Recréation de Caïn et Abel

 

Dans la Bible, le mythe de Caïn et Abel est présenté comme un texte d'origine. C'est une manière de signifier qu'il est porteur d'une vérité générale, qui intéresse encore l'humanité d'aujourd'hui.

Caïn l'aîné et Abel le cadet sont deux frères enfantés par Eve, la mère de tous les vivants. Ils vivent dans une très grande proximité, à l'intérieur d'une structure familiale ou communautaire. L'étymologie du prénom Caïn commence à mettre l'esprit en éveil : il renvoie à l'acquisition, à l'appropriation. La différenciation entre les individus est à peine ébauchée et ce qui est à l'un appartient aussi à l'autre. Mais, dans l'enfermement de la structure sociale, le désir peut pousser à s'approprier le bien de son voisin. Les territoires ne sont pas définis et la réussite de l'un va susciter l'envie de l'autre. Or, Abel le cadet, pasteur de petit bétail, réussit mieux que Caïn, son frère aîné, devenu cultivateur. Il a su émonder son désir, le creuser en introduisant le manque et la limite : il offre à Dieu des premiers nés de son troupeau et même leur graisse. Chez lui, la violence est à l'œuvre, dans son sens le plus positif. Il a pu l'intégrer car il est amené, très souvent, à tuer ses animaux pour le sacrifice ou pour les besoins quotidiens. Caïn, le cultivateur n'a pas la même expérience. Il vit refermé sur son désir laissé à l'état sauvage. Il oublie que le manque est nécessaire pour lui donner une dimension humaine. Aussi est-ce à contrecœur qu'il se prive de quelques produits de sa récolte pour les offrir à Yahvé. Parce qu'il est trop proche de ses intérêts, ses affaires ne prospèrent pas. Le texte dit que Dieu n'agrée pas ses offrandes. Aussi la violence qu'il n'a su utiliser pour imposer le manque à son désir finit-elle par se retourner contre lui. Elle est comme une bête tapie qu'il ne peut contrôler. En même temps, le désir non émondé se transforme en envie qui le pousse à s'approprier la réussite de son frère. Le mélange d'une violence non intégrée et d'un désir sauvage, qui a pris la forme de l'envie, le pousse aux pires excès. Caïn, au lieu de parler, invite Abel à sortir de la maison et aussitôt se jette sur lui pour le tuer.

Il a de la peine à prendre conscience de ce qu'il vient de faire. Sa violence le dépasse. Il met du temps à se rendre compte que son frère est mort par sa faute. Il n'a pas su parler. Maintenant c'est le sol lui-même qui parle à la place d'Abel. Il a ouvert la bouche pour recevoir le sang de la victime et cette bouche se met à crier pour ouvrir la conscience de Caïn. La culpabilité entre alors en lui. Il peut maintenant intégrer sa violence et sortir de l'appropriation, mais le prix à payer est le départ de la communauté (ou de la structure familiale) ; indirectement, c'est elle qui, par son enfermement, l'a empêché d'évoluer et l'a conduit au meurtre.

Désormais il acquiert une place inconfortable mais vitale pour la société. Il devient porteur de la parole, car il est un tiers errant, qui va de communauté en communauté, leur permettant ainsi de s'ouvrir et de communiquer entre elles. C'est bien cette vocation de tiers que le texte (un peu plus loin) assigne à ses descendants, qui vivent sous la tente, jouent de la flûte et du chalumeau et forgent, à l'écart des villages, les socs des charrues et les armes de la guerre. La nouvelle place assignée à Caïn est si fondamentale que si quelqu'un s'avisait à le faire disparaître, il entraînerait un déchaînement de violence incontrôlable : privées de l'espace de la parole, les communautés finiraient par se déchirer. "Si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois."

Ainsi le mythe de Caïn et Abel, devenu texte sacré dans la Bible, montre comment la violence, appelée à ouvrir l'espace de la parole, peut devenir meurtrière, lorsque les communautés s'enferment sur elles-mêmes : chacun finit par vouloir s'approprier le bien et la destinée de l'autre. La société est faite de communautés multiples, appelées à s'ouvrir les unes aux autres. Mais cette ouverture n'est possible que s'il existe des tiers, chargés d'établir le lien et de faire passer de la violence à la parole.

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