La loi de la vie est le partage



La trinité de Roublev ou la révélation du partage en Dieu

 

La loi de la vie est le partage

Mais, pour entrer dans le partage, il faut accepter de manquer

Un jour, un jeune Chinois, que nous avions accueilli dans un groupe de parole, qui réunissait une quinzaine de participants, nous a présenté un conte de son pays, intitulé Échange et partage. Aujourd'hui encore, ce conte reste pour moi un texte de référence pour comprendre le fonctionnement de la vie humaine. Non seulement il insiste sur le partage et la place de l'autre mais il nous livre la structure qui conduit à la vérité pour qui veut se mettre en recherche sur le sens de l'existence. Aussi, après avoir présenté le conte, nous suivrons pas à pas la démarche proposée pour répondre aux questions essentielles que la vie fait surgir aujourd'hui comme elle les avait déjà mises en évidence, il y a de nombreuses années.

Échange et partage

Un jeune paysan chinois travaille un lopin de terre. Il le tient d'un Grand Seigneur local. Il s'épuise à longueur de journée, sans réellement gagner sa vie. Sans doute la loi des choses n'est-elle pas respectée."J'irai, dit le jeune paysan, interroger le Dieu de l'Ouest."

Le jeune homme achète des provisions pour sa mère âgée et part en direction de l'Inde. Au bout de quarante-neuf jours, il trouve une vieille femme compatissante, qui l'héberge pendant trois jours. On bavarde. Elle s'intéresse à son projet. "J'ai aussi, avoue-t-elle, une question à poser au Dieu de l'Ouest. Ma fille est belle et intelligente et pourtant elle ne parle pas." Le jeune homme promet de soumettre sa question au Dieu.

Il continue son pèlerinage. Quarante neuf jours plus tard, un paysan, âgé et plein d'expérience, lui offre, à son tour, l'hospitalité. Mêmes confidences, même écoute intéressée. Une question nouvelle finit par se préciser. Il faudrait également la soumettre au Dieu. Pourquoi de nombreux orangers, situés près de la maison, ne produisent-ils pas de fruits ? Ils sont pourtant en pleine vigueur et couverts de superbes feuilles.

Le pèlerin accumule ainsi les interrogations et poursuit son cheminement. Il arrive finalement vers un immense fleuve qu'il ne peut traverser. Que va-t-il faire ? Un dragon l'interpelle. Où va-t-il ? Quel est l'objet de son voyage ? Le dragon promet de lui faire traverser le fleuve sur son dos. En échange, le jeune homme devra interroger le Dieu sur un problème qui le tracasse depuis longtemps. Pourquoi ne peut-il pas s'élever dans les airs, alors qu'il pratique la vertu depuis mille ans ? C'est promis, la question sera posée. Et rapidement le fleuve est traversé. Plusieurs semaines s'écoulent encore. Le jeune homme finit par se trouver devant un temple. Un beau vieillard s'approche de lui et lui demande l'objet de sa visite. Il présente ses interrogations, mais le vieillard l'arrête. "Tu ne peux poser au Dieu qu'un nombre impair de questions. Tu as quatre questions. Il te faut sacrifier l'une d'entre elles." L'épreuve est difficile. La nuit entière est nécessaire pour réfléchir. Au petit matin, la décision est prise. Le jeune Chinois sacrifiera sa propre question.

Les questions sont posées au Dieu et les réponses arrivent aussitôt.

Le pèlerin prend la route du retour et trouve le fleuve qui l'avait immobilisé à l'aller. Apparaît alors le dragon, curieux de la réponse du Dieu. Le jeune Chinois lui livre sans détour le message. "Tu dois faire deux bonnes actions : me faire traverser et ensuite ôter la perle que tu as sur le front." La traversée se fait en quelques minutes. Le dragon s'arrête, pose la perle sur le sol. Aussitôt, des cornes poussent sur son front et il se met à voler. Se retournant, avant de disparaître, il s'adresse au voyageur et l'invite à prendre la perle, en échange de ses services.

Un à deux mois plus tard, il rencontre à nouveau le propriétaire d'orangers. Celui-ci s'inquiète, à son tour, du message de Dieu. "Il te faut, lui dit son hôte, enlever les sacs d'or et d'argent, enfouis sous ta citerne." Les deux hommes creusent et finissent par retirer les sacs camouflés sous la terre. A peine ont-ils terminé leur ouvrage que la citerne se remplit d'eau. Les arbres sont arrosés et se mettent à produire des oranges d'une exceptionnelle qualité. Ravi de cette aubaine, le propriétaire cède la moitié de son or et de son argent au voyageur qui reprend la route.

Ce dernier chemine encore de nombreux jours. La vieille femme qui l'avait hébergé à l'aller est là qui l'attend, à la porte de sa maison. A peine le voit-elle qu'elle court à sa rencontre et l'invite à se reposer à nouveau. Elle s'enquiert de la réponse au problème de sa fille. Le Dieu a dit qu'elle parlerait le jour où elle deviendrait amoureuse d'un jeune homme. Là dessus, la jeune fille entre dans la pièce où s'échangent les paroles mystérieuses. Soudain, elle devient rouge et demande : "Mais qui est ce jeune Chinois ? " La mère comprend que son drame se dénoue. Les noces s'organisent dans la joie retrouvée. Et finalement, la fille quitte sa mère en compagnie de son nouveau mari, muni de sa perle et chargé de sacs d'or et d'argent.

Lorsque le long périple s'achève, le jeune voyageur s'étonne de ne pas apercevoir sa mère. Elle est cloîtrée dans sa demeure. Elle a renoncé à l'espoir de revoir son fils et en a perdu la vue, tant elle a versé de larmes. Quel désastre après une aventure pleine d'imprévus merveilleux ! Si au moins cette mère pouvait partager le bonheur de son fils! A peine le jeune homme a-t-il prononcé intérieurement ce souhait que les yeux de l'aveugle s'ouvrent.

Il reste encore un souhait à formuler pour que la joie soit à son comble. Si au moins tous les paysans, qui travaillent si dur, pouvaient gagner leur vie ! Dans la nuit même, tous les grands propriétaires, qui ne travaillent pas, s'endorment à jamais.Et le conte s'achève. (Conte chinois - transmis par un Chinois)

1. La question : Pourquoi l'homme ne gagne-t-il pas sa vie correctement ?

L'homme se met en marche sur la base d'un manque : il manque de connaissance sur une dimension essentielle de sa vie. Un tel manque de connaissance s'exprime dans une question qu'il faudra essayer de résoudre. Hier il ne pouvait pas gagner correctement sa vie. Aujourd'hui encore la même question devient lancinante : chômage, temps partiels, salaires insuffisants, pauvreté, effondrement des entreprises... C'est tout le système économique et social qui est remis en cause.

2. le retour à la source ou la recherche de l'écriture fondatrice

Le texte nous dit que le jeune paysan chinois va chercher la solution à son problème auprès du Dieu de l'Ouest. C'est sa manière à lui de se mettre en quête des fondements. Or, pour simplifier, nous dirons que le monde est fondé sur une écriture " fondamentale ". Aujourd'hui toute la recherche scientifique est en quête d'une telle écriture. De leur côté, les hommes en recherche de sagesse, s'efforcent de déchiffrer les grands textes symboliques. Chacun est invité à faire son pèlerinage aux sources, là où surgit l'écriture du monde et des hommes du monde.

3. La confrontation aux autres pour préciser la question

La question d'un seul homme n'est pas suffisamment précise. Il convient de la confronter aux questions des autres hommes pour découvrir ses contours et ses différentes dimensions. Au hasard de ses rencontres, le pèlerin chinois entre dans le partage de sa question qui fait surgir d'autres questions. C'est comme si le monde entier posait question et invitait tous les hommes à se mettre en recherche. Il ne s'agit pas d'abord de trouver une réponse mais d'apprendre à bien poser sa question.

4. La découverte de la loi ou de l'écriture fondatrice

Lorsque chaque question est bien posée au point de renvoyer à une même question plus fondamentale, la découverte de l'écriture fondatrice ou de la loi devient plus aisée. Le dieu peut s'exprimer. En réalité, il ne fait que renvoyer à l'écriture fondatrice. La bonne question fait surgir la bonne réponse. Le manque présent dans la question est le moteur de la recherche et le meilleur atout pour trouver les réponses les plus adéquates.

5. Même après la découverte de l'écriture fondatrice, la question doit rester ouverte

Le paysan chinois est amené à sacrifier sa propre question au moment même où il s'adresse indirectement au dieu. Le lecteur est étonné en découvrant une telle exigence. En fait la précaution du dieu révèle une des conditions indispensables de la recherche : le questionnement doit toujours rester ouvert car l'écriture fondatrice ne se révèle jamais complètement. La recherche avec ses questions devra constamment revenir à la charge.

6. Un jeu finit par s'établir entre l'écriture et la parole

Il s'agit en réalité de faire parler l'écriture et de donner ainsi naissance à la parole d'interprétation. La parole, dans la recherche, est d'abord question et ensuite parole d'interprétation si nous acceptons de considérer qu'elle est toujours référée à une écriture qui la précède. La recherche, qu'elle soit d'ordre scientifique ou d'ordre éthique, est amenée à faire jouer ensemble l'écriture et la parole, pour aboutir au meilleur déchiffrement et la tâche du déchiffrement est toujours à reprendre. Sans la question, il n'est pas de recherche et sans l'interprétation l'écriture peut être meurtrière ; elle peut nous conduire en dehors des chemins de la vérité.

Le dragon, le propriétaire des orangers, la mère de la fille muette n'ont pas fait qu'obéir aux injonctions du dieu ; ils ont su en tirer les conséquences en faisant entrer le jeune pèlerin dans leur propre jeu.

Par ailleurs, le dieu n'a pas répondu à la question du paysan chinois. Mais celui-ci, avec les bribes de réponse données et les réactions de ses interlocuteurs, peut pénétrer dans le jeu de l'écriture et de la parole pour trouver lui-même la solution à son propre problème.


7. Le jeu suppose qu'il y ait du manque de part et d'autre

C'est parce qu'il y a du manque que le jeu est possible. Si l'ajustement était parfait il n'y aurait plus de jeu. Le jeu est notre espace de liberté pour inventer la vie avec l'élan de la vie lui-même. Il y a manque du côté de l'écriture : comme nous l'avons déjà souligné, l'écriture n'est jamais totalement dévoilée. Il y a manque du côté de la parole : l'interprétation est toujours à reprendre.

8. L'espace intermédiaire ainsi créé est l'espace de la vérité

Le dieu du conte nous fait entrer dans l'espace de vérité et cet espace de vérité n'est autre que l'espace du jeu entre l'écriture et la parole. Ainsi la vérité n'est pas fondée sur la seule parole. Elle fait jouer, en même temps, l'écriture et la parole. Sans une telle indication, de nombreux problèmes qui se posent à nous aujourd'hui peuvent demeurer insolubles, notamment la place de la femme dans la société ou la liberté du croyant dans l'Islam.

9. L'espace de vérité révèle que la loi de la vie est le partage

Tous ceux qui se sont interrogés sur le dysfonctionnement de la vie ne peuvent trouver la voie de la vérité libératrice qu'en entrant dans le partage. Le dragon partage les honneurs dont il bénéficie en donnant au pèlerin la perle qu'il porte sur le front. Le propriétaire ne doit pas enfouir sa fortune dans le sol pour être le seul à en profiter : il doit le faire fructifier aussi pour les autres. Et, dans un geste symbolique, il donne la moitié de son or et de son argent au paysan chinois. Quant à la mère, elle doit accepter de se séparer de sa fille pour qu'elle puisse partager sa vie avec un garçon, qui n'est autre que le jeune pèlerin. Le partage de l'amour se révélera être aussi partage de la parole et donc guérison du mutisme destructeur.

De son côté enfin, le jeune paysan chinois comprend que les grands propriétaires condamnent le système économique sur lequel il s'appuie car ils empêchent le partage. C'est la loi de la vie elle-même qui va les amener à disparaître. Il ne fait pas de doute que les spéculateurs financiers actuels devront eux-mêmes subir le même sort si nous acceptons de redonner toute sa place à la loi du partage.

10. Mais le partage lui-même n'est possible que s'il y a acceptation du manque

Partager, c'est accepter de n'être pas tout-puissant. C'est accepter de manquer pour faire sa place à l'autre avec qui je suis invité à partager. Et le jeu qui est ainsi proposé dans le conte " Échange et partage " est finalement celui de l'amour, comme loi d'une vie appelée à se multiplier en se divisant (partageant).

Etienne Duval

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