Recréation de Sisyphe

 

Sisyphe, roi de Corinthe, est un homme rusé, qui ne craint pas la mort. Et, parce qu'il écarte la mort, il écarte aussi les dieux. Il se croit au-dessus des lois, comme s'il était lui-même un dieu. Et pourtant, il est maintenant obligé de s'adresser à l'Olympe pour obtenir une source dans les jardins de son palais. L'eau, principe de vie, est un don du ciel. Mais il répugne à s'abaisser pour recevoir le don d'un autre. Il cherche à l'obtenir à n'importe quel prix. Il va donc l'acheter, comme on achète un objet quelconque. Mais son marché a quelque chose de sordide. Asôpos, petite divinité d'un fleuve, est en conflit avec le Grand Zeus, et Zeus lui échappe sans cesse, se réfugiant dans une cache secrète. Sisyphe connaît la cache et est prêt à trahir le secret si Asôpos lui permet d'obtenir l'eau qu'il désire. Le dieu du fleuve consent au marché ; il vient dans les jardins du palais, touche de sa main une grosse pierre entourée de fleurs et l'eau de la vie se met à jaillir du rocher. Sisyphe le remercie et dévoile le secret à la divinité insoumise.

Le dévoilement est une trahison, le signe évident d'une rébellion contre les fondements de la vie. La vie a son propre secret : elle naît de la mort. Sisyphe fait comme si la mort n'existait pas. Il achète la vie sans passer par elle, transformant ainsi le don en une marchandise. Zeus offensé envoie la foudre sur Asôpos, qui s'est livré à un marché illicite, et convoque la mort pour qu'elle emmène Sisyphe au royaume des ombres. La mort se prépare : Sisyphe est sur ses gardes. Depuis toujours, il est enfermé dans une contradiction : il fait mine de ne pas craindre la mort et pourtant il en a une peur extrême, comme si elle était le contraire de la vie. Il voudrait la coincer définitivement pour mener une existence plus tranquille. L'idée d'un stratagème germe dans son esprit : il place deux cordes tout près de sa porte. La mort finit par se présenter. Aussitôt, il se saisit de la première corde qu'il enroule autour de ses épaules pour l'immobiliser et utilise la seconde pour la ligoter complètement. Il la jette alors dans une pièce secrète, qu'il ferme soigneusement à clef. L'image est ici saisissante pour décrire le refoulement qu'il opère dans la chambre secrète de son inconscient ; la mort indésirable est ainsi écartée de son existence.

En fait, un tel refoulement entraîne des désordres insurmontables. Sisyphe ignorait que la mort met de l'ordre dans la vie. Au moment où elle ne peut exercer son rôle essentiel, le temps semble paralysé : les vieillards ne meurent plus, les malades sont enfermés dans leurs souffrances, les oiseaux blessés continuent à voler. Avec les nouvelles naissances, il est désormais difficile à chacun de trouver sa place et cet excès de vie engendre une confusion et une violence dont il est impossible de sortir. En réalité, lorsque la mort est refoulée, c'est la vie elle-même qui est étouffée.

Il devient indispensable de lui redonner la place qui lui revient pour remettre de l'ordre dans le monde et dans la vie de chacun. Zeus envoie Arès, le dieu de la guerre, pour la libérer. Sisyphe ne peut s'opposer aux pressions insoutenables que son refoulement a provoquées. Il est contraint d'ouvrir lui-même les portes de la chambre secrète. Mais comme il refuse toujours la présence insécurisante de la mort, c'est elle qui l'enferme en elle-même, le condamnant à errer dans les enfers. La mort lui laisse pourtant une chance s'il accepte de jouer son propre jeu. Il saute, par ruse, sur l'occasion qui lui est offerte. Pressentant ce qui allait se passer, il avait demandé à sa femme de ne pas faire les sacrifices imposés lors de son décès. Il se plaint maintenant à Perséphone, la souveraine du royaume des ombres : son épouse n'a pas accompli les rites sacrés qui devaient faciliter son passage. Compatissant à son infortune, elle l'autorise à retourner sur terre pour rappeler la femme aux devoirs qu'elle a négligés. Dégagé pour un moment de l'emprise de la mort, Sisyphe revient sur terre et organise un grand banquet pour fêter son retour. Il veut maintenant boire la vie à pleine gorgée, sans se soucier de celle qui contrarie depuis toujours son existence. Mais au moment où il porte la coupe de la vie à ses lèvres, elle est à nouveau là pour lui signifier sa présence. Le voilà définitivement enchaîné à la mort qu'il refuse. Désormais sa vie, complètement déstabilisée, n'a plus de sens. Il est condamné à pousser le rocher de son existence jusqu'au sommet d'une montagne. Or lorsqu'il arrive au terme de ses efforts, la grosse pierre lui échappe des mains et dévale la pente opposée ; il lui faut alors reprendre sans cesse le même projet de vie qui n'aboutit jamais. Il a voulu construire sans la mort. Son corps même aujourd'hui lui échappe et il se trouve incapable de le rattraper. Il court après son corps comme il court après son existence. Tout en lui est déconstruit.

Le mythe de Sisyphe nous apprend que la force de la mort est indispensable au devenir de l'homme : elle lui ouvre l'espace de la vie, organise le corps pour qu'il devienne un roc de stabilité et donne son sens à l'existence.

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Image de Sisyphe

 

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