Il n'est plus possible de se sauver seul
La crise actuelle est une grande échancrure sur la réalité du monde. Nous sommes face à un grand miroir qui nous renvoie notre propre image. Sous la pression de la peur de l'avenir, l'homme a tendance à se replier sur lui-même et certains États sont tentés de retirer leur épingle du jeu. C'est ce qui s'est passé avec Kandata, un bandit peu recommandable, dans Le fil d'araignée, un conte originaire de l'Inde. Il apprit, un peu tard, que dans les situations difficiles, il est impossible de se sauver seul.
L'histoire du fil d'araignée
Shakiamouni, le dieu du monde, flâne solitaire au bord du lac céleste.
Plongeant son regard, jusque dans les profondeurs de l'enfer, il aperçoit
un homme qui se révolte et se sent inondé par un sentiment de
miséricorde. Il reconnaît Kandata, un bandit sans vergogne, qui
n'a fait que piller, incendier, tuer et violer. Mais peut-être cet individu
peu recommandable a-t-il eu, ne serait-ce qu'une seule fois, un comportement
qui pourrait le sauver ? Alors Shakiamouni se souvient de cette fuite effrénée
dans une forêt, pour échapper à une armée de justiciers.
Kandata, sur son cheval, avait eu un moment recul lorsqu'il avait aperçu,
sur son chemin, une araignée, en train de tisser sa toile. Il fit un
petit détour pour lui sauver la vie. Son âme n'était donc
pas aussi sale que le pensait la rumeur publique. Il n'en faut pas plus au dieu
du ciel pour tenter un sauvetage. Il aperçoit, près de lui, une
araignée céleste en plein travail. Tirant un fil de son ouvrage,
il le lance aux pieds du bandit. Kandata le repère aussitôt : il
le saisit et se met à grimper rapidement comme il avait l'habitude de
le faire, lors de ses cambriolages multiples. Après bien des efforts,
il se sent essoufflé : il s'accorde une pause. Le fond des enfers lui
paraît déjà bien lointain et les damnés sont pareils
à des essaims de guêpes, qui virevoltent dans tous les sens. La
partie est gagnée. Mais pourtant une inquiétude l'envahit : regardant
dans le fond du gouffre avec plus d'intensité, il aperçoit une
grappe d'êtres affolés qui s'agrippent à son fil. L'inquiétude
se transforme aussitôt en peur de mourir définitivement. Son fil
pourrait casser et le rejeter dans le fond des enfers. Alors, d'une voix très
forte, il s'écrie : " Lâchez ce fil : il est à moi
seul ". Percuté par sa propre parole, le fil se casse et notre homme
s'effondre définitivement dans les profondeurs de la terre. Complètement
retourné, Shakiamouni se désole : " Décidément,
les hommes sont des êtres étranges : ils voudraient se sauver seuls
".
Le capitalisme libéral déchire la toile
d'araignée
La toile d'araignée qui rassemble les hommes est faite d'interactions
multiples, qui devraient conduire vers la progression et l'harmonie. Or, au
dix-huitième siècle et au dix-neuvième, par ignorance et
imprévoyance, le capitalisme libéral, promis à un bel avenir,
a malencontreusement détruit le lien entre l'individu et la solidarité.
Face à la société ambiante, face à la royauté,
à l'église, à la noblesse et aux diverses corporations,
l'affirmation de l'individu apparaissait comme une conquête de premier
plan. C'était un moyen de prendre de la distance par rapport à
toutes les structures qui enfermaient les hommes dans la servitude. Malheureusement,
le capitalisme libéral, qui a renforcé les droits de la bourgeoisie,
a introduit dans notre vie sociale un déséquilibre majeur en rompant
le lien entre l'individu et la solidarité. L'individu est devenu le maître
du jeu aux dépens du plus grand nombre. Aussi la toile d'araignée
s'est-elle défaite parce que, sans vraiment s'en apercevoir, les nouveaux
acteurs ont confondu l'individu et le sujet. Le sujet est un individu qui a
intégré la dimension de solidarité. Ici l'individu a joué
sa partition sans la solidarité.
Le jeu bloqué entre le capital et le travail
Les diverses interactions se sont mises à dysfonctionner et les priorités
se sont inversées. Ce n'est pas le travail, producteur de richesses,
qui a pris la première place. C'est le capitaliste, chargé de
rassembler les moyens de la production, dans le présent, et d'accumuler
les réserves nécessaires pour l'avenir, qui s'est imposé
comme l'acteur principal. Les travailleurs, souvent mal organisés, ont
dû subir la loi du plus fort et, de plus en plus, ont servi de variable
d'ajustement pour assurer un profit maximum aux entrepreneurs. Insidieusement,
une telle situation s'est inscrite dans la comptabilité ; les salaires
qui sont un profit pour le plus grand nombre sont devenus officiellement une
charge et chacun a cru comprendre qu'il fallait limiter au maximum le nombre
des travailleurs.
Les marchés tendent à échapper à
la régulation
L'idéologie, créée par le système et déterminant
la manière générale de penser, a soutenu qu'il fallait
laisser toute liberté au marché. C'est lui qui devait conduire
à la richesse et au bonheur général. Il fallait le déréguler
au maximum pour assurer la plus grande liberté à la dynamique
économique. Toutes les régulations se sont effondrées devant
le marché tout-puissant ; les spéculateurs en ont profité
pour créer une richesse nouvelle à travers les échanges
financiers. A l'occasion ils pouvaient produire plus de profits pour l'entreprise
que les travailleurs eux-mêmes. Aussi la machine est-elle devenue folle
car elle s'appuyait sur une faute de raisonnement et sur un mensonge. Plusieurs
crises auraient dû alerter les responsables économiques. La crise
de 1929 a suscité la panique mais elle a fini par être dépassée.
Seule celle qui vient de survenir a fini par révéler au grand
jour le mal dont nous souffrons depuis longtemps.
L'argent roi détruit l'autre
Peu à peu, l'argent est devenu le nouveau dieu de notre société.
C'est lui qu'il faut rechercher à tout prix parce qu'il assure l'aisance
et le bien vivre, et détermine les places dans l'architecture sociale.
" Dis-moi combien tu gagnes et je dirai qui tu es. " Sans vraiment
s'en apercevoir, tout le monde joue sur un tel registre. Dès la petite
enfance, l'enfant entre dans la compétition scolaire pour réussir
à terme les grands concours et s'assurer un avantage dans la lutte des
places. L'altérité, qui construit l'humanité, n'est plus
la valeur principale : c'est précisément l'autre qu'il faut arriver
à dépasser pour se construire soi-même.
La société n'arrive plus à accoucher
du sujet
C'est ainsi que nous en sommes arrivés à une aberration : la société
qui ne peut survivre aujourd'hui sans travailler à l'avènement
du sujet dans la perspective de la mondialisation, contribue à l'étouffer
avant même qu'il ne parvienne à émerger. La contradiction
principale de notre système atteint son apogée. Dans le contexte
de la société capitaliste, la terre est devenue une marâtre
qui dévore ses propres enfants. Produire du sujet est pourtant un des
plus beaux projets, susceptible de réveiller toutes les énergies.
Revenir au mal à la racine
Or il est étonnant de voir que presque personne n'accepte de revenir
au mal à la racine. Le mal à la racine, c'est le capitalisme libéral,
dans la mesure où il continue à détruire le lien entre
l'individu et la solidarité. Comme nous l'avons déjà souligné,
ce système s'est bâti sur un mensonge, en identifiant le sujet
à l'individu. Le sujet qu'il faut promouvoir pour en sortir est l'individu
qui intègre son rapport à la solidarité. Il ne s'agit pas
de priver l'individu de ses prérogatives en l'obligeant de renoncer à
son désir d'accomplissement ; il importe au contraire de l'instaurer
dans une vraie liberté. Bien que nous restions encore très critiques
par rapport à la Chine, il est probable que ce pays, parti du communisme,
arrivera plus vite que nous à dénouer les contradictions dans
lesquelles nous nous débattons. Nous voulions la convertir à la
vérité de notre démocratie : c'est elle, qui, peut-être,
va nous montrer la voie. Il en est de même du Japon, qui n'hésite
à faire porter ses efforts importants sur la régulation des marchés
financiers. L'Asie est en train de prendre une sérieuse avance sur nous.
Il vaudrait pourtant mieux que nous puissions conjuguer nos efforts pour bâtir
une société nouvelle : nous avons des valeurs qui nous sont propres
et qui peuvent être très utiles pour une construction commune de
l'avenir.
En fait ce qu'il nous manque c'est une grande vision. Avec l'avènement
de la raison, nous avons cru que nous avions trouvé la perle rare. Mais
la raison est stérile si elle n'est pas adossée à une vision.
Aujourd'hui, privée de son support naturel, elle nous oblige à
tourner en rond dans l'idéologie, qui obstrue le chemin de la vérité.
Etienne Duval