Babel, la violence du langage,

qui porte la différence




Pieter Bruegel, La tour de Babel

http://www.geocities.com/SoHo/Study/8970/br_gallerie_peinture.html

 

Le mythe de Babel, également tiré des premiers chapitres de la Bible, s'intéresse encore à la structure sociale pour mettre en garde contre une société trop homogène, qui fuit la différence. C'est aussi une manière de stigmatiser certains replis communautaires, qui, arc-boutés sur l'identité du groupe et la recherche du même, conduisent les individus à la confusion et à la violence ouverte. De façon plus précise encore, ce mythe oblige à réfléchir sur la conception de la ville.

En réalité, c'est une autre piste que nous voudrions suivre, celle qui associe le langage à la violence. C'est bien sur la voie du langage et de la langue que le texte cherche à nous attirer dès les premières lignes : " Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots ". Et il se termine sur la confusion du langage lui-même.

Le monde est apparemment en train de se reconstruire après une énorme catastrophe, un déluge épouvantable qui a inondé la plus grande partie du monde habité. Ils parlent la même langue, utilisent les mêmes mots et vivent dans la bonne entente. Ils pensent qu'ils pourront mieux résister aux dangers futurs s'ils restent regroupés, occupés à un projet commun. Après des recherches attentives, ils découvrent, au cours de leurs déplacements, une vallée verdoyante où ils pourront s'installer.

Babel

Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots.
Comme les hommes se déplaçaient à l'orient,
Ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent.
Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu".
La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier.
Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour
Dont le sommet pénètre les cieux !
Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés par toute la terre !"

Or Yahvé descendit pour voir la ville
Et la tour que les hommes avaient bâties.
Et Yahvé dit : "Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue,
Et tel est le début de leurs entreprises !
Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.
Allons ! Descendons ! Et là confondons leur langage
Pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres."
Yahvé les dispersa de là sur toute la terre
Et ils cessèrent de bâtir la ville.
Aussi la nomma-t-on Babel,
Car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre
Et c'est là qu'il les dispersa sur toute la face de la terre.
(Bible de Jérusalem, Genèse XI - 1 à 9)

La structure du récit

Langage -Grotte Chauvet

http://www.dinosoria.com/lascaux.htm

La structure du récit

1. Tout le monde se sert d'une même langue et des mêmes mots
Le texte insiste, dès le départ, sur le même, qui atteint la langue elle-même, jusque dans ses racines. Autrement dit, la langue ne porte pas la différence.

2. Les hommes s'établissent dans une vallée, au pays de Shinéar
Ils ont choisi un endroit très propice pour la culture et les déplacements.

3. Ils veulent bâtir une ville avec une tour qui pénétrera dans les cieux
Ils cherchent à bâtir une ville qui relie le ciel et la terre : il y a, en même temps, une recherche religieuse apparente et l'expression d'une démesure.

4. " Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés "
Il y a, ici, confusion entre l'identité et le fait de porter le même nom et aussi, par extension, entre l'identité et l'appartenance communautaire. Le sujet n'existe pas.

5. Yahvé constate que tous parlent la même langue et forment un seul peuple
L'attention est attirée sur la liaison entre le peuple et la langue. Et s'il n'y a qu'une seule langue, il ne peut y avoir qu'un seul peuple.

6. Aucun dessein ne sera irréalisable
Nous sommes ici dans la toute-puissance car les limites ne sont pas posées.

7. Yahvé descend dans la ville
Yahvé est toujours dans la geste créatrice. Il va poser de nouveaux fondements ou tout au moins faire apparaître ceux qu'il a déjà posés.

8. Il confond le langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres
Il constate que le langage, tel qu'il fonctionne, engendre la confusion. Il n'est pas apte à promouvoir le développement de l'humanité.

9. Il disperse les hommes sur toute la face de la terre
En dispersant les hommes, il veut ensemencer toute la terre. Et, pour cela, il souligne que le phénomène de dispersion est inscrit dans la structure du langage lui-même pour aider l'homme à sortir de la confusion.

Le texte, dans son développement, souligne le lien entre le langage et le devenir de l'humanité. L'homme est appelé à redécouvrir que le langage, pour favoriser son avenir, est porteur de la différence. S'il est en contradiction avec le langage, qui le constitue, il entre dans la confusion et la folie.

L'éclairage du texte par les images

Démesure

http://www.rfimusique.com/musiquefr/articles/060/article_13442.asp

 

L'éclairage du texte par les images

1. Une seule langue et les mêmes mots
L'absence d'altérité

2. Le peuple qui s'enracine dans un même lieu
L'enfermement dans le dedans

3. Une ville avec sa tour qui pénètre les cieux
Elle relie la terre et le ciel

4. Un seul nom pour regrouper tout le monde
Le nom perd sa capacité de différenciation

5. Un seul peuple, qui parle la même langue
Le peuple lié à la langue unique

6. Le manque de limites
Le manque de limites est lié à la non différenciation

7. Yahvé qui veut arrêter le projet
Le texte présente Yahvé comme un homme : nous sommes déjà fans l'interprétation

8. La confusion du langage ou la folie
La folie identifiée à la confusion du langage

9. Le peuple dispersé
Comme s'il ensemençait la terre

La même langue et les mêmes mots enferment les hommes dans la standardisation et les conduisent à des projets démentiels et finalement à la folie. Il faut disperser les hommes pour faire sauter l'enchaînement opéré par la fermeture de la langue, en contradiction avec le langage, (et faire apparaître en lui la différence). C'est une condition indispensable pour assurer l'avenir de l'homme. Les images ne font ici que souligner ce que révèle déjà la structure du récit.

La signalétique ou les paroles du texte

Mais que faire ?

http://www.skitour.fr/photos/mais-que-faire,3452-6.html

La signalétique ou les paroles du texte

1. Les hommes au travail
Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu.

2. La volonté de se fabriquer un nom enraciné dans le sol et inscrit jusque dans les cieux
Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés par toute la terre !

3. L'unanimité dans le faire qui conduit à la toute-puissance
Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.

4. Mais les hommes se heurtent à la confusion du langage qui engendre mésentente et folie
Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres

Les hommes sont enfermés dans le faire et le faire est cantonné dans le même et la standardisation parce qu'ils ne veulent utiliser qu'une seule langue et s'en tenir aux mêmes mots. Mais ils ont oublié que le langage et ses structures symboliques les précèdent et ne peuvent obéir à la maîtrise du faire. L'homme ne peut fabriquer le langage comme il fabrique ses objets. Le langage lui-même finit par se rebeller et suscite la confusion, dans une forme de violence, qui oblige à la dispersion.

La violence du langage qui porte la différence

Ein quadrameter Babel

http://www.jetzt-zeichnen-ag.de/quadratmeter/quadratmeter%20babel.htm

La violence du langage, qui porte la différence

Après la désolation du déluge, l'homme, dans une prétention étonnante, cherche à refonder l'humanité. Il réalisera son rêve par le faire. C'est le projet de la cité idéale, qui émerge dans son esprit. En faisant la cité idéale, il se fera lui-même.

Une seule et même langue et les mêmes mots

L'homme a compris qu'il a besoin d'une même langue et de mêmes mots pour faire. S'il veut maîtriser la matière, il doit commencer par maîtriser les concepts qui permettent de la comprendre et d'agir sur elle. Le mot doit se mouler sur la matière pour avoir prise sur elle. Une forme de langue commence à faire son apparition. Ce n'est pas encore la langue scientifique. C'est pour le moins une langue technique.

La langue finit par se confondre avec la langue technique

Ainsi l'univers technique envahit la vie de tous les jours. Et la langue faite pour communiquer dans tous les domaines de l'existence finit par se confondre avec la langue technique elle-même. Le monde s'appauvrit dangereusement, au point de se cantonner dans le domaine du faire ; l'amour et la poésie n'ont plus leur place, à moins qu'ils ne se moulent dans les standards et la répétition qui voudraient les inventer à nouveau. En voulant devenir scientifique ou technique, l'art lui-même se dissout dans l'ennui et la prétention.

La parole se confond avec la langue

Parce que le sujet individualisé ne peut exister dans ce monde standardisé, la parole n'existe pas. Elle se confond avec la langue elle-même. En effet, il n'existe pas de parole sans sujet.
Pour atteindre son but, la langue technique doit à tout prix éliminer le sujet fait de particularité et d'incommunicabilité. La parole ici est un simulacre de parole. Elle ne fait que répéter ce que lui dit la langue et contraint le manque et l'incompréhensible à l'exil. Des pans entiers de l'univers sont ainsi en train de s'effondrer.

La standardisation des comportements et des individus

Les comportements se plient à la standardisation de la langue. Un fossé se creuse entre le petit nombre de ceux qui conçoivent et la foule de ceux qui exécutent. Ainsi la plupart sont condamnés à un travail répétitif pour faire des briques toutes identiques les unes aux autres. Pour unique consolation, ils ont la perspective de participer au Grand Œuvre de la communauté. Chaque individu est lui-même comme une brique dans un grand ensemble, transformé en chose et condamné à ressembler à tous ceux qui l'entourent.

De la standardisation à la démesure

La standardisation recherche dans le grandiose et la démesure ce qu'elle perd en qualité et en esthétique. Il faut faire une tour qui perce les cieux et qui soit une référence pour les âges à venir. Il y a, dans une telle attitude, la volonté de mimer le religieux à défaut de le mettre en œuvre. Comment pourrait-il en être autrement puisque le symbolique est absent ? Et, à la limite, en voulant pénétrer dans les cieux, l'homme cherche, pour une part au moins, à s'assurer que la divinité en est absente pour prendre sa place.

L'ancrage dans le même nom ou la refondation de l'humanité

Habituellement, chacun reçoit son nom d'un autre, pour bien marquer le lien qui l'unit à l'origine de l'homme à travers une filiation qui se déroule dans l'histoire tout entière. Ici, on ne reçoit pas son nom, on va le fabriquer en réalisant le Grand Œuvre, qui marquera la suite des temps. Il sera le même pour tous, signe étincelant d'une refondation de l'humanité. Ainsi tous les malheurs passés et, en particulier, le grand désastre du déluge, seront rayés de la conscience, soulignant ainsi la volonté manifeste d'évacuer l'inconscient lui-même.

Le langage se rebelle

Au bout d'un certain temps, le projet insensé de maîtriser la langue et de se fabriquer un nom se heurte au langage lui-même. Le langage, qui renferme les structures symboliques de l'homme, est toujours déjà donné. Il est ce à partir de quoi je peux parler, il me précède comme pour m'empêcher de le manipuler. Or, c'est bien à une sorte de manipulation que le projet de Babel voudrait procéder. Aussi le langage se met-il à résister : il entre dans la confusion et provoque la folie, disant ainsi qu'il ne marche pas dans le travestissement qu'on veut lui imposer. Nous ne pouvons nous heurter à l'invariant qui nous constitue sans provoquer des désastres. L'oreille se bouche et les mots qui doivent porter le sens suscitent l'incompréhension. Parce que les hommes ne s'entendent plus, la violence meurtrière est à la porte.

L'altérité absente

La confusion du langage est révélatrice d'une altérité absente. Il n'y a pas d'autre pour écouter si bien que la parole se transforme en échos qui interfèrent les uns avec les autres. C'est le brouillage des ondes de la transmission qui est ici à l'œuvre. Le brouillage, d'ailleurs, se reproduit à tous les niveaux, prenant la forme d'un mimétisme indépassable, qui affecte le désir aussi bien que la violence. Le cancer qui désorganise le corps, par la multiplication de cellules identiques, se met à perturber le psychisme lui-même et à contrarier toute émergence du sujet. En voulant tout maîtriser, l'homme n'arrive plus à réguler la machine qui devait produire de l'homme, parce qu'elle révèle son impuissance à engendrer de l'altérité et ne peut que s'enfermer dans l'écho de la répétition.

La violence du langage qui porte la différence

Le récit de Babel nous fait percevoir qu'il existe dans le langage une violence qui va provoquer la dispersion des hommes. Elle est constitutive du langage lui-même, dans la mesure où elle est là pour porter la différence. Or il n'existe pas de différence si les hommes restent enfermés dans un même moule. C'est bien pourtant une sorte de matrice que constitue le langage, appelé à produire de l'humain. Mais cette matrice est de l'ordre du symbolique ; elle est capable d'associer les contraires, comme la mort et la vie, dans un même paradoxe. Elle a une force qui rapproche et une force qui éloigne et sépare, regroupant le même et l'autre dans une même dialectique. En réalité la force qui éloigne et sépare, qui fait éclater et disperse, est précisément la violence. Sans elle, la différence est absente. Il appartient au langage de la promouvoir pour que la graine de l'homme puisse ensemencer la terre entière. " Et c'est là qu'il dispersa les habitants sur toute la face de la terre. "

La dispersion dans une pierre précieuse

El rutilo tiene una dispersión aún más elevada que el diamante (Foto: IGE)

http://www.uned.es/cristamine/gemas/propiedades/dispersion.htm

 

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