateur et Créon lui céda le trône.
Ainsi le jeune homme devint roi de Thèbes et reçut la reine Jocaste
pour épouse. Longtemps Oedipe régna avec bonheur et justice. La
reine donna naissance à deux fils, Etéocle et Polynice, et à
deux filles, Antigone et Ismène, sans que personne ne soupçonne
que le enfants du roi étaient aussi ses frères et ses soeurs.
Les années passèrent. Les fils devinrent des hommes, les filles
des femmes. C'est alors que la peste s'abattit sur le pays. La Mort fit des
ravages dans toutes les demeures, des familles entières furent décimées
et une grande anxiété s'empara de ceux qui espéraient encore
survivre. Même le bétail dans les prés se fit rare. Les
bergers disparaissaient et les troupeaux périssaient. Les vallons, qui
auparavant retentissaient de meuglements, étaient maintenant silencieux
et déserts. Le peuple terrifié supplia Oedipe d'intercéder
en sa faveur : depuis sa victoire sur le Sphinx, on le pensait protégé
par l'Olympe. " Rentrez tranquillement chez vous, répondit le héros.
Ce soir, Créon, le frère de ma femme, reviendra de Delphes avec
une prédiction. Nous obéirons à la volonté exprimée
par les dieux et chasserons le fléau de notre pays. "
Avant même que le jour soit tombé, un char tiré par des
chevaux écumants s'arrêta devant le palais et Créon en descendit
rapidement pour faire part au roi de ce que lui avait dit l'oracle. " Ce
ne sera ni facile ni rapide de soulager notre peine, dit-il au souverain. Le
meurtrier du roi Laïos est dans nos murs. Tant qu'il ne sera pas puni nous
ne serons pas débarrassés de la peste. " Aussitôt Oedipe
fit annoncer dans toute le royaume que quiconque aurait un témoignage
à fournir concernant l'assassinat du défunt roi était prié
de se présenter au palais sans aucun délai. Il convoqua ainsi
l'aveugle Tirésias auquel les dieux avaient accordé le don de
prophétie. Mais celui-ci refusa plusieurs fois d'obéir à
cet appel et, lorsque finalement il fut forcé de se rendre au palais,
il montra une grande réticence, refusa de franchir la porte et resta
obstinément sur le seuil. Oedipe sortit le rejoindre : " Entre donc,
insista-t-il, nous attendons avec impatience ton sage conseil. - Renvoie-moi,
ô roi, supplia alors l'aveugle, il serait préférable, pour
toi comme pour moi, que je ne te révèle pas le nom du coupable.
L'ignorance est parfois précieuse. - Parle, l'encouragea le héros,
nous souhaitons tous délivrer Thèbes. Tu ne dois pas être
une exception. Chacun, ici, désire t'entendre. - Ne m'oblige pas à
dévoiler le secret. Permets-moi de me taire : un horrible fléau
s'est abattu sur nos têtes, mais un malheur bien plus grand te frappera
si je parle. - Très bien, s'exclama le roi. Je comprends pourquoi tu
gardes le silence : je pense que tu es le complice des meurtriers. Tu es traître
à ton pays et, si tu n'étais pas aveugle, je dirais que tu es
toi-même l'assassin. " Après une telle réprimande,
Tirésias ne résista plus et révéla ce qu'il savait
depuis longtemps. " Tu veux connaître la vérité ? Eh
bien, je vais te le dire. Tu as toi-même tué Laïos et tu as
épousé ta propre mère ! " Se souvenant du lointain
présage, Oedipe s'alarma. Mais bientôt la colère chassa
ce troublant souvenir. " Qui a inventé cela ? s'écria-t-il
: Créon ou toi ? Vous voulez donc vous emparer de mon trône par
la traîtrise et par la fourberie ? Ou bien peut-être es-tu fou ?
- Il te semble que j'ai perdu la raison, répondit le prophète,
pourtant tes parents me considéraient comme un sage. L'avenir montrera
qui a dit la vérité et qui n'a pas voulu comprendre. " Et,
sur ces mots, le vieil aveugle quitta le palais. La reine Jocaste consola le
bouillant Oedipe : " Quelle importance a donc la prophétie de Tirésias
? Ne te tracasse pas. Je peux te donner l'exemple d'un faux présage :
mon premier mari Laïos, avait lui aussi consulté l'oracle qui lui
avait prédit qu'il périrait de la main de son propre fils. Et
notre unique enfant est mort dans la montagne. Quant à Laïos, il
fut tué par des voleurs, au croisement de deux routes en revenant de
Delphes. - A un croisement de chemins, reprit vivement Oedipe. Et à quoi
ressemblait-il ? - Il était grand, répondit la reine, ses cheveux
blanchissaient sur les tempes et il te ressemblait beaucoup. - L'aveugle avait
raison ", s'écria Oedipe horrifié. Et il se mit à
poser des questions à sa femme. Plus il obtenait de réponses,
plus il se sentait coupable et malheureux. L'histoire du défunt roi,
tué par des voleurs s'évanouit, faisant place à l'horrible
supposition qu'Oedipe lui-même était le meurtrier.
C'est alors qu'arriva de Corinthe un messager apportant la nouvelle de la mort
du roi et offrant au héros le trône vacant. Jocaste demanda des
précisions sur la mort du souverain et lorsqu'elle apprit que celui-ci
était mort de vieillesse dans son lit, elle courut trouver son époux
et lui dit, avec un radieux souvenir, " Tu t'es fait bien du souci : pendant
ce temps, ton père passait paisiblement de vie à trépas
". Mais cette annonce n'apaisa pas Oedipe. Il ne pouvait s'empêcher
de penser aux propos de l'ivrogne qui avaient gâché sa jeunesse.
" Je ne retournerai pas à Corinthe, dit-il au messager, car ma mère
y vit encore. - Seigneur, si tu crains ta mère, je vais te rassurer :
ni le roi ni la reine n'étaient tes parents : c'est moi-même, qui
t'ai apporté dans la cité alors que tu n'étais qu'un tout
petit enfant. - Et où m'as-tu trouvé ? s'enquit Oedipe. - Un vieux
berger du roi de Thèbes t'a confié à moi, un jour dans
la montagne. " A ces mots, Oedipe poussa un horrible cri et s'enfuit du
palais. Il n'y avait plus de doute possible : l'affreuse prédiction s'était
accomplie. Il parcourut la ville en demandant à tous les citoyens qu'il
rencontrait de le tuer et de délivrer ainsi le pays du mal qui le rongeait.
Mais les Thébains avaient pitié de leur roi et n'arrivaient pas
à le haïr. Alors le malheureux revint au palais, fermement décidé
à se punir lui-même. Il y trouva les servantes en pleurs. Ses filles
terrorisées lui montrèrent la chambre où la reine Jocaste
venait de se pendre. Oedipe se précipita vers elle, prit une épingle
d'or de son voile et se creva les yeux. Rendu aveugle par sa propre volonté,
il appela Créon : " Prends le trône et bannis-moi ! "
Le nouveau souverain s'efforça pourtant de le garder à Thèbes.
La peste avait disparu, la paix et la prospérité revenaient. Mais
personne n'arriva à persuader Oedipe de rester dans la ville. Il partit,
appuyé sur un bâton, accompagné de sa fille aînée
Antigone. Elle seule avait refusé d'abandonner son père dans le
malheur. Bientôt ce couple d'étranges voyageurs fut connu de toute
la Grèce : le vieil aveugle conduit par la ravissante jeune fille. Ils
erraient tous les deux à la recherche des bosquets des Erinyes, déesses
chargées de punir les parricides, car l'oracle avait prédit qu'Oedipe
y trouverait la paix.
Pendant ce temps les fils d'Oedipe, Etéocle et Polynice, avaient grandi
et se disputaient le trône de Thèbes. Leur rivalité était
bien loin de rendre service au pays et Créon, inquiet de cette discorde,
leur conseilla de régner chacun à leur tour. Les frères
acceptèrent. Polynice allait régner une année, puis Etéocle
lui succéderait pour douze mois avant de lui céder le trône
pour une nouvelle année. Mais il advint que pendant son année
de gouvernement Etéocle assura tellement bien son pouvoir que Polynice
dut fuir le royaume. Etéocle devint roi de Thèbes et son frère
partit à l'étranger pour rassembler une armée afin de reconquérir
le trône par la force. Comme les deux prétendants avaient le caractère
aussi vif que leur père, aucun des deux ne voulut céder et la
guerre fut bientôt sur le point d'éclater. Chacun souhaita alors
s'assurer l'appui d'Oedipe car il avait été prédit que
celui qui le gagnerait à sa cause serait victorieux. Aussi se mirent-ils
en quête de l'aveugle et, pour la première fois, depuis tant d'années,
s'inquiétèrent de son sort.
A ce moment, Oedipe était arrivé non loin d'Athènes et,
enfin, il sentait, en son coeur, que le moment où il trouverait la paix
était proche. Il s'assit, avec Antigone, à la lisière d'un
bois pour se reposer. Soudain, il entendit un bruit de sabots et une troupe
de chasseurs conduits par le roi d'Athènes, Thésée, s'arrêta
devant lui. Ce souverain reconnut aussitôt l'aveugle, il sauta à
bas de son cheval et vint le saluer : " Pauvre Oedipe, dit-il, je sais
ton triste sort et aimerais t'offrir mon aide. Viens avec nous à Athènes,
tu pourras y vivre une vieillesse paisible. Bientôt la nuit froide va
tomber et tu ne peux rester ici dans le bois destiné aux Erynies ".
Quand Oedipe apprit où il était, il se réjouit car son
voyage était fini. Aussi il remercia le roi avec douceur et tranquillité
: " Merci, ô Thésée, mais j'ai achevé mon périple.
Je partirai bientôt pour le royaume des ombres. Si tu veux me rendre un
dernier service, dis à tes serviteurs de m'apporter des vêtements
neufs pour que je ne vive pas en guenilles ce moment solennel ". Accédant
à sa prière, le souverain envoya ses gens à Athènes
et s'assit à côté d'Oedipe. A peine la suite royale était-elle
partie que retentit à nouveau le bruit de chevaux au galop, et ce fut
cette fois Polynice qui mit pied à terre devant l'aveugle. Enfin, il
avait retrouvé son père ! Il tomba à genoux, se plaignant
de son frère qui l'avait privé du trône, et supplia Oedipe
de se joindre à lui dans sa lutte fratricide. " Pendant des années,
tu ne t'es pas soucié de moi, répondit le héros à
ses lamentations, et maintenant que tu veux t'emparer du pouvoir tu voudrais
que je t'aide dans cette lutte contre nature ? Reçois donc le conseil
de ton père, au seuil de la mort : si tu attaques Thèbes, tu subiras
le même sort que celui que tu souhaites à ton frère. Va-t'en
d'ici ! Même mes yeux aveugles peuvent voir le sang de ton frère
imprimé sur ton glaive. " Fou de rage, Polynice sauta sur son cheval,
et, sans dire adieu, partit rejoindre son armée. Etéocle, quant
à lui, envoya Créon en ambassadeur à son père pour
le persuader de revenir à Thèbes. Créon arriva aux portes
d'Athènes alors que Polynice, le visage contracté par la colère,
quittait Oedipe. Il était tellement perdu dans ses amères pensées
qu'il ne reconnut même pas son oncle, mais sa vue donna à Créon
l'espoir de réussir sa délicate mission. Il se précipita
donc vers le bois pour présenter sa requête. Mais Oedipe, dégoûté
par ces manoeuvres, détourna la tête. Au moment de quitter la vie,
il devinait les terribles conséquences de la guerre de Thèbes
et ne voulait plus se mêler des affaires terrestres. A son tour, Créon
le quitta. Pendant ce temps, les serviteurs étaient revenus d'Athènes
et l'aveugle revêtit le vêtement qu'ils lui avaient rapporté.
Il fit à tous ses adieux et demanda à Thésée d'aider
Antigone à retourner dans son pays natal. Puis, comme si soudain, la
vue lui était revenue, il pénétra d'une marche assurée
dans le bois dédié aux déesses infernales. Au plus profond
des buissons, il trouva l'entrée du monde inférieur. Il y disparut
et la terre se referma silencieusement après son passage. Personne ne
retrouva jamais son corps.
Antigone revint à Thèbes alors que les troupes de Polynice encerclaient
déjà la ville. Six courageux commandants se présentaient
à six portes de la cité tandis que Polynice se chargeait lui-même
de la septième. Craignant un siège prolongé, Etéocle
se montra sur les remparts et s'écria : " Pourquoi, mon frère,
de braves guerriers périraient-ils de part et d'autre pour une querelle
que nous pouvons régler nous-mêmes ? Mesure ta force à la
mienne. Si tu es vaincu, tes troupes se retireront, si tu es vainqueur, tu deviendras
roi de Thèbes sans qu'il y ait eu de guerre et les Thébains t'ouvriront
leurs portes ". Polynice accepta la proposition de son frère. Les
deux armées se confondirent et se rassemblèrent en dehors des
murs de la ville. Les soldats se mirent aussitôt à faire des paris
sur l'issue du combat. Etéocle et Polynice se jetèrent l'un sur
l'autre en brandissant leurs armes et, sous les regards de leurs concitoyens,
commencèrent leur combat fratricide. Les lames sifflaient dans les airs
avant de rebondir sur les boucliers qu'ils tenaient à bout de bras. Les
deux frères lançaient leurs assauts avec rage, encouragés
par leurs guerriers, mais les boucliers arrêtaient tous les coups. Le
premier qui commit une imprudence fut Etéocle, qui laissa une jambe à
découvert. Aussitôt, celle-ci fut impitoyablement sectionnée
d'un coup de lance, à la grande joie des troupes de Polynice. Le malheureux,
surmontant la souffrance causée par sa blessure, ressaisit son épée.
Polynice fit de même et le combat continua. Soudain, Etéocle arriva
à s'approcher très près du côté où
son adversaire n'était pas protégé par son bouclier. Il
prit son élan et lui porta un coup mortel. Polynice s'écroula
aux pieds de son frère. Mais alors qu'Etéocle se penchait sur
le mourant, celui-ci ouvrit une ultime fois les yeux, et, rassemblant ses dernières
forces, brandit l'épée et tua son frère. Tous deux rendirent
l'âme en même temps. Les frères étaient bien morts,
mais une violente dispute s'éleva aussitôt entre les armées
en présence, l'une soutenant qu'Etéocle était le vainqueur,
l'autre affirmant le contraire. Par chance pour les Thébains, ils avaient
pensé à prendre leurs armes, alors que les partisans de Polynice
avaient oublié les leurs. En conséquence, l'armée de Thèbes
fut la plus forte et celle de Polynice amorça une retraite qui se termina
en fuite éperdue. La troupe victorieuse put faire son entrée dans
la ville ainsi libérée.
Une fois de plus, Créon prit le pouvoir. Comme Etéocle était
mort pour sauver sa patrie, il eut droit à des funérailles solennelles,
quant à Polynice, puisqu'il avait levé les armes contre sa propre
ville, son corps fut condamné à rester à l'air libre, en
dehors de Thèbes. Les oiseaux de proie et les chiens sauvages se partageraient
sa dépouille. Quiconque oserait l'enterrer serait puni de mort, et Créon
envoya même des gardes pour s'assurer que personne ne désobéissait
à son ordre. Cet arrêt inhumain attrista Antigone : comment l'âme
de son frère pourrait-elle trouver la paix, si elle n'était pas
enterrée ? " Ma soeur, dit Antigone à Ismène, le corps
de Polynice gît hors de l'enceinte de cette ville. Viens avec moi, allons
nous occuper de lui avant que les bêtes ne passent à notre place.
- Ne sais-tu pas que cela signifie la mort ? demanda Ismène, effrayée.
- Mourir pour une action agréable aux dieux et aux hommes est une belle
fin, répondit Antigone. - Il n'est pas toujours possible de faire le
bien, se défendit Ismène. Créon est puissant et tu ne lui
échapperas pas. - Je lui ai déjà échappé,
dit Antigone. Il peut me tuer pour avoir obéi à l'amour humain
et fraternel. Mais il ne peut supprimer l'amour et la charité. Si tu
ne veux pas venir avec moi, j
'irai seule. " Elle n'essaya pas davantage de convaincre sa soeur. Profitant
de l'obscurité de la nuit, elle s'échappa du palais et sortit
de la ville. Le mort était couché le long des remparts de la cité,
tandis que non loin de là sommeillaient les gardes. Sans bruit, elle
tira le corps de son frère vers une rivière où elle le
lava avant d'oindre son corps d'huile ; puis elle le couvrit de terre. Dès
l'aurore, elle revint à Thèbes. La fraîcheur du matin réveilla
les sentinelles. Elles s'aperçurent alors que l'endroit où gisait
la dépouille était vide et imaginèrent la colère
de Créon. Aussi cherchèrent-ils fébrilement les traces
de l'enlèvement, et, en les suivant, atteignirent la rivière où
ils découvrirent la tombe inachevée. Ils enlevèrent la
pierre qui recouvrait le corps et s'embusquèrent pour confondre le coupable.
Ils attendirent ainsi toute la journée et lorsque l'obscurité
fut tombée ils remarquèrent une sombre silhouette. C'était
Antigone qui allait achever sa tâche. Elle s'arrêta devant la sépulture
profanée mais, au lieu de s'attarder, prit des poignées de terre
et se mit à les jeter pour combler à nouveau le trou. Comme elle
se penchait pour la seconde fois, les gardes quittèrent leur cachette
et s'emparèrent d'Antigone, qui n'opposa aucune résistance et
ne nia pas les faits.
" Comment as-tu pu désobéir à mes ordres ? s'écria
Créon, fort en colère. - Ce n'était pas le commandement
de Zeus, mais celui du roi, répondit Antigone, donc il ne peut compter
davantage que l'amour et la charité. Il y a des lois qui sont au-dessus
de celles que peuvent instituer les souverains. - Tu es bien la seule à
avoir cette opinion, hurla le roi. - Non, dit la jeune fille, le peuple de Thèbes
pense la même chose, mais il n'ose pas le dire. - N'es-tu pas honteuse
d'être unique en ton genre ? demanda Créon. - Je ne regrette pas
d'avoir honoré mon frère défunt. La mort donne les mêmes
droits au vaincu et au vainqueur. Et tu ne peux m'ôter plus que la vie.
- Tu parles bravement, mais nous verrons si tu es aussi courageuse devant le
chemin qui mène au royaume des ombres. A moi, gardes ! " Les hommes
en armes accoururent à l'appel de Créon qui leur ordonna d'emmener
Antigone dans une grotte isolée, puis de l'y enterrer vivante. La troupe
était déjà partie avec sa prisonnière lorsque le
fils du roi, Hémon, qui était son fiancé, apprit ce qui
s'était passé. L'insensible Créon fut sans pitié.
Alors Hémon s'enfuit du palais, espérant arriver à empêcher
l'accomplissement de l'injuste punition. Pendant ce temps, le prophète
aveugle Tirésias se fit conduire au palais et mit en garde le roi contre
une aussi cruelle décision. De très mauvais présages avaient
prévenu le vieil homme que de lourdes menaces pesaient sur la famille
royale. Après son départ, Créon se mit à réfléchir.
Puis, soudain, il prit peur de la punition des dieux immortels. Il fit harnacher
ses chevaux, sauta dans son char et galopa jusqu'à la grotte. Mais, déjà
en chemin, lui parvinrent de terribles nouvelles : Antigone s'était pendue
à son voile et son fils Hémon s'était transpercé
le corps de son glaive devant sa défunte fiancée. Lorsque la femme
du roi apprit ce malheur, elle se suicida. Comme Créon eût été
plus heureux s'il avait pu faire revivre les morts ! Mais tel est le destin
des rois tyranniques : sur un seul ordre, ils peuvent décider du sort
de leurs sujets et les priver à jamais du bonheur ; mais nul de leurs
ordres ne peut, par contre, rendre le bonheur aux sujets ni la vie aux morts.
Créon vécut tristement, avant de rejoindre ses victimes au royaume
des ombres. (Mythes te légendes de la Grèce antique, éd.
Gründ)