Recréation du sacrifice d'Abraham

 

 

Il y a près de quinze ans déjà, Abraham a dû se séparer d'Ismaël qu'il chérissait par-dessus tout, parce qu'il était son premier enfant. Sarah, sa femme légitime, ne supportait plus, à côté d'elle, la présence de sa rivale, une servante, qui était la mère du jeune garçon. Elle se croyait stérile, mais, depuis quelque temps, elle sentait un enfant remuer dans son sein. Alors celle qui avait fait la place à la servante pour satisfaire son mari, en quête de descendance, a exigé qu'Abraham libère l'espace, qu'il chasse la première mère et le fils qu'elle lui avait donné. Aussi, est-ce à contre cœur que le père, la mort dans l'âme, s'était soumis au désir de sa femme légitime.

Aujourd'hui, son second fils, Isaac, est en pleine adolescence. La coutume veut qu'on sacrifie l'aîné, pour obéir à un impératif de la conscience collective. En réalité, n'a-t-il pas satisfait à cette exigence en renvoyant Ismaël ? Il se dit que son renvoi a été aussi difficile qu'un sacrifice. Mais, après tout, Isaac n'est pas l'aîné. Depuis quelque temps, le grand patriarche est devenu un homme fragile et plein de tourments. Il passe et repasse le pour et le contre de l'exigence qui envahit sa conscience. En désespoir de cause, il finit par céder et accepte de se séparer d'Isaac. Cet arrachement qu'il s'impose est au-delà de toute mesure humaine. Il pressent pourtant, sans arriver à en trouver la raison, qu'il est une condition nécessaire pour ouvrir l'avenir. Sa foi en Yahvé, qui le guide, a contribué, en le privant de toutes ses défenses, à le rendre irraisonnable. La décision est prise : il partira demain, à la première heure, pour rejoindre, en trois jours, la montagne du sacrifice.

Le lendemain matin, il se lève très tôt, réveille Isaac, selle son âne et s'en va avec son fils et deux serviteurs, initiant un pèlerinage dont il ne comprend pas le sens. Sa conscience reste en éveil et se met aussi en marche. Le troisième jour, il aperçoit la montagne où il a décidé de se rendre. Il demande à ses deux serviteurs de rester sur place, avec l'âne. Il ne veut pas de témoin pour l'acte insensé qu'il a l'intention d'accomplir. Cet acte le lie à son fils en coupant les liens qui le rattachent encore à lui ; il doit rester secret comme un pacte entre deux hommes, qui les unit au-delà de la mort. Cette fois, Isaac semble régresser. C'est lui qui devient l'âne, en se chargeant du bois de l'holocauste. Mais la charge est trop lourde pour l'adolescent qui redevient un enfant. Il voit bien son père avec le feu et le couteau. Mais où est l'agneau pour le sacrifice ? Abraham se cache pour retenir ses larmes et finit par répondre : "Mon fils, il n'y a pas d'agneau, mais Dieu y pourvoira". Isaac sent qu'Abraham lui cache quelque chose, mais il est encore à l'âge où l'enfant fait confiance à son père.

Après une heure de marche pourtant, il est obligé de se rendre à l'évidence sans rien comprendre à ce qui est en train de se passer. Ils sont arrivés à l'endroit prévu. Abraham dresse un autel, dispose le bois du sacrifice et lie au-dessus son fils Isaac. Il est là, livré à l'angoisse et pourtant pleinement décidé à aller jusqu'au bout du geste à accomplir. Il finit par lever son couteau, mais, tout à coup, quelque chose l'arrête. Il voit un bélier, à quelques mètres, qui s'est pris les cornes dans un buisson. Comme un éclair, cette soudaine vision déchire le voile qui recouvrait encore son esprit. En regardant, c'est sa toute-puissance qu'il découvre et cette toute-puissance est en train de perturber sa relation avec l'Arbre de vie et donc avec Yahvé. Elle l'amène à détruire la vie et à construire un Dieu à son image : en croyant lui obéir, c'est à une idole qu'il va sacrifier son fils. Il ramène le couteau vers lui, délie Isaac et s'en va prendre le bélier pour l'offrir en holocauste. Il sait maintenant que c'est sa propre toute-puissance qu'il sacrifie. Elle empêchait Isaac de vivre parce qu'elle l'enfermait dans une relation de complète dépendance. En voulant se séparer de lui, Abraham n'avait d'autre solution que de le détruire. Sa conscience fait, en ce moment même, un pas décisif : la séparation nécessaire passe par la rupture du lien de dépendance qu'entretient la toute-puissance. Le sacrifice, qui l'atteint au cœur de lui-même, change subitement de nature. Il est en train de libérer le fils, en libérant l'avenir de la vie et de la liberté : il libère aussi la conscience du père en libérant le sens et la raison. La violence vient de faire un saut qualitatif pour séparer le fils de son père, sans briser le lien de la vie. En même temps, Isaac a fait symboliquement l'expérience de la mort, et de la force de mort qu'il finit par intégrer.

Maintenant Abraham peut retourner à Bersabée où il avait adoré Yahvé. C'est à un autre Dieu qu'il veut s'adresser car il l'a libéré de la toute-puissance, qui en faisait une idole à son image.

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