Zeus ayant envoyé Tantale au royaume des ombres, le trône royal
devint vacant. Le jeune Pélops prit le pouvoir, mais il ne régna
pas longtemps : un roi voisin, désireux de s'emparer des richesses de
Tantale, envahit la contrée et chassa Pélops du palais de son
père. Pélops partit, accompagné du plus fidèle de
ses serviteurs. Ils errèrent au hasard et finirent par atteindre la Grèce.
Ils traversèrent des régions pauvres, où les champs ne
produisaient que des pierres, et de riches cités aux maisons blanches
et aux statues de marbre. Ils arrivèrent, un soir, devant les imposantes
murailles d'une grande ville. Ils entrèrent par une grande porte et se
mirent en quête d'un logis pour la nuit. Le soleil couchant jetait ses
dernières lueurs quand ils parvinrent au palais royal. Ce qu'ils virent
les glaça d'horreur : treize piquets étaient plantés devant
le palais, et sur chacun d'eux était fichée la tête d'un
homme. Un vieillard qui passait par là remarqua leur mouvement et interrogea
les voyageurs : " Êtes-vous surpris ? dit-il, tous ces gens ont perdu
la vie à cause d'un présage. - Je ne connais aucun dieu qui laisserait
se produire un tel présage, objecta Pélops. - Ainsi donc la mort
vous paraît-elle un sort cruel ? reprit le vieillard avec un bon sourire.
Eh bien, notre roi pense comme vous, et c'est pourquoi il tue pour ne pas être
tué lui-même. - Vous parlez comme si vous faisiez des prédictions,
à l'instar de la prêtresse Pythie, dit le serviteur au vieillard,
d'un ton sec. Vous feriez mieux de nous dire carrément ce qui se passe
dans votre ville ". Le vieillard si loquace hocha la tête et dit
: " Pise, notre ville, est gouvernée par le roi Œnomaos. Ce
roi a une fille ravissante, prénommée Hippodamie. Œnomaos,
qui avait un jour demandé à l'oracle de lui dévoiler son
avenir, se vit faire cette prédiction : 'l'homme qui épousera
ta fille sera la cause de ta mort.' Qui donc, dans un semblable cas, ne craindrait
pour sa vie ? C'est le cas d'Œnomaos. C'est pourquoi il force chaque soupirant
de la belle Hippodamie à disputer une course de chars contre lui. Les
chevaux d'Œnomaos sont plus rapides que le vent du Nord. Il donne lui-même
le départ au prétendant puis, après avoir offert un sacrifice
à Zeus, part à sa poursuite. L'itinéraire de la course
va de Pise à l'autel de Poséidon, élevé sur l'isthme
de Corinthe. Si le prétendant l'atteint le premier, il pourra épouser
Hippodamie. Mais si Œnomaos le rattrape, il le transperce de sa lance.
Jusqu'à présent, Œnomaos a rattrapé tous les prétendants.
Ces têtes que vous avez vues sur les piquets sont les leurs. Le roi espère
de cette façon effrayer tous ceux qui pourraient vouloir tenter leur
chance à la course. Il y parviendra peut-être : il y a longtemps
que personne ne s'est présenté pour concourir. - Cela n'a rien
d'étonnant, dit le serviteur de Pélops. Chacun doit prendre soin
de sa propre vie : on la perd en un rien de temps, et on ne la retrouve jamais
ensuite ! " Pélops, songeur, restait silencieux. " Vous avez
sans doute parcouru un long chemin, poursuivit le vieillard, " après
avoir examiné Pélops et son serviteur. " Si vous êtes
à la recherche d'un gîte pour la nuit, je peux vous héberger.
- Entendez-vous mon maître, dit le serviteur tout réjoui en se
tournant vers Pélops, nous allons bientôt pouvoir nous reposer.
"
Pélops s'arracha à ses pensées et ils se rendirent tous
les trois à la maison de l'hospitalier vieillard. Cette nuit là,
Pélops ne parvint pas à trouver le sommeil. Il se glissa hors
de la maison, et un étrange désir l'attira vers le palais royal.
La pleine lune flottait dans le ciel, éclairant le palais et les piquets,
sur lesquels étaient plantés les crânes des malheureux prétendants,
projetaient leurs ombres sinistres. Pélops se demandait à quoi
pouvait bien ressembler cette Hippodamie pour laquelle tant d'hommes avaient
perdu la vie. A cet instant, une porte s'ouvrit sur la façade du palais
et une jeune fille vêtue de noir apparut. Pélops se cacha à
l'ombre d'un mur et l'observa. La beauté de son visage pâle égalait
celle des étoiles qui scintillaient dans le ciel. Elle passa devant les
piquets et laissa échapper un profond soupir. Puis elle disparut comme
elle était venue. Très agité par cette étrange apparition,
Pélops s'en retourna à la maison et, après s'être
recouché, passa une nuit agitée.
Le lendemain matin, les rayons du soleil effleurèrent le visage du serviteur,
qui s'éveilla et se mit à penser tout haut : " Mon cher maître,
nous devrions nous dépêcher de reprendre notre route. J'ai rêvé
toute la nuit des prétendants décapités. Je pense que nous
ne sommes pas en sécurité ici. Partons, faisons nos adieux à
notre hôte et quittons la ville. - La nuit dernière, dit Pélops,
j'ai vu Hippodamie. Elle est belle et triste. Je vais aller trouver le roi Œnomaos
et lui demander la main de la princesse. Je courrai contre lui et gagnerai la
course. Je délivrerai Hippodamie de sa tristesse et quitterai le pays
avant de laisser à la prédiction le temps de se réaliser,
car je n'ai aucune raison de souhaiter la mort du roi. - Le dieux se sont-ils
mis en colère contre vous, se lamenta le serviteur, pour vous avoir inspiré
une telle pensée ? " Il sauta de son lit et courut chercher le vieillard
pour qu'il dissuade Pélops. En vain, sa décision était
irrévocable.
Le char du soleil avait à peine commencé sa course dans le ciel
que le fils de Tantale se présentait devant le roi Œnomaos. Œnomaos
l'écouta attentivement, et, parce que ce jeune homme beau et courageux
lui plaisait, il tenta de lui faire abandonner son projet. Pélops, cependant,
ne se laissa pas fléchir. Pour la première fois, Œnomaos
trouva pénible d'avoir à sauver sa vie en sacrifiant celle d'un
jeune étranger. " Puisque tu insistes tant, eh bien ! prépare
toi ! " finit par s'écrier Œnomaos, clôturant la discussion.
" Demain, nous disputerons la course. "
Dans la grande salle du palais, Pélops vit Hippodamie. A la lumière
du jour, elle lui sembla plus belle encore que la nuit. Elle jeta à Pélops
un regard plein de chagrin, et se voila aussitôt la face. Elle aussi aimait
ce jeune étranger plus que tous ceux qui jusqu'alors avaient prétendu
l'épouser. Son serviteur attendait Pélops devant le palais. A
peine sut-il que son maître allait disputer la course le lendemain qu'il
commença à le pleurer, comme s'il était déjà
mort. Pélops doutait lui aussi de ses chances de remporter la victoire.
Les chevaux avec lesquels Œnomaos courait avaient été donnés
par Arès, le dieu de la guerre en personne ; il était difficile
de prétendre les vaincre avec des chevaux venant d'écuries ordinaires.
Torturé par l'angoisse, Pélops marcha jusqu'au bord d'une rivière
qui coulait vers la mer. Là, il invoqua le dieu de la mer, Poséidon,
et implora son aide. Il supplia le dieu avec tant d'insistance que celui-ci
l'entendit. La rivière se mit à imiter le bruit d'un torrent,
et, au milieu des eaux tourbillonnantes, apparurent des chevaux ailés.
Des gerbes d'étincelles jaillissaient de leurs sabots. Ils étaient
attelés à un char léger qui brillait derrière eux
comme l'écume à la crête des vagues. Pélops stupéfait
remercia Poséidon, lui promettant un riche sacrifice.
C'est en cet extraordinaire équipage qu'il se mit en route le lendemain
à la rencontre du roi. Œnomaos attendait son rival. Il reconnut
de loin les chevaux de Poséidon et, dans son agitation, oublia même
d'offrir le sacrifice qui habituellement précédait son départ.
Il ne laissa pas à Pélops autant d'avance qu'à ses prédécesseurs
: il sauta sans attendre sur son char et se lança à la poursuite
du jeune homme. L'attelage de Pélops s'était déjà
élancé, et seuls les petits nuages de poussière qu'il soulevait
sur la route témoignaient de son passage. Il avait devant les yeux l'image
de la pauvre Hippodamie, et le désir de la délivrer de sa peine
le faisait aller sans cesse plus vite. Derrière lui venait le char du
roi, avec ses chevaux qui couraient plus vite que le vent du Nord. Le roi avait
devant les yeux le spectacle de sa propre mort et il ne savait qu'il ne pouvait
échapper à son sort qu'en rattrapant Pélops. Il pressa
donc ses chevaux tant qu'il put. La distance entre les deux chars diminua, l'espoir
revint au roi et la crainte à Pélops. Déjà ce dernier
était proche du poteau d'arrivée quand le roi le rattrapa et leva
sa lance. Mais, à cet instant précis, une roue du char royal heurta
un caillou et se brisa. Le char bascula, le roi tomba et sa tête heurta
un rocher qui lui fracassa le crâne. Il mourut à l'instant même
où Pélops, sur son char, passait la ligne d'arrivée.
Pélops, vainqueur, s'en revint à Pise. Son fidèle serviteur
l'accueillit avec des transports de joie et le peuple le proclama roi. Pélops
fit enterrer avec faste le défunt roi Œnomaos et épousa Hippodamie.
Son règne fut fameux. La Péninsule où il avait gagné
la course prit son nom et devint le Péloponnèse. Dans la ville
d'Olympie, il fonda les fameux jeux olympiques en mémoire de sa victoire.
Mais Pélops ne fut pas heureux : après sa victoire, il se querella
avec un serviteur d'Œnomaos, Myrtilos. " Si je n'avais pas été
là, s'écria Myrtilos, ta tête serait actuellement la quatorzième
à être exposée devant le palais. C'est moi qui ai desserré
les essieux du char d'Œnomaos, et c'est pour cela que le roi est tombé
et s'est tué. Et à présent tu dois me récompenser
d'avoir fait cela ! " Pélops, exaspéré de voir ainsi
Myrtilos se vanter d'un meurtre et demander à être payé
pour cela, précipita le traître dans la mer, du haut d'une falaise.
Myrtilos, en mourant, maudit Pélops. Et c'est ainsi que la malheureuse
famille de Tantale eut à subir une nouvelle malédiction. (Mythes
et légendes de la Grèce antique, éd. Gründ, Prague
1991)