En période d'élection, savoir

ce que parler veut dire




Démocratie

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En période d'élection, savoir ce que parler veut dire



La parole nous échappe au moment même où nous en avons besoin. Elle nous file entre les doigts lorsque nous égrenons le chapelet de nos revendications. Et pourtant, en cette période d'élection, elle peut trouver une place inattendue. Dans le brouhaha de ceux qui voudraient nous séduire, balançant entre le pour et le contre, comme les cloches qui sonnent à la volée, un espace de démocratie nous est offert si nous acceptons d'abord de faire silence et d'écouter pour réapprendre à parler. Une fois encore nous solliciterons en priorité les mythes égyptiens qui sont, avec ceux de la Mésopotamie aujourd'hui malmenée, à l'origine de la culture méditerranéenne. Ce sont eux qui ont nourri la pensée grecque et la réflexion juive avant même la naissance du christianisme.

Commencer par ouvrir l'espace du possible

Chez les Égyptiens, la parole créatrice s'enracine dans un monde où tout est encore possible. Le Nouou, oscillant entre les ténèbres et l'Océan primordial, est le père ou la mère de tous les dieux. Il n'existe pas vraiment et pourtant il n'est pas rien. Il est indétermination, indifférenciation et pure puissance, en attente d'un surgissement de vie. Comme la nuit, le Nouou est le lieu primordial de toute gestation. Dans le creux des ténèbres, la lumière, principe de toute création, se prépare en se condensant, jusqu'à ce qu'un astre majestueux, fait de lumière étincelante et débordant d'énergie, s'élance dans les cieux sous les yeux médusés des dieux qui accèdent à l'existence, dans le sillage de l'astre qui embrase l'univers tout entier. Mais la lumière continue à faire sa place au Nouou et donc à l'espace du possible, à l'intérieur d'elle-même. Car la création ne se fait pas une fois pour toutes ; elle se poursuit au fil du temps. Elle doit donc continuer à s'appuyer sur l'espace infini du possible pour se déployer dans la durée. C'est pourquoi le signe du déclic de la parole créatrice est le lien qu'elle établit dès de départ avec ce qui n'existe pas encore, pour rendre possible le changement et susciter l'espérance.

Faire rêver ou le temps de l'artiste

De manière étonnante, la parole, pour atteindre la réalité, doit passer par le rêve. Un très beau conte arabe met en scène deux rêveurs. Le premier, un paysan misérable, vient de Perse. Sous la poussée d'un rêve merveilleux, il s'en va, traversant les déserts et les périls de toutes sortes, vers la grande ville du Caire où un trésor lui est promis. Malheureusement, le trésor n'est pas à l'endroit indiqué et notre homme va se jeter dans le Nil, au moment où un mendiant le soustrait à la mort. Que se passe-t-il ? Les réponses succèdent aux questions et le mendiant raconte son propre rêve à celui qu'il vient de remettre sur le chemin de la vie. Aussitôt la lumière surgit dans l'esprit du paysan désespéré : il doit retourner chez lui. Son trésor est son manque et le manque, s'il l'intègre, sera le moteur qui l'entraînera vers tous les trésors de la vie. Avant de s'avancer dans son œuvre de création, Rê, le Soleil, se transforme en artiste. Portées par les ailes du rêve, les formes qu'il invente deviendront la réalité de demain. Aussi la parole qui ne fait pas rêver est-elle mensongère et stérile ; en voulant échapper à l'illusion pour rester accrochée à la réalité d'aujourd'hui, elle nous condamne, à moyen et à long terme, à tourner en rond et à mourir à petit feu.

Penser avec le cœur

Après le temps de l'imaginaire, la parole suit le chemin de la pensée. C'est dans la pensée elle-même qu'elle va être engendrée. Que peut être une parole qui n'est pas portée par une pensée ? Et les mythes égyptiens nous disent que l'engendrement ou la conception de la pensée est faite par le cœur et non par la tête. S'il est une intuition fondamentale, dans cette culture en plein surgissement, c'est que l'amour est le fondement de toute chose et de tout être vivant. Aussi le désir a-t-il ici une place primordiale jusqu'à ce qu'il devienne réellement désir de l'autre. Un mythe nous raconte qu'Isis, la grande déesse féminine, éprouve un sentiment d'amour pour Atoum (Rê). Elle voudrait bien connaître son nom. Mais Atoum, qui a tout créé, est impénétrable. Il se suffit complètement à lui-même et la déesse pense qu'il lui manque quelque chose pour devenir un véritable dieu. Elle peut prouver qu'il n'est pas parfait ; il commence à vieillir au point que sa bave tombe sur le sol. Elle recueille donc une parcelle de ce produit divin, le mélange à de la terre et en fait un serpent encore inerte, dessiné comme un trait d'écriture. Elle le met à une croisée des chemins où passe le soleil. Lorsqu'Atoum arrive à proximité, l'animal prend vie, se dresse et le pique profondément, introduisant la mort dans son corps encore intègre. Violemment interpellé, le Seigneur de l'univers s'étonne, crie, se demande ce qui lui arrive. Le voici subitement plongé dans l'ignorance. Toute sa suite est en émoi. Il ose appeler à l'aide. Seule Isis propose son appui ; elle assure qu'elle peut le guérir mais il faut qu'il lui communique son nom. Or le nom est incommunicable. Le Dieu s'esquive, décrivant ce qu'il fait, le matin, le soir, à midi et au cœur de la nuit. Cela ne saurait suffire. Alors, mis au pied du mur, le Grand Soleil demande à la belle Isis de lui prêter ses oreilles : comme en un geste d'amour, il y glisse son nom dans le plus grand secret. Seul Horus pourra le recevoir à son tour. Satisfaite, la déesse se met à l'ouvrage : elle fait s'écouler dans la terre le poison qui trouble le désir et inscrit dans le nom la marque indélébile du manque. En perdant sa toute-puissance, le Seigneur de la terre et du ciel atteint enfin la perfection : il est stimulé par le désir de l'autre et devient capable du véritable Amour.

La question accoucheuse de la Pensée

La conception de la pensée, sous l'impulsion du cœur, ne suffit pourtant pas à faire naître la parole. La pensée est encore confuse et enveloppée du voile de l'inconscient. Plus qu'un voile, il s'agit même d'une coque résistante. Il est nécessaire de la soumettre à la question. Dans un mythe, qui concerne Neith l'archère, Atoum lui-même est encore caché dans un œuf. La mère qui l'a conçu de sa propre chair a besoin d'aide pour le faire passer de l'inconscience à la conscience. Elle imagine des dieux questionneurs pour l'accompagner dans sa tâche comme de véritables accoucheurs, et en fait des dieux primordiaux qu'elle appelle " les ignorants ". Maïeuticiens, véritables " Socrates " avant la lettre, psychanalystes divins, ils sont les révélateurs de la pensée profonde de la déesse, détentrice du savoir et " auteure " de la création du Soleil incandescent de lumière.

Revenir à la langue universelle des symboles

Révélée à elle-même, la pensée en vient à se transformer en parole créatrice. C'est alors qu'elle passe du cœur dans la bouche : la langue lui donnera un corps de vibration où prédomine la voyelle, et les dents, pourvoyeuses de consonnes, en assureront l'articulation. Pour le mythe, les dents du dieu créateur représentent l'Ennéade, c'est-à-dire les structures fondamentales de la création après avoir été les dimensions essentielles de la divinité. Elles donnent naissance aux grands symboles sous-jacents à la langue. Ils sont reliés les uns aux autres, fonctionnant par paires où gît l'opposition : haut et bas, ciel et terre, feu et eau, vie et mort, féminin et masculin, désir et manque, savoir et non savoir, rêve et réalité, interdit et transgression… Aussi, pour être comprise, la parole devra passer par les symboles dans leur liaison faite d'opposition et de complémentarité, utilisant les ressources de l'image pour favoriser la compréhension. Autrement dit, elle devra, autant que faire se peut, revenir à la langue universelle que tout le monde comprend, parce qu'elle est inscrite, comme un donné fondamental, dans le corps de chaque individu. Le symbole donne à voir, unit le corps et l'esprit, alors que l'abstraction et les termes trop abstraits effacent le corps.

Mettre ses idées dans la circulation de la parole

Les paroles sont les véhicules de l'idée, issue de la pensée. Privées de l'idée, elles s'enferment sur elles-mêmes, se transforment en rhétorique et ne véhiculent plus rien. Il semble aujourd'hui que trop de formations supérieures, préparant aux responsabilités de l'État et de la société civile, insistent exagérément sur la manière d'exposer et de communiquer, oubliant l'élaboration de la pensée et le moment essentiel de la question. Le sujet est annulé pour mieux réussir à convaincre. La technique et la technocratie qui la relaie tendent à remplacer les idées. Et, en définitive, le faire, sans doute essentiel, se substitue à la création parce que la parole créatrice a perdu sa place. Neith, la déesse, qui, dans certains mythes, a mis au monde le soleil, s'est efforcé de le faire connaître, en l'introduisant dans le champ de la parole. Pour exister, sa mise au monde ne suffisait pas : il fallait, en plus, que son nom circule dans le monde de la parole. Personne ne peut maîtriser la circulation de la parole. Mais celui qui a la prétention de parler, doit pourtant, dans un acte de foi, lui faire confiance à tout prix, s'il veut que ses idées circulent et puissent, un jour, transformer le monde.

Affronter ceux qui veulent votre mort car ils peuvent vous rendre le plus grand des services

Sans doute, le heurt des paroles, surtout dans une campagne électorale, est-il à la limite du supportable. Tous les coups semblent permis pour faire chuter l'adversaire. Les mots deviennent des armes qui peuvent détruire. Il est vrai que le respect de l'autre devrait être une règle d'or dans les joutes de la parole. Mais faut-il s'étonner des débordements de violence sournoise qui sont autant d'obstacles pour endiguer la victoire de l'autre ? Les Égyptiens se sont beaucoup interrogés sur la force de mort qui troublait les rapports sociaux, en introduisant le désordre. Ils en ont même fait un dieu au nom de Seth. Supportant mal la place privilégiée de son frère Osiris, Seth a fini par le mettre à mort et même à le découper en morceaux, dispersés dans toute l'Égypte. En recomposant son mari avec les morceaux retrouvés, Isis lui a permis de revivre et a réussi à être fécondée par le sexe qui manquait, signe d'un passage subtil de la reproduction à la fécondation par la parole. Plus encore que les autres, Horus qui est ainsi venu à l'existence, était d'ascendance divine. Mais il a dû subir les coups renouvelés de Seth, le frère de son père. Les procès succédaient aux procès et les décisions n'étaient jamais appliquées. Finalement, les dieux firent appel à Osiris, désormais maître du ciel et des enfers. Ils avaient fini par comprendre que lui seul avait les qualités pour être médiateur parce que, chez lui, à travers le passage de la mort à la résurrection, était illustrée la capacité de la force de mort à devenir une force de vie. Le mystère de Seth commençait ainsi à être résolu en même temps que le mystère de la vie lui-même. Grâce au nouvel espace de la parole ouvert par le médiateur, un autre procès put avoir lieu. Une fois encore, il donna raison à Horus et, en définitive, ce fut Seth, qui énonça la sentence, reconnaissant à son neveu les privilèges de son père. Il venait de comprendre que c'était, pour lui, la seule façon de trouver sa propre place, que les autres ont fini par lui reconnaître. Et, pour faire bonne mesure, Atoum le prit avec lui : Seth faisait peur à tout le monde en provoquant le tonnerre, mais le tonnerre était le signe annonciateur de la pluie, qui est force de vie. La leçon de ce mythe était la suivante : lorsqu'on accepte la mort, la force de mort qui fait peur se transforme en force de vie. En acceptant d'affronter ceux qui veulent votre mort, vous vous préparez à entrer dans le mystère de la vie.

Reconnaître l'autre pour en faire un sujet de parole

Après la traversée de la mort, la parole peut atteindre son but : faire de l'autre, en le reconnaissant, un sujet de parole. Existe-t-il une meilleure manière de désigner celui qu'on appelle le citoyen ? Aussi est-il important que les candidats sachent que c'est cela que nous attendons de leur campagne. Il leur appartient de nous faire exister pendant et au-delà du temps de parole qui leur est concédé. Ce sera leur première victoire annonciatrice de la seconde. Car nous voterons en grand nombre pour celui qui donnera la parole à chacun et surtout à ceux qui ne l'ont jamais eue jusqu'ici. Alors, comme dans tous les mythes, ce sera une grande fête : la fête de la démocratie retrouvée, où chacun aura l'espoir de découvrir enfin sa place, dans le logement, le travail, la vie privée et la vie publique, en devenant réellement sujet de parole. Utopie sans doute mais l'utopie construit l'avenir.

Etienne Duval
Le 5 février 2007

 

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