Recréation de la chute

 

Adam et Ève sont en pleine transformation. Ils sont dans un passage, dans une sorte de mutation. Pour le moment, ils ne se sentent pas très différents des animaux qui les entourent. Comme eux, ils vivent dans la nudité et leur corps est à l'image du jardin, qui leur offre l'hospitalité. Depuis quelque temps déjà, ils perçoivent en eux une parole intérieure, parole violente qui les contraint et qui a la forme d'un interdit : ils ne doivent pas toucher au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, sous peine de mort. Cet arbre, c'est leur propre sexe, planté au milieu du corps. En fait ils commencent à sentir une attirance l'un pour l'autre. Mais ils ont un problème de conscience. L'interdit se fait en eux de plus en plus menaçant. Ils ne peuvent pas faire l'amour comme l'ont toujours fait les animaux, comme l'ont fait leurs parents et peut-être leurs frères et leurs sœurs. Or, celui qu'on appelle le serpent, c'est-à-dire l'instinct vital le plus archaïque veut les remettre sur la bonne route. Il faut faire l'amour comme on l'a toujours fait. C'est lui qui donne la connaissance, en faisant sortir de l'innocence. C'est ainsi qu'ils peuvent devenir comme des dieux, c'est-à-dire créer à leur tour en donnant naissance à d'autres êtres vivants. L'instinct primaire est tourné vers le passé, il s'enferme dans la répétition et ne sait pas que quelque chose est sur le point de changer chez Adam et Ève. Ils ne sont plus des animaux comme les autres. L'interdit est là pour creuser le désir sexuel. Il veut mettre du dit, c'est-à-dire de la parole, entre les deux partenaires. Il fait violence pour inscrire la distance nécessaire entre le désir et sa réalisation. Le combat intérieur est ouvert entre l'instinct et l'interdit. L'instinct primaire ignore que l'homme est en train de naître avec la parole. Il ne raisonne pas. Il a ses propres armes. Ce sont les images attirantes qui excitent le désir. Ève ne peut plus résister, elle cède aux images, s'approche d'Adam qu'elle attire près d'elle. Ils font l'amour sans parole, sans distance, comme l'ont toujours fait les animaux.

Et pourtant, l'interdit qui est violence mais déjà parole, ne disparaît pas pour autant. Il continue à fonctionner. Après l'acte d'amour, il ouvre la conscience, sépare les sexes en développant la pudeur. Adam se sent homme, Ève se sent femme. La forme de leur sexe peut les unir. Mais elle les sépare aussi en faisant apparaître la différenciation sexuelle. Leur nudité qui leur rappelle sans cesse cette différence devient insupportable. Avec des feuilles de figuier, ils se font des pagnes pour la cacher. C'est aussi une manière de maintenir la distance entre eux pour éviter que la sexualité n'envahisse toute leur existence. Peu à peu le désir sexuel primaire devient un désir sexuel humain.

L'interdit poursuit son travail, en introduisant une faille dans la conscience, qui fait naître la culpabilité. Pour signifier qu'ils sont en marche pour faire leur passage, le texte dit qu'Adam et Ève entendent le pas de Dieu, qui se promène dans le jardin. Et pour bien souligner qu'ils ont changé de position, il montre Yahvé en train de les chercher ; il appelle Adam en lui disant : "Où es-tu ?" La conscience est incertaine : l'homme se sent dépassé par le changement qui s'opère en lui. Il ne sait plus vraiment où il est. Pourquoi est-il maintenant gêné par sa nudité, alors qu'il a vécu jusqu'ici dans l'innocence ? Bien plus, dans la faille creusée en sa conscience, un espace d'incertitude s'est installé. Il sent que sa responsabilité est engagée dans le choix entre le bien et le mal mais il ne sait pas encore quelle est sa marge de liberté ; est-il vraiment coupable ? Il entre dans la complexité : les culpabilités sont partagées et elles le sont d'autant plus que ses propres choix ne sont pas clairs.


Il faut aller plus loin encore. La violence présente dans l'interdit continue son œuvre de séparation et de clarification. Elle doit introduire de l'ordre et remet l'instinct primaire à sa place. Ce n'est plus à lui à régler le comportement d'Ève et d'Adam. Il est là pour rattacher l'homme à la terre et à l'animalité, mais il doit laisser place à la poussée d'humanité. Ève qui porte la vie parce qu'elle porte l'enfant l'atteindra à la tête mais elle ne pourra complètement lui échapper ; il l'atteindra au talon. En fait, il faut du temps pour sortir de la symbiose édénique et passer de l'animalité à l'humanité. L'évolution est faite de convoitises et de dominations, de souffrances et de perpétuels conflits qu'il faudra surmonter par la parole.

Comme nous l'avons déjà souligné, l'interdit vise à mettre de la distance là où régnait l'immédiateté ; il ouvre ainsi l'espace d'une parole possible. Cette distance est nécessaire entre l'homme et la femme pour que se construise entre eux un rapport humain. Le texte suggère qu'elle est également nécessaire entre l'homme pris dans sa généralité et la nature elle-même. L'homme n'est plus vraiment un être de nature. Au départ, la violence séparatrice prend la forme d'un travail parfois difficile : "A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain". Le travail est déjà une forme de parole, car, s'il sépare, il met aussi en relation.

Le rédacteur final est dépassé par le texte qu'il met en forme. Il ne le comprend pas vraiment. Il en vient à parler de malédiction sans se rendre compte que l'apparente malédiction est l'expression d'un passage nécessaire pour une mutation. Et, pour lui, la mort, véritable scandale qui outrage la raison, est une punition, comme si elle n'avait jamais existé auparavant. Il ne sait pas qu'Adam et Ève progressent à travers une nouvelle prise de conscience : ils reconnaissent qu'ils sont mortels et peuvent commencer à assumer ainsi la force de mort, qui est en eux. C'est aussi cela le passage de l'animalité à l'humanité, car la mort, manifestation ultime de la violence faite à l'homme et présente en lui, ouvre en vérité l'espace de la parole.

D'ailleurs aussitôt le texte en vient à relativiser la mort qui effraie le rédacteur trop proche de la lettre. Il dit que Yahvé fait à l'homme et à la femme des tuniques de peau. Or, pour avoir une tunique de peau, il faut tuer l'animal. Cet habit qui recouvre presque entièrement Adam et Ève, contrairement au pagne qui cachait simplement le sexe, évoque un changement de nature. On passe de la dimension animale qui est mortelle à une dimension spirituelle, qui annonce, semble-t-il, un dépassement de la mort. Ce nouvel habit de l'homme lui donne une nouvelle forme, une individualité irréductible, qui va bien au-delà de l'altérité que procure la différenciation sexuelle. Il sépare radicalement les êtres humains, qui sont devenus comme des dieux. Or, c'est en assumant la violence de la force de mort, que l'homme peut revêtir l'habit qui le différencie à tout jamais de l'animal. La conscience humaine vient de faire un bond prodigieux.

A la fin du mythe, les portes du jardin se referment. Le paradis terrestre fait de symbiose n'est plus adapté à l'être qui vient de naître. Il faut mettre de la distance partout, même entre Dieu et l'homme. A chaque niveau de l'existence humaine, la violence, qui a d'abord pris la forme de l'interdit, creuse le désir pour que naisse la parole et l'amour humain. Il s'agit au départ du désir sexuel, qui rapproche l'homme et la femme, mais, par la suite, le désir se décline sous toutes ses formes : désir d'innocence, désir de jouissance, désir de la nature, désir de l'autre, désir de bonheur, désir de Dieu… C'est toute l'histoire de l'humanité qui est ici en germe ; elle est l'apprentissage d'un lent passage de la violence à la parole. Aujourd'hui encore, l'amour naissant entre l'homme et la femme est l'occasion d'une mutation qui fait passer de l'animalité à l'humanité.

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Image de la chute

 

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