La folie des banlieues,

une parole qui explose



* Mohamed Diab, psychologue clinicien
*Etienne Duval, sociologue

Accueil du site


Voiture calcinée

http://lcn.canoe.com/infos/faitsdivers/archives/2000/07/20000721-064034.html


L'interprétation de la crise des banlieues a été effectuée à partir de l'analyse du processus de symbolisation que l'étude des mythes et des contes nous a permis de mettre à jour. Cela nous montre que des textes très anciens peuvent nous aider à comprendre ce qui se passe dans l'actualité la plus "brûlante".

 

Subitement, sous l'effet d'une étincelle, les banlieues explosent et le feu se répand comme une traînée de poudre. Chacun cherche à comprendre le phénomène. Mais le phénomène échappe à une explication rationnelle. Il ne s'agit pas de l'expliquer car nous ne sommes pas dans la rationalité mais dans la folie. Pour y voit plus clair, il est indispensable de se placer dans la dynamique de la parole. La folie paraît immédiatement incompréhensible et pourtant elle est porteuse d'une parole juste qu'il faut savoir écouter. Mais comment l'écouter si ce n'est en essayant de passer de l'explication à l'interprétation et en replaçant le phénomène dans le processus de symbolisation, qui part du manque pour nous entraîner jusqu'à la parole ?

Un symptôme qui nous parle d'un manque

Le manque est, à l'origine, comme l'inscription d'une violence qui doit faire vivre le désir. Mais si le manque n'est plus supporté ou mal intégré, il nous renvoie à la violence originelle et à la déraison. Dans la folie actuelle des banlieues, il y a, en même temps, un déchaînement de violence et la marque de la déraison. La marmite du manque est en train d'exploser. Si l'on interroge le jeune des banlieues, il nous dira qu'il manque de tout : de travail, d'argent pour vivre, de formation, de perspective d'avenir, de considération sans doute. Il est souvent au niveau du ras le bol. Il y a pourtant un manque particulier, au-delà de tous les autres manques, qui lui est insupportable.

Une parole particulière et universelle

La parole de la folie qui dit le manque est sans doute spécifique au jeune de banlieue, mais il en est à une telle extrémité qu'il sent, à travers son manque, le manque de toute une société. Dans une situation de crise, la solution la plus facile pour ne pas écouter ce qui est dit et pour s'en sortir à bon compte est de rechercher un bouc émissaire pour l'offrir en sacrifice à la société tout entière. Ce bouc émissaire, la plupart l'ont identifié et désigné : c'est le ministre de l'intérieur, Monsieur Sarkozy lui-même. Beaucoup ne l'ont pas compris car il a voulu paraître dans le coup en employant le langage des banlieues : il fallait selon lui enlever la racaille et nettoyer au karcher. C'était faire preuve d'une grande maladresse car les jeunes se sont sentis renvoyés à eux-mêmes, dans une mauvaise image qu'ils finissent par intégrer, au moment même où ils cherchaient à sortir du cercle qui les enferme. Ils voulaient rencontrer l'autre, et, sans s'en rendre compte, Monsieur Sarkozy les a enfermés dans le même, ne faisant qu'aggraver encore les effets d'une politique trop sécuritaire, qui prive la prévention des crédits nécessaires. Sa maladresse et sa politique, dangereuse à long terme si elle n'est pas rééquilibrée par plus de prévention, ne méritent pourtant pas qu'on en fasse le bouc émissaire de la violence actuelle. Car en agissant ainsi nous n'allons pas au fond des choses : nous ne recherchons pas le manque qui cherche à s'exprimer.

Le manque d'écoute qui rend fou

Lorsque les jeunes ont voulu brûler des écoles maternelles, ils ont atteint ce qu'il y a de plus humain en nous, c'est-à-dire le respect de la vie en ses commencements. Beaucoup y ont vu une provocation insupportable et même une forme de suicide. Sans doute ont-ils franchi un interdit, mais c'était pour nous dire que leur exclusion avait commencé dès l'école maternelle. Et quelle était l'origine de cette exclusion ? C'était le manque d'écoute de leur langue d'origine. En voulant les éduquer dans la langue française on les a privés de la parole de leur mère. Il aurait pourtant été si facile d'employer des femmes maghrébines qui auraient donné droit de cité, à l'école, à la langue parlée à la maison. La dialectique entre langue d'origine et langue officielle aurait dynamisé l'apprentissage du français.

Il y a un conte africain qui met en scène un jeune pêcheur et un roi quelque peu tyrannique. Le pêcheur a trouvé un vieux crâne qui parle. Il dit qu'il a perdu la tête à cause de la parole. Le roi n'entend pas ce qu'on lui dit et incapable d'écouter celui qui parle, il préfère trancher la tête du pêcheur. Parce qu'ils ne sont pas écoutés, les habitants perdent la tête les uns après les autres et sombrent dans la folie.

Aujourd'hui les jeunes des banlieues, comme le vieux crâne rencontré sur le bord de la route, nous disent qu'ils perdent la tête parce qu'ils ne sont pas écoutés depuis toujours. Pour les aider à s'en sortir, la seule solution est d'entendre ce qu'ils ont en train de nous dire. Mais sommes-nous aujourd'hui capables de les écouter ? Les jeunes pensent que non et tracent une route pour retrouver l'écoute qui manque.

La voiture brûlée ou le miroir brisé

Dans leur folie, les jeunes ont saisi inconsciemment que notre société est bloquée dans son évolution parce qu'elle est enfermée dans un miroir qui ne fait que la renvoyer à elle-même. Les hommes, nous disent-ils dans leur langage symbolique, sont prisonniers de la voiture, comme si elle était devenue leur propre dieu, l'axe autour duquel toute la société fonctionne et empêche de rencontrer l'autre. Sans doute est-elle utile et elle exerce d'ailleurs sur eux une réelle fascination, mais elle a besoin d'être remise à sa juste place. Les problèmes de circulation deviennent de plus en plus contraignants, les budgets des ménages sont lourdement grevés par l'achat du véhicule indispensable, les gisements de pétrole sont limités et les besoins croissants font monter dangereusement le prix des carburants, l'activité économique tout entière, trop arc-boutée sur l'industrie automobile, est en danger, la domination des puissants provoque des guerres inutiles et des désordres insurmontables, là où sont les sources du produit tant convoité… Alors, sans bien s'en rendre compte, les jeunes des banlieues brisent le miroir qui nous asservit et les asservit eux-mêmes : ils brûlent les voitures.

La communication remise au premier plan

Par un effet de boomrang, c'est la communication qui prend la première place : télévision, internet, journaux, tous visualisent, présentent et commentent l'événement. C'est d'ailleurs ce que cherchent les jeunes émeutiers, heureux que leur situation et leurs revendications encore confuses apparaissent enfin au grand jour. Mais en même temps, inconsciemment sans doute, ils nous montrent ainsi que ce n'est pas la voiture qui doit être à la base de toutes nos activités : la communication qui crée du lien, avec la transmission et la formation, l'informatique, l'aide à la personne…, doit être aujourd'hui le nouveau pivot de notre développement parce que, portée par une évolution sous-jacente, elle doit contribuer à la constitution du sujet et à la reconnaissance de chaque individu. Sans doute les perversions sont déjà à la porte si l'on n'accepte pas un paradoxe fondamental : il ne peut y avoir d'universalité dans le communication si le corps, qui nous situe ici et maintenant, n'est pas lui-même mis en avant.

Le corps blessé

Le jeune de banlieue par le message que " véhicule " sa folie nous fait entendre que l'écoute et la parole passent d'abord par le corps. Comme la voiture brûlée, son corps est blessé et souffrant : il ne peut plus respirer, surveillé et enfermé dans une communauté, constamment ghettoïsée par des forces internes mais aussi par les multiples injonctions extérieures et la désertion des couches de population les plus favorisées. Les contrôles constants d'identité sont perçus comme une autre surveillance du corps lui-même et sont la manifestation évidente que ce corps particulier, reconnaissable, n'est pas accepté. A l'intérieur comme à l'extérieur, il est interdit et cette interdiction met l'individu en contradiction avec lui-même et engendre une profonde souffrance.

Le jeune de banlieue tâche vainement de dire la souffrance de son corps, qui est une souffrance de l'être tout entier. Mais l'autre n'entend pas parce qu'il n'est pas lui-même dans son corps. En voulant valoriser à tout prix la société avec ses lois générales, non seulement il oublie mais il refuse la communauté qui donne naissance au corps et le porte d'une certaine façon de la naissance à la mort. La communauté maghrébine en particulier se trouve renvoyée à elle-même, contrainte d'enfermer les corps, de les rejeter à son " corps défendant ", de les interdire à son tour. Il manque à chacun cet aller et retour entre communauté et société, qui ouvre un espace de santé au corps et au sujet lui-même, qui vient ici inventer la parole.

Alors pour faire entendre la souffrance de son corps et ouvrir enfin l'espace de santé qui lui manque, le jeune brûle les voitures. Il sait que la voiture est le substitut du corps, un corps d'emprunt qui n'est pas le corps réel. Mais il sent confusément, en même temps, qu'en la brûlant, il blesse le corps véritable et le rend apte à écouter la souffrance presque indicible du corps de l'autre. Il faut commencer par réveiller le corps pour réveiller l'écoute dans toute sa dimension : il faut l'autoriser pour permettre à l'autre d'exister dans sa particularité.

Écouter l'autre pour le faire sortir de la folie

Ainsi lorsque le corps souffrant de l'autre est enfin perçu, il devient possible d'écouter celui qui vient de sombrer dans une folie, difficile à maîtriser, parce que le mimétisme la démultiplie et la rend dangereuse pour la société tout entière. Il ne s'agit pas ici de donner des leçons à l'Etat, chargé de dire la Loi, et à la force publique, chargée de la faire respecter. Mais il est possible de les alerter en leur disant que la première précaution à prendre n'est pas d'abord de punir mais de désamorcer la bombe prête à faire d'autres ravages insoupçonnables. La seule arme à notre disposition pour le faire est l'écoute à tout prix, et quoi qu'il en coûte, pour permettre à l'autre de sortir de son ghetto et de pouvoir enfin exister.

Le faire entrer dans le champ de la parole

Ce que cherche le jeune des banlieues, qu'il soit noir, bronzé, jaune ou blanc, c'est de pouvoir être un homme comme les autres en entrant dans le champ de la parole. Sans doute assistons-nous à la crise d'adolescence d'une population qui cherche désespérément sa place. C'est en tout cas l'hypothèse la plus optimiste. Il est bien évident, dans une telle perspective, que le chômage ne facilite pas le dénouement de la crise. Mais il ne doit pas nous cacher l'exigence vitale du droit à la parole. La jeunesse des banlieues est en train de mourir parce que nous ne lui avons pas encore accordé ce droit. Nous avons besoin de sa parole pour favoriser le sursaut de la société tout entière.

Lyon, le 7 novembre 2005

 

Télécharger La folie des banlieues