Dénis d'évidences sur fond de crise





L'ange aux leurres de Marc Chagall

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Dénis d'évidences sur fond de crise

Gérard Jaffrédou s'interroge, d'une manière générale et plus spécialement en ce temps de crise mondiale, sur les dénis d'évidences qui nous empêchent de voir la réalité telle qu'elle est et privent la parole de son pouvoir de critique et de contestation. Il en analyse les raisons une à une sans être complètement sûr des différentes explications proposées. A la fin, il tente de dépasser la recherche des causes, sans pourtant l'abandonner, parce que seuls peuvent être décisifs, en dernier recours, un pari sur l'avenir, porté par la générosité et la gratuité, et un engagement du sujet dans des choix radicaux et sans ambiguïté.
Etienne Duval, de son côté, s'appuyant sur Les contes des Mille et Une Nuits, croit discerner, à la base des dénis d'évidences, une séduction plus ou moins cachée, qui détruit les ressorts de la parole et sa capacité de dénonciation et d'affirmation de soi. Il reste alors à la repérer pour la faire apparaître au grand jour et contrarier ainsi le processus d'exploitation et d'exclusion de ceux qui travaillent au bénéfice des plus riches.


Sur quelques dénis d'évidences

Je reprends donc un des points de départ d'une réflexion qui me poursuit depuis assez longtemps. Lucien Sève, donc, écrivait dans une tribune du Monde il y a quelques années : " Jamais le capitalisme n'a été aussi massivement et aussi évidemment destructeur, et jamais il n'a été aussi peu contesté " (Je cite de mémoire).

Ce qu'on ne veut pas voir
La "crise mondiale", est sous notre nez. Ses origines me semblent fort évidentes : le fonctionnement du système capitaliste et sans doute sa nature même, ce qui est dénié d'une manière générale, ou contourné (c'est la faute à la forme ultra-libérale, ou à la finance, ou à quelques voyous). Et l'immense crise climatique, inséparable.
En ce qui concerne l'avenir, il semble assez évident qu'on va dans le mur. Mais le pire n'est pas toujours sûr, quoi qu'on dise. Il se peut que le moteur explose avant ; comme dit Hervé Kempf : ce serait une bonne nouvelle. Mais je crains d'être, avec cette hypothèse, dans le déni d'évidence : car on y va, au moins sur la lancée.

Des dénis d'évidence ? pourquoi ?
Sans doute, c'est le recul, la suite des les événements ultérieurs, qui font apparaître les évidences, qui ne s'imposaient pas sur le moment . Du moins pas à tous. C'est là le problème. Une minorité les voyait : Une minorité, MAIS pourquoi pas tous, en particulier ceux qui savent, détiennent les pouvoirs d'agir ? Pourquoi, donc, ces " dénis d'évidence "? Et l'acceptation, pour le moins, et massive, de ce qui s'ensuit ?

Les réponses possibles sont multiples et parfois simples. La question est peut être oiseuse, d'autant que leurs combinaisons sont complexes et variables, ou relèvent de la théorie et sont invérifiables. Essayons.

Par crainte, optimisme, facilité, résignation ? …
La crainte de voir la réalité, si on la sent déplaisante et menaçante (mais pourquoi ce refus ?). La conviction (acquise comment ?) que la réalité est complexe et nous dépasse ; que par conséquent, il faut laisser faire les experts, ceux qui savent (en savent-ils plus ? savent-ils ce qu'il faudrait savoir ? ) . La conviction (d'où vient-elle ? ) de son impuissance de toutes façons : à quoi bon trop réfléchir ? ("Le monde, on le changera pas !" dit mon voisin de Lesches pourtant visionnaire de bien d'évidences). Un optimisme de principe, de facilité, voire de résignation : on verra bien, on fera avec, ça ne peut pas être bien pire que maintenant.

… Ou parce que le langage et les experts pensent pour nous ?…
Le langage, de plus, nous joue des tours : ses tours et tournures enrobent la réalité . Nous ne voyons plus que des gentils "partenaires sociaux" égaux et loyaux ; et des "consensus positifs " des "plans sociaux" salvateurs, "des "investisseurs" "performants" etc. etc. Nous jouissons d'un système "libéral", "ultra-libéral" même : vive la liberté !, d'une "société de marché" "non faussé" : vive l'abondance ! Plus de capitalistes, mais des "hyper-riches", des "grands dirigeants", "méritants", eux. Les "travailleurs pauvres" n'ont qu'à travailler plus. Plus aucun prolétaire exploité ; plus aucun "travailleur" depuis qu'Arlette a pris sa retraite. Il était temps d'ailleurs, on commençait à en rigoler. Le langage pense pour nous (de qui est la formule ?). Et c'est un donné

Donné notamment par les "experts", transmis par les médias. Le langage technique, savant, en impose, se donne comme objectif, et pose comme objectif, quasi naturel, le phénomène dont on parle. Ainsi le monde est fait de mécanismes trèèèèès complexes, qu'eux seuls connaissent, qu'on ne peut changer. Les questions qui renvoient, au delà des jargons, à la réalité, ne seront donc pas posées. Elles sont au choix : incompétentes, dogmatiques, idéologiques, démagogiques, etc. etc. .D'autant qu'il est difficile, parfois héroïque, de penser contre le cadre conceptuel qui vous a formé et surtout contre le cadre institutionnel qui vous nourrit et qui, accessoirement, réchauffe votre ego si vous brillez un peu et ne crachez pas trop violemment dans la soupe.

…Tandis que subsiste, hors du temps, une démocratie illusoire
Elles ne seront pas posées non plus par les "représentants du peuple", puisque le "peuple" ne se les pose plus guère. Représentent-ils d'ailleurs vraiment le peuple ? On ne voit pas qui parlerait pour les "travailleurs", les "prolétaires exploités", puisqu'il n'y en a plus : uniquement des "consommateurs". Il s'agit de défendre, non le peuple, mais, en partie contre lui, le seul système économique possible désormais, et bien sûr la République comme elle est, la meilleure de toutes. Le temps est celui des échéances électorales, non celui de la réflexion sur d'autres hypothèses . Les représentants du peuple n'ont plus qu'une utilité : faire croire que la démocratie existe.

Somme toute, tout cela constitue -à l' évidence- des encouragements puissants à ne rien voir ni penser. Le besoin de croire -pour de multiples et assez évidentes raisons- est plus fort que la possibilité de savoir. Ce que l'on a besoin de croire a plus d'évidence que ce qu'il s'agirait de savoir - quoi que… les "évidences" résultant d'un "savoir" comportent aussi une bonne part de croyance ….Mais je n'ose m'avancer sur ce terrain : comment, à quelles conditions se constitue la vérité , ou l'impression d'évidence, ce qui n'est pas tout à fait la même chose sans doute.


Ou bien les dénis viennent-ils de plus loin ? la pensée magique, les tabous, une pulsion de mort ? …
Mais reste à savoir pourquoi ça marche si bien. C'est là qu'est l'os. J'extrais de quelques lectures ou relectures récentes, quelques hypothèses. On peut accuser d'abord le bon vieux déni de réalité. Mais, encore : pourquoi ? La "pensée magique" nous pousse parfois à faire comme si nos désirs, traduits en incantations, gouvernaient le monde. Elle constitue peut être un vieux fonds de non-pensée et de non-action sur le réel, nourrissant une pseudo-action limitée à du symbolique, du verbal, de l'affectif. C'est le discours politique dominant, sa forme "correcte", c'est à dire moralisatrice et illusionniste.

De plus, des tabous demeurent puissants, protégeant l'origine même du pouvoir : l'argent et tout particulièrement l'argent capitaliste : secret et silence là-dessus. Enfin les tribus, à travers le monde, restent réunies dans la contemplation de leur totem propre et crispées sur sa défense . La nation, son territoire sacré et son État, et les "identités" reçues comme des essences tombées d'un ciel éternel, sont, depuis le XIXème s. surtout, les espaces élémentaires et sacrés de la sécurité supposée du groupe donc des individus : panique si on y touche. D'autres totems plus globaux surgissent, illusoires, dérisoires ou délirants . Ce qui laisse peu de chances à l'approche rationnelle des problèmes réels.

Plus grave. Si on en croit le père Sigmund, d'accord avec Keynes, repris par Dostaler et Maris , les groupes humains sont, comme les individus, animés "au fond" par une pulsion de mort. Le capitalisme en particulier, fondamentalement prédateur et, plus généralement le fonctionnement social n'y échappent évidemment pas. Cette "pulsion de mort" ferait ainsi accepter les évidences ou les pronostics les plus sombres, dans une sorte de jouissance morbide aux ressorts inconscients. On connaît les protagonistes : Éros et Thanatos dans leur combat incertain …. Que le meilleur gagne ! Les paris sont ouverts. Puis aux abris !

Que faire ? Des choix radicaux sans doute nécessaires, " vomir le tiède "
On peut aussi choisir de participer à la lutte. Ce qui implique de choisir son camp ; qu'on retrouve les conditions d'une connaissance et d'une pensée justes; qu' on discerne quelles sont les forces qui agissent ; et comment on peut, comme "sujet", agir concrètement sur elles, avec elles. Vaste programme. Je pense souvent à l'exemple de ceux qui, en 1940, ont choisi le bon camp, qui s'imposait à eux d'évidence. Je suis persuadé que nous sommes dans une situation analogue, décisive, appelant des choix radicaux, "vomissant le tiède" et disqualifiant le compromis prudent.
Il y avait chez ceux-là d'abord une appréciation très concrète du rapport de forces dans l'espace et le temps ; la perception claire, immédiate, du sens inacceptable que prend le cours des choses. Mais il y avait fondamentalement un pari fou sur un avenir ouvert, porté par la générosité, la gratuité, une révolte salutaire contre les myopies de vieillards et les institutions qui n'ont d'autre but que se perpétuer ; parfois la défense du totem tricolore, (mais il était aussi vénéré de l'autre côté ! ). Et un refus instinctif de la barbarie. C'est à dire le choix vital de la culture, du respect d'autrui, et de la liberté. Ingrédients indispensables d'une démocratie.

Peut être est-ce ceci qui ferait passer de "l'individu" au "sujet", encore loin à l'horizon, à travers une sorte de "kénose" cosmique et historique tant qu'à faire, mais très hypothétique ? La seule évidence qui reste est que plus rien n'est désormais assuré. Nous sommes plus que jamais dans l'incertitude .

Gérard Jaffrédou, 15- 19.III. 2009 -

Comment s'opère l'exclusion, par les riches, de ceux qui travaillent, selon les Mille et Une Nuits

Les Mille et Une Nuits sont constituées d'histoires symboliques qui viennent résonner avec notre propre inconscient. Elles peuvent ainsi dévoiler tout en les voilant les ressorts cachés qui président aux comportements des individus et de la société. C'est ce qui se passe avec le conte intitulé "Le premier frère du barbier". Apparemment il s'agit d'un pauvre tailleur séduit par une belle femme riche. Profitant de l'écho de son charme, elle va tout simplement exploiter le soupirant silencieux et, à la fin, provoquer son rejet par la société. Par le détour de la séduction, la femme enlève à la parole du pauvre homme toute capacité de distanciation, de critique et de contestation. Autrement dit elle la détruit comme parole et laisse le champ libre à sa propre toute-puissance. Ainsi toutes les étapes de l'exclusion des travailleurs par les riches finissent par être révélées :

- Celui qui travaille est mis sous la dépendance du riche par la séduction
- Dépendant, il finit par travailler pour rien ou presque rien
- Le cercle des profiteurs s'élargit
- Le travailleur est complètement spolié, livré à la fatigue et à la faim
- Peu à peu il devient l'artisan de sa propre exploitation
- Il se transforme lui-même en esclave
- On le voit même réduit au rang d'animal
- Devenant un véritable déchet de la société
- Finalement il est poussé à la faute
- Le pouvoir, entièrement fondé sur l'ordre des riches, parachève son exclusion en le condamnant
- Seul peut alors lui venir en aide celui qui conserve, pour lui, un sentiment de fraternité (ici le barbier)

En réalité, ce n'est pas la richesse qui est un problème : c'est l'appropriation de la richesse aux dépens des autres. Le récit symbolique, par le truchement du miroir de l'inconscient, ne fait ici que révéler la structure des comportements qu'une telle appropriation va provoquer pour le travailleur, à partir d'une séduction souvent cachée, qui détruit les ressorts mêmes de la parole. Il faudra alors se demander pourquoi l'histoire ne fait souvent que se répéter et repérer où se situe la séduction destructrice pour l'empêcher de fonctionner…

Etienne Duval

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