La belle maison de la marquise Geneviève de Rampeau et du Pseudo Denys
Photo prise par le Pseudo Denys
La belle maison au bois dormant
Il était une fois une grande prairie qui nourrissait quatre vaches
et cinq moutons. Un ouvrier à la journée l'avait acquis par héritage.
Il se disait : " Cette prairie est promise à un grand avenir ".
C'est pourquoi, avec le peu d'argent qui lui restait, il y bâtit une petite
maison, sans prétention. Il y vivait pourtant heureux avec sa femme,
qui allait faire le ménage chez le curé du coin. Il aurait tant
voulu avoir des enfants, mais elle était restée stérile.
Son mari pensait que le curé en était la cause parce que ce vieux
célibataire avait éteint le désir de la servante. "
Bon chien de bon chien, disait-il, ce bon à rien m'apporte la ruine !
" Il décida alors de refuser l'enterrement à l'église.
Lorsque la mort s'en vint à passer, sa femme voulut faire venir le pasteur
pour effacer le serment de la honte. Mais le damné ne voulut rien entendre.
Il mourut sans confession et fut enterré à la sauvette, à
la tombée de la nuit. La pauvre femme pleurait en se désolant
d'avoir déjà sa moitié en enfer. Elle avait l'impression
que son pauvre Jacques la tirait par les pieds pour la faire venir dans les
flammes. Or, une nuit, elle eut un rêve. Le Jacquot lui apparut. Ah qu'il
était beau ! Il lui dit : " Rassure-toi, je suis devenu un saint
et je mange, tous les soirs, la soupe avec le Bon Dieu ". Mathilde, car
c'était son nom, pleura de bonheur et, le lendemain, elle alla fleurir
la tombe du mari. Petit à petit, elle devint la plus belle tombe du cimetière
et le curé en prit ombrage. On dit même que plusieurs femmes furent
guéries de la stérilité en venant prier le Jacquot.
Lorsque Mathilde mourut, il n'y eut pas d'héritier. Alors un forgeron
flaira l'aubaine et acheta la maison et la prairie pour une bouchée de
pain. Il y en eut des paysans qui vinrent ici pour faire réparer leurs
outils ! Et les chevaux affluaient de toute la contrée pour avoir de
belles ferrures à leurs pieds. Le forgeron avait une femme très
serviable, qui attirait les clients. Il eut avec elle une petite princesse.
C'est pourquoi ils firent agrandir la maison. On aurait dit la moitié
d'un château. On décida alors de faire deux jardins : un jardin
à fleurs, juste devant la cuisine et un jardin à légumes
dans le contrebas de la prairie.
La petite princesse tirait sur les fleurs ; cela faisait rire le père
et chagrinait la maman, qui rapportait, tous les soirs, à la maison les
plus beaux légumes de la contrée ; elle les cultivait avec amour,
en début de matinée, lorsque le soleil venait juste de sortir
de la nuit. La vie ainsi se déroula. Tous les trois furent heureux. Mais,
une fois encore, la mort s'en vint à passer ; en un mois, elle emporta
la mère et le père. Quant à la princesse elle était
si belle qu'elle avait mille prétendants. Finalement ce fut un riche
industriel de Lyon, qui eut le dernier mot. Il trouva la maison et la prairie
trop modestes à son goût et décida de les vendre au meilleur
prix. La princesse en eut le cœur meurtri tant elle gardait de souvenirs
merveilleux de ce petit paradis. Mais les industriels ne comprennent rien à
la vie…
Or, un homme très riche, qui avait fait fortune à Saint-Etienne
eut vent de l'affaire. Il se rendit à Rampeau. L'endroit lui plut. Il
acheta tout, le manoir, la prairie, les jardins et les trois cerisiers pour
quelques milliers de francs. Il fit venir des maçons pour transformer
le manoir en château, embaucha des hommes de peine pour planter une forêt
dans la prairie et entoura le château d'un grand jardin à la française.
On dit que les voisins eurent l'impression de voir surgir de terre un petit
Versailles à la porte de leurs demeures. Les arbres d'ornement étaient
taillés comme personne ne savait le faire ; ils se couvraient de fleurs
dès la fin avril. Deux superbes chiens accompagnaient le maître
lorsqu'il se déplaçait et gardaient la propriété
lorsqu'il partait dans sa superbe jaguar.
Au milieu de la prairie, les arbres sortaient de terre et grandissaient à
vue d'œil. Il y avait des chênes de France, des chênes américains,
des mélèzes de Haute-Savoie, des cèdres du Liban, des pins
parasols, et bien d'autres dont je ne saurais dire le nom. De grandes allées
étaient tracées pour la promenade et chaque soir plusieurs biches
venaient flairer les petites pousses et se régalaient des bourgeons nouveaux
au grand dam du nouveau châtelain. Il envoyait ses chiens pour les faire
fuir mais les biches espiègles revenaient aussitôt pour compléter
leur festin. Il fallut se faire à la présence de ces nouveaux
habitants. Après tout elles étaient si belles et si charmantes
! Elles rappelaient au maître les jeunes filles qui se pressaient autour
de lui pendant sa jeunesse. Il se dit alors : " Mais je suis encore jeune,
c'est toujours le temps des projets ". Il rêva d'un grand étang
peuplé de carpes et de brochets. En moins d'un an, un grand trou fut
creusé, quelques digues façonnées et l'eau qui venait du
haut se mit à couler. C'était merveille pour les oiseaux qui s'égosillèrent
à gazouiller à tue tête. Les arbres s'inclinaient devant
la nouvelle merveille, et les nuages venaient se regarder avec émerveillement
dans l'eau de ce lac céleste.
Devant tant de beauté, le maître finit par se croire hors du temps. Il avait oublié la mort qui le surveillait du coin de l'œil. Un soir, elle arriva sans crier gare. Elle frappa à la porte du château. " Qui est-ce demanda le Seigneur ? - C'est la mort répondit l'intruse ". Soudain il devint sourd et oublia d'aller ouvrir la porte. Mais celle qu'il n'avait pas invitée se trouva subitement devant lui. Il trembla de peur, se débattit, invoqua le Dieu du ciel. Rien n'y fit. Sans ménagement, elle l'emmena devant le roi des cieux. Celui-ci le gronda d'avoir voulu échapper à la loi commune des hommes. " Que vont devenir mon château, mes jardins, ma forêt, mon étang interrogea le châtelain ? - Ils vont s'endormir, mais, dans quelques années, deux mages viendront pour les réveiller répliqua le Bon Dieu. "
" Un sommeil profond se répandit sur le château entier.
Autour du château, la broussaille épineuse se mit à croître
et à grandir, à s'épaissir et à monter année
après année, si bien que le château, la forêt, les
jardins en furent d'abord tout entourés, puis complètement recouverts.
C'était à tel point qu'on ne les voyait plus du tout, non, pas
même la bannière sur le sommet du toit. Et, peu à peu, dans
le pays, circula la légende du Beau château de Rampeau endormi
sous les ronces, car tel était le nom que l'on avait donné à
la maison. Et des intrigants y venaient de temps à autre, qui voulaient
forcer un passage à travers les buissons pour pénétrer
dans le château. Mais c'était impossible parce que les buissons
d'épines, comme avec des mains, se tenaient fermement ensemble, et les
jeunes audacieux y restaient accrochés. Ils ne pouvaient plus s'en défaire
et finissaient par mourir là, de la plus misérable des morts.
"
Après bien des années et encore bien des années, il arriva
qu'un fils de moine et une magicienne du sommeil se rendirent près du
château endormi. Amis des livres et des hommes, ils venaient tout droit
de Touraine où naissent les châteaux. A leur vue, les arbres s'inclinèrent,
les broussailles s'écartèrent, le château sursauta. Tous
avaient reconnu la magicienne qui, un jour, devait les réveiller. Le
Pseudo Denys et la marquise Geneviève de Rampeau se regardèrent
et se mirent à sourire. Le grand jour, pour eux, était enfin arrivé.
Ils allaient présider à la renaissance de La belle maison au bois
dormant. Sans attendre ils coururent chez le notaire, retrouvèrent les
papiers de la propriété abandonnée, vidèrent toutes
leurs tirelires et devinrent les heureux propriétaires de la maison,
de la forêt, des jardins, de l'étang, qui les attendaient et que
le maître des cieux avait, pour un temps, endormis.
Tout ce nouveau monde se mit à frissonner. Des ouvriers arrivèrent pour remettre la maison en état et des forestiers vinrent s'occuper de la forêt. Pendant la journée, la magicienne du sommeil endormait les malades et revenait le soir pour réveiller la vie de La belle maison au bois dormant. Quant au Pseudo Denys, il scrutait ses manuscrits, dans une cave, jusqu'à midi, et, dans l'après-midi, il allait prêter main forte aux forestiers pour couper les épines qui étouffaient les grands arbres. Il lutta, coupa, peina, sua, dégagea les chemins jusqu'à ce que le soleil pût enfin se faufiler entre les chênes, les pins, les épicéas , les cèdres et quelques merisiers. C'est alors que les oiseaux se remirent à chanter, les carpes à sauter dans l'étang et les biches à retrouver le sentier des bourgeons. En même temps la maison s'illumina, se remplit à nouveau d'enfants, de petits-enfants et d'amis venus de lointaines régions.
La marquise Geneviève de Rampeau comprit que le moment de vivre était enfin arrivé. Elle quitta son travail pour venir renaître avec La belle maison au bois dormant. Quant au Pseudo Denys, il partit en pèlerinage pour expier tous ses péchés. Il souffrit beaucoup mais revint transformé. Tous deux découvrent maintenant un bonheur de vivre ensemble qu'ils n'avaient jamais connu.
Etienne Duval