Recréation du jugement de Salomon

 

Deux jeunes prostituées vivent dans une constante promiscuité des corps. Elles ont l'une pour l'autre une amitié sincère, qui donne un peu de cohérence à leur existence morcelée. Mais leur relation est marquée par la fusion et la confusion ; elles manifestent de grands épanchements de sentiments mais éprouvent aussi des tiraillements, qui dégénèrent parfois en conflits. L'une des deux pourtant paraît plus enracinée dans la vie. Elle vient d'avoir un garçon. Le troisième jour, après sa délivrance, la seconde accouche à son tour d'un autre garçon. Les événements de leur vie se répètent, comme si elles étaient deux sœurs jumelles. Aussi ont-elles de la peine à savoir ce qui est propre à l'une et ce qui appartient à l'autre. D'ailleurs leur entourage avoue que leurs enfants se ressemblent étrangement.

Or la seconde femme, un peu moins expérimentée, ne sait pas mettre la distance nécessaire entre elle et sa progéniture. L'enfant fait encore partie d'elle-même, comme lorsqu'il vivait dans son ventre. Pendant son sommeil, la mère le rapproche de son sein, pour entendre battre son cœur à l'unisson du sien. C'est ainsi qu'au cours d'une nuit elle finit par se coucher sur lui et par l'étouffer sans y prendre garde. Son cœur ne bat plus. Elle est affolée et ne peut se résoudre à cet écartèlement. Sans réfléchir, elle le porte dans le lit de son amie, qui est en train de dormir, le place à côté d'elle et emporte le bébé qui est encore en vie.

Lorsque l'amie se réveille, elle se lève gaiement pour allaiter son enfant. Mais l'enfant s'est raidi et ne porte plus la vie. La femme le regarde, l'examine avec une attention infinie : elle ne reconnaît pas son garçon. Ses cheveux sont plus courts, plus foncés et les taches de rousseur qu'elle avait remarquées sur son front ont mystérieusement disparu. Aussitôt elle comprend le stratagème et vient interpeller celle qui était jusqu'ici son amie. Elle ne veut rien entendre. Cet enfant est bien à elle : elle ne s'en séparera à aucun prix.

La première femme ne peut en rester là : elle en appelle au roi Salomon, qui a une réputation de grande sagesse. La seconde est d'accord pour faire entendre sa vérité. Le roi se laisse émouvoir et demande aux deux plaignantes de se présenter devant son tribunal avec l'enfant vivant. Il les interroge l'une après l'autre. Chacune donne sa version, qui ne permet pas de trancher. Salomon est plein de perplexité. Il imagine une mise en scène. Les femmes seront, avec lui, les actrices de la pièce de théâtre qu'elles viennent d'ébaucher. Il faut aller jusqu'au bout pour arriver au dénouement. Il demande qu'on lui apporte sa grande épée. Un serviteur arrive avec l'arme qu'il a sortie de son fourreau. Ceux qui assistent au procès se demandent quelle idée il a derrière la tête. Le roi n'a pas la réputation d'un bourreau. Ils ont pourtant un mouvement de recul lorsqu'il ordonne de partager l'enfant vivant en deux et d'en donner la moitié à l'une et la moitié à l'autre. Le serviteur hésite, regarde Salomon, qui reste impassible. Il commence à lever l'épée lorsque la première femme l'arrête : "Je vous en supplie, ne tuez pas l'enfant. Qu'on le donne plutôt à ma compagne. - Non, réplique la seconde mère. Allez-y, il ne sera ni à l'une ni à l'autre."

Un léger sourire traverse le visage de Salomon comme si la lumière venait de se faire dans esprit. La partie est finie. Il ordonne à son serviteur de remettre l'arme dans son fourreau. L'épée a déjà tranché. Elle a séparé la mère et son enfant vivant. Elle a séparé les deux mères, emmêlées jusque dans la confusion. Elle a séparé le mensonge et la vérité. Maintenant, c'est la parole qui prend le relais : "Donnez l'enfant à la première des deux femmes : c'est elle qui est la mère". Elle vient d'engendrer son enfant, une seconde fois, devant toute l'assistance, en le sauvant de la mort, grâce à l'intervention de Salomon. Sans même réfléchir, dans l'obéissance à une impulsion intérieure, elle a fait de la violence de l'épée une force de séparation au service de la vie, devenant ainsi l'épouse symbolique de celui qui porte la parole.

Tout Israël apprend le jugement de son roi. Il reconnaît la sagesse divine, chez celui qui sait faire passer de la mort à la vie, en permettant à la violence de faire son travail de séparation au service la vérité.

Télécharger le texte

 

Retour à l'accueil