Caïn et Abel

La violence séparatrice, fondatrice de la société

Caïn et Abel - Marc Chagall

http://www.postershop.com/Chagall-Marc/Chagall-Marc-La-Bible-Cain-et-Abel-4706136.html

Le meurtre est présent dès l'émergence de l'homme. Il manifeste la difficulté des frères à vivre ensemble. Aussi le texte de Caïn et Abel est-il un avertissement solennel. Il souligne que la société ne pourra se constituer sans poser un fondement essentiel : celui de l'interdit du meurtre. Ce n'est pourtant pas dans ce sens que nous voulons orienter notre réflexion et notre analyse. En étant plus proche du texte, nous découvrons en effet que la violence séparatrice oblige à dépasser l'enfermement de la communauté pour donner naissance à la société plus ouverte et plus universelle. Ainsi, après avoir montré que la non intégration du manque fait exploser la violence meurtrière, nous verrons comment la violence séparatrice exercée par Yahvé, dans le procès qu'il intente à Caïn, vise à créer un au-delà de la communauté en donnant au coupable un rôle inattendu : celui de jouer la fonction de tiers pour créer un espace de parole entre les communautés.

Nous procèderons comme dans le chapitre précédent, allant du texte à l'interprétation, en posant quelques balises, susceptibles de nous aider à déchiffrer le sens du récit.

Caïn et Abel

L'homme connut Eve, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn
Et elle dit : "J'ai acquis un homme de par Yahvé".
Elle donna aussi le jour à Abel, frère de Caïn.
Or Abel devint pasteur de petit bétail
Et Caïn cultivait le sol.
Le temps passa et il advint que Caïn présenta
Des produits du sol en offrande à Yahvé,
Et qu'Abel, de son côté, offrit des premiers nés de son troupeau
Et même leur graisse.
Or Yahvé agréa Abel et son offrande.
Mais il n'agréa pas Caïn et son offrande
Et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu.
Yahvé dit à Caïn : "Pourquoi es-tu irrité
Et pourquoi ton visage est-il abattu ?
Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ?
Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte,
Une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ?"
Cependant Caïn dit à son frère Abel : "Allons dehors".
Et, comme ils étaient en pleine compagnie,
Caïn se jeta sur son frère et le tua.

Yahvé dit à Caïn : "Où est ton frère Abel ?"
Il répondit : "Je ne sais pas.
Suis-je le gardien de mon frère ?"
Yahvé reprit : "Qu'as-tu fait ?
Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol.
Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile,
Qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit :
Tu seras un errant parcourant la terre."
Alors Caïn dit à Yahvé : "Ma peine est trop lourde à porter.
Vois ! tu me bannis aujourd'hui du sol fertile,
Je devrai me cacher loin de ta face
Et je serai un errant parcourant la terre :
Mais le premier venu me tuera !"
Yahvé lui répondit : "Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn,
On le vengera sept fois" et Yahvé mit un signe sur Caïn,
Afin que le premier venu ne le frappât point.
Caïn se retira de la présence de Yahvé
Et séjourna au pays de Nod, à l'orient d'Eden.
(Genèse, 4, 1-16)

La structure du récit

La police cherche à maintenir la violence sous contrôle

http://happydoo.com/membre/bonheur/maurice/fr/nlm7.shtml

La structure du récit


1. Deux frères, l'un face à l'autre
Caïn cultive le sol et Abel est pasteur

2. Deux offrandes
Caïn offre des produits du sol et Abel sacrifie des premiers-nés de son troupeau

3. Yahvé fait une différence
Il agrée l'offrande d'Abel mais n'agrée pas celle de Caïn

4. Naissance de la jalousie de Caïn
Elle est comparée à une bête tapie, pleine de convoitise, que Yahvé n'arrive pas à dominer

5. La discorde entre Caïn et son frère
Il invite Abel à sortir de la maison, signifiant que la bonne entente intérieure n'existe plus

6. Le meurtre
Caïn tue Abel

7. La culpabilité de Caïn reconnue
Il est condamné à l'errance

8. Le danger de s'attaquer à Caïn
Il sera vengé sept fois

9. Caïn quitte le lieu sur lequel il était fixé
Il se retire de la présence de Yahvé

Caïn, poussé au meurtre de son frère par une force intérieure qu'il ne maîtrise pas, est condamné à l'errance, loin du sol qui l'a vu naître, mais il sera protégé par Yahvé, comme s'il était appelé à jouer un rôle fondamental.


L'éclairage du texte par les images

Bernard Bonnarel - La victimé émissaire

http://espace.pictor.9business.fr/pagepersobonnarel.htm

 

L'éclairage du texte par les images

1. Caïn, le fils lié à sa mère
Un attachement qui enferme et empêche d'évoluer

2. Caïn cultivateur
Lié au sol et au territoire

3. Abel éleveur
Un peu plus décroché du sol que son frère

4. Caïn qui offre à Yahvé des produits du sol (sans empressement)
Le sacrifice, qui implique l'acceptation du manque n'est pas évident

5. Abel, qui offre des premiers nés de son troupeau et même leur graisse
Abel est obligé de tuer ses animaux pour les offrir…

6. Abel et son offrande agréés
L'acceptation du manque produit un effet positif sur la vie d'Abel

7. Caïn et son offrande non agréés
L'acceptation du manque à reculons n'est pas propice aux affaires de Caïn

8. Caïn irrité, le visage abattu
La colère qui fermente

9. " Une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ? "
Caïn est dominé par sa violence

10. Caïn se jette sur son frère et le tue
Caïn se jette su Abel comme un animal sur sa proie

11. Le sol, qui a ouvert la bouche pour recevoir le sang d'Abel
Le sang comme une sorte de semence

12. Le sang, qui crie du sol vers Yahvé
Naissance de la culpabilité

13. Une lourde peine
Une peine dure à porter par Caïn

14. Un homme qui devra se cacher
Caïn devra se comporter comme un condamné, exclus de la communauté

15. Un errant parcourant la terre
Une difficulté à se fixer

16. Caïn protégé : on le vengera sept fois
Au-delà des apparences Caïn joue un rôle : c'est pourquoi il est protégé


17. Un signe de protection pour qu'on ne le frappe pas
L'image renforce la précédente

18. Caïn loin de la présence de Yahvé
Yahvé s'est apparemment écarté

Caïn, depuis le départ, apparaît comme une victime. Victime d'une violence qu'il ne maîtrise pas parce qu'il semble n'avoir pas su intégrer le manque. Victime du jugement de Yahvé, qui le condamne à l'exil. Et, pourtant, en le protégeant, Yahvé signifie qu'il lui confie un rôle important. Il réoriente la violence qui est en lui pour la mettre apparemment au service des hommes qui l'entourent.

La signalétique ou les paroles du texte

Théâtre - Le procès (Kafka)

http://leproces.free.fr/

La signalétique ou les paroles du texte

1. L'attachement de la mère à son fils Caïn
J'ai acquis un homme de par Yahvé

2. Une violence qu'il ne peut dominer à cause d'une mauvaise disposition intérieure
Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer.

3. Le péché qui ouvre la porte pour pousser Abel dehors
Cependant, Caïn dit à son frère Abel : Allons dehors.

4. Un procès qui commence par l'interrogatoire
Où est ton frère Abel ?
Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?
Qu'as-tu fait ?

5. L'accusation
Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol.

6. La condamnation
Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile, qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu serras un errant parcourant la terre.

7. Une demande d'indulgence et de protection
Alors Caïn dit à Yahvé : Ma peine est trop lourde à porter. Vois, tu me bannais aujourd'hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre : Mais le premier venu me tuera !

8. La protection accordée
Yahvé lui répondit : Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et Yahvé mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point.

Comme dans le récit de la chute, le texte nous fait assister à un procès, celui de Caïn, après le meurtre de son frère. Caïn veut mettre Abel dehors, en le faisant disparaître. Dans le procès, c'est Caïn qui est mis dehors. Les rôles sont inversés. Mais Caïn reprend la première place en devenant la figure de l'homme avec une violence qu'il n'arrive pas à maîtriser. Yahvé le remet sur sa route en dépit des apparences et la miséricorde divine apparaît dans la protection qu'il lui accorde et le signe qu'il met sur lui.

Premier niveau d'interprétation

Manques - Jean-François Hoarau

http://myclimatspainters.free.fr/hoarau-index-02.htm

 

Premier niveau d'interprétation : la non intégration du manque fait exploser la violence meurtrière

Dans la Bible, le mythe de Caïn et Abel est présenté comme un texte d'origine. C'est une manière de signifier qu'il est porteur d'une vérité générale, qui intéresse encore l'humanité d'aujourd'hui.

Caïn très lié à sa mère vit dans l'appropriation


Caïn l'aîné et Abel le cadet sont deux frères enfantés par Ève, la mère de tous les vivants. Le texte souligne l'intérêt que la mère porte à l'ainé et le grand attachement qui les lie l'une à l'autre. Les deux frères vivent aussi dans une très grande proximité, à l'intérieur d'une structure familiale ou communautaire. L'étymologie du prénom Caïn commence à mettre l'esprit en éveil : il renvoie à l'acquisition, à l'appropriation. La différenciation entre les individus est à peine ébauchée et ce qui est à l'un appartient aussi à l'autre. Mais, dans l'enfermement de la structure sociale, le désir peut pousser à s'approprier le bien de son voisin. Les territoires ne sont pas définis et la réussite de l'un va susciter l'envie de l'autre.

L'intégration du manque chez Abel et la non intégration chez Caïn

Or, Abel le cadet, pasteur de petit bétail, réussit mieux que Caïn, son frère aîné, devenu cultivateur. Il a su émonder son désir, le creuser en introduisant le manque et la limite : il offre à Dieu des premiers nés de son troupeau et même leur graisse. Chez lui, la violence est à l'œuvre, dans son sens le plus positif. Il a pu l'intégrer car il est amené, très souvent, à tuer ses animaux pour le sacrifice ou pour les besoins quotidiens. Caïn, le cultivateur n'a pas la même expérience. Il vit refermé sur son désir laissé à l'état sauvage. Il oublie que le manque est nécessaire pour lui donner une dimension humaine. Aussi est-ce à contrecœur qu'il se prive de quelques produits de sa récolte pour les offrir à Yahvé. Parce qu'il est trop proche de ses intérêts, ses affaires ne prospèrent pas. Le texte dit que Dieu n'agrée pas ses offrandes.

Caïn ne peut maîtriser sa violence non intégrée et sacrifie son frère, qui lui fait de l'ombre

Aussi la violence que Caïn n'a pas su utiliser pour imposer le manque à son désir finit-elle par se retourner contre lui. Elle est comme une bête tapie qu'il ne peut contrôler. En même temps, le désir non émondé se transforme en envie qui le pousse à s'approprier la réussite de son frère. Le mélange d'une violence non intégrée et d'un désir sauvage, qui a pris la forme de l'envie, le pousse aux pires excès. Caïn, au lieu de parler, invite Abel à sortir de la maison. Il veut le jeter dehors : mais son instinct le pousse à se précipiter sur lui et à le tuer.

Le passage du meurtre à la parole

Caïn a de la peine à prendre conscience de ce qu'il vient de faire. Sa violence le dépasse. Il met du temps à se rendre compte que son frère est mort par sa faute. Il n'a pas su parler. Maintenant c'est le sol lui-même qui parle à la place d'Abel. Il a ouvert la bouche pour recevoir le sang de la victime et le sang lui-même se met à crier pour ouvrir la conscience de Caïn. La violence du meurtre trouve le chemin de la parole : l'image se contracte et devient explosive. On ne sait plus si c'est la bouche du sol ou le sang répandu qui parle. Les deux se confortent pour contenir la violence de la parole naissante et la faire exploser. Elles mettent en miettes les fermetures que Caïn avaient imposées à sa conscience. La culpabilité entre alors en lui. Il peut maintenant intégrer sa violence et sortir de l'appropriation, mais le prix à payer est le départ de la communauté (ou de la structure familiale) ; indirectement, c'est elle qui, par son enfermement, l'a empêché d'évoluer et l'a conduit au meurtre.

En intégrant la violence, Caïn devient un rempart contre la violence sociale

Désormais Caïn acquiert une place inconfortable mais vitale pour les communautés. Il devient porteur de la parole, car il est un tiers errant, qui va de l'une à l'autre, leur permettant ainsi de s'ouvrir et de communiquer entre elles. C'est bien cette vocation de tiers que le texte (un peu plus loin) assigne à ses descendants, qui vivent sous la tente, jouent de la flûte et du chalumeau et forgent, à l'écart des villages, les socs des charrues et les armes de la guerre. La nouvelle place assignée à Caïn est si fondamentale que si quelqu'un s'avisait à le faire disparaître, il entraînerait un déchaînement de violence mimétique incontrôlable : les communautés finiraient par se déchirer et peut-être disparaître. "Si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois."

Ainsi le mythe de Caïn et Abel, devenu texte sacré dans la Bible, montre comment la violence peut devenir meurtrière, lorsque les communautés s'enferment sur elles-mêmes : chacun finit par vouloir s'approprier le bien et la destinée de l'autre. Or les communautés multiples sont appelées à s'ouvrir les unes aux autres. Mais cette ouverture n'est possible que s'il existe des tiers, chargés d'établir le lien et de faire passer de la violence à la parole. C'est ce rôle qui a été assigné à Caïn, figure de l'homme des origines.

Second niveau d'interprétation

La fondation de la société

http://otecto.weblog.com.pt/arquivo/2005_03.html

 

Second niveau d'interprétation : De la violence du manque à la violence séparatrice pour fonder la société

Le texte de La chute insistait sur le manque, faisant apparaître le lien intime qui l'unit au désir. Nous avons vu comment il était chargé d'une violence, prête à exploser en cas de non intégration. Comme nous venons de le voir, le manque est toujours présent dans le récit que nous analysons. Mais il est lié au thème de la séparation, nouvelle figure de la violence. Ce thème était déjà présent dans le texte de la chute, mais il s'agissait de la violence séparatrice de Dieu, constamment liée à la création et non de celle de l'homme. Ici, la violence séparatrice marque le comportement des deux partenaires et c'est à ce double niveau que nous allons l'analyser maintenant.

La confusion originelle

L'humanité est encore à ses débuts. Les structures sont à peine ébauchées : elles ont besoin de l'histoire pour se mettre en place. Le lien privilégié de Caïn à sa mère l'enferme dans une relation maternelle pleine de confusion. Entre l'une et l'autre, la séparation n'est pas faite et l'identité de l'aîné peine à se distinguer de l'identité de celle qui l'a conçu. Il en va de même avec la communauté, image sociale de la mère, qui enveloppe Caïn d'une matrice encore indifférenciée. Les limites sont peu marquées et ce qui appartient à l'un est également le bien de l'autre. Les désirs s'enchevêtrent entraînant chacun vers le même objet dans une forme de mimétisme, qui apparente l'homme à l'animal grégaire, au point que les corps sont encore interchangeables parce que le sujet n'est pas là.

Abel se sépare de ses animaux

Il existe pourtant une différenciation des rôles, qui attribue aux deux frères une fonction distincte. Caïn est cultivateur et Abel se consacre à l'élevage. Mais c'est sur le même sol que l'un et l'autre exercent leur activité, ce qui ne va pas manquer d'engendrer d'éventuels litiges. La relation au sol n'est cependant pas la même pour chacun des deux frères. Chez Caïn, elle est plus intime, plus charnelle, comme s'il avait lui-même épousé la terre elle-même pour qu'elle donne son fruit, à force de travail. Chez Abel, il existe plus de distance car c'est l'animal et non pas lui, qui est en relation directe avec le sol. Ici la distance commence à s'établir un peu naturellement. Puis, par la force des choses, le maître des troupeaux fait l'expérience de la violence car il doit mettre à mort les animaux qu'il a choisis pour assurer la consommation familiale et communautaire. Et cette mise à mort est aussi mise à distance et plus encore séparation, qu'il va symboliser dans les sacrifices offerts à Yahvé. Contrairement à Caïn, qui a de la peine à se désapproprier des produits du sol, il a tellement intégré la violence séparatrice qu'il fait bon poids en ajoutant la graisse à la viande sacrifiée.

Yahvé sépare Abel et Caïn

Comme nous l'avons déjà souligné, la violence séparatrice n'est pas seulement présente chez l'homme, elle est d'abord chez Yahvé une dimension de l'acte créateur. Il sépare l'eau et la terre, le jour et la nuit... Dans le présent récit, il en vient à séparer Abel et Caïn, en acceptant le sacrifice de l'un et en refusant l'offrande l'autre. Il souligne ainsi la différence entre celui qui se désapproprie de ses biens et celui qui s'accroche à ses possessions. Bien plus, il inscrit cette différence dans le déroulement normal des événements : la réussite sourit à l'homme qui sait se détacher de ce qu'il possède et l'échec entrave l'action lorsque le détachement est absent. C'est ce que veut souligner le verbe agréer : " Et Yahvé agréa Abel et son offrande mais il n'agréa pas Caïn et son offrande ". C'est la qualité de l'offrande qui détermine l'agrément ou le non agrément des individus.

Caïn ne supporte pas la séparation

Caïn, qui reste attaché à ses récoltes comme il est rattaché à sa mère, ne supporte pas la séparation imposée par Yahvé entre lui et son frère. Il a vu, dans cette séparation, une punition, alors qu'elle était d'abord le germe d'une différenciation pour faire naître l'altérité et orienter, dans ce sens, le devenir de l'humanité. Pour lui, Abel n'est pas un autre, tout simplement parce que lui-même fait corps avec son frère et accepter la séparation, ce serait sacrifier son propre corps. C'est en tout cas ce qu'il imagine.


La violence de Caïn dans la confusion

Or, la violence qu'il a toujours rejetée surgit comme une force extérieure qu'il est incapable de maîtriser. L'irritation monte et commence par désorganiser et détruire son propre visage, qui lui donnait jusqu'ici figure humaine. C'est l'homme, en lui, qu'il commence à abattre, sans même s'en rendre compte, laissant la force animale continuer son œuvre de destruction. Il entre dans la confusion parce que sa violence faite pour séparer et différencier est elle-même détachée du sens qu'elle était chargée d'instaurer : la parole s'échappe et la folie est à la porte.

Caïn tue au lieu de se séparer

Caïn invite son frère à sortir. En réalité, en disant : " Allons dehors ", c'est à la parole qu'il donne congé, détruisant ainsi l'ultime rempart qui pouvait le séparer de son frère. Ils n'ont alors pour témoin que la campagne déserte, qui s'étend à perte de vue. Caïn la croit aveugle et dépourvue de tout sentiment. Elle est pourtant là comme la face extériorisée de sa conscience en gestation. Mais cela, il ne le sait pas encore. Alors, dans sa folie, il se jette sur Abel et lui donne la mort. En fait, ce n'est pas vraiment lui qui agit : c'est la violence qu'il ne peut maîtriser qui agit à sa place. Et parce qu'elle a perdu la tête, elle tue au lieu de séparer.

Yahvé sépare Caïn de sa communauté

Caïn est dans l'égarement. Il a du mal à reprendre ses esprits. Ce sont les traces de son forfait sur le sol, qui le remettent en face de la réalité. Le sang qui s'écoule sur la terre le renvoie à lui-même et ouvre sa conscience. C'est bien lui qui a tué son frère. Dans la culpabilité qui s'empare de ses pensées, sous le regard de Yahvé, il finit par intégrer sa propre violence qui avait agi comme la force d'un autre. Au milieu de son malheur, il vient de progresser en humanité, mais il ne doit pas en rester là. Il faut aller plus loin. La communauté a été pour lui le piège qui l'a fait chuter. Yahvé juge qu'il faut l'en séparer pour le faire progresser et faire progresser avec lui l'humanité tout entière. Dans un premier temps, Caïn prend une telle mesure comme une malédiction. Habitué à vivre le dedans, il a de la peine à franchir la frontière du dehors. Comment envisager, sans angoisse, de devenir un errant parcourant la terre ?

Caïn séparé de sa communauté devient un tiers pour toutes les communautés

Séparé de sa communauté, Caïn entre dans l'altérité qu'il refusait jusqu'ici. En tant qu'autre, il prend la figure de l'étranger, qui va d'une communauté à l'autre. Fonctionnant comme tiers, il ouvre les groupes humains les uns aux autres. Sa place est fondamentale, car, en favorisant les relations intercommunautaires, il évite la circulation de la violence mimétique (enfermée dans le même), qui détruit les structures aussi bien que les individus.

Le fondateur d'une société séparée de la communauté

A travers le dépassement de la communauté qu'il opère et en favorisant les relations intercommunautaires, Caïn, figure humaine fondamentale, contribue à créer un nouvel espace plus universel et plus ouvert sur l'avenir : il dessine l'esquisse de la société. Pour assurer le développement de l'homme, la communauté ne peut se suffire. Elle a besoin de la société qui la promeut au-delà d'elle-même. Le destin de l'homme et le surgissement de la parole vont se jouer dans l'espace de séparation qui les différencie et les unit sans jamais les confondre.

Caïn et Abel

http://instructional1.calstatela.edu/bevans/Art454L-12-Tecamachalco/F00002.html

 

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