La vie est un grand jeu symbolique

qui repose sur la confiance réciproque




Esther devant Assuérus par Nicolas Poussin (Evocation de Chahrazade)

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La vie est un grand jeu symbolique qui repose sur la confiance réciproque


Dans les Mille et Une Nuits, nous retrouvons la matrice de la vie, qui est au fondement de toutes les grandes pensées et de toutes les grandes religions. Elle se présente comme un jeu d'interactions, qui permet à chaque être de trouver sa place et de se construire, dans sa relation aux autres, au fur et à mesure de l'évolution. Or le grand roi Chariyâr vient d'être trompé publiquement par sa femme et son harem, comme l'a été précédemment son frère, dans une moindre mesure. Ainsi trouve-t-il la confirmation de la faute initiale de la femme, qui perturbe l'existence humaine depuis tous les temps. Et, pourtant, une scène, qui pourrait remettre en cause cet a priori infondé surgit tout à coup devant ses yeux et ceux de son frère. Comme de nombreuses fois, dans les Mille et Une Nuits, le langage est très cru et très évocateur.

La parabole de l'ifrite et de l'adolescente

"Un cri retentit tout à coup au milieu de la mer, suivi par une clameur immense. La peur fit trembler le roi et son frère… Ils grimpèrent se cacher dans un grand arbre…Puis la mer se fendit et une colonne noire émergea des flots… La forme gigantesque atteignit la rive et se hissa sur la terre ferme où elle prit l'apparence d'une ifrite, oui, d'un djinn de couleur noire qui se dressa de toute sa taille et se mit à marcher, portant sur sa tête un coffre en verre fermé par quatre cadenas d'acier. L'être en question traversa la prairie et, voulant s'asseoir à l'ombre d'un arbre, n'en trouva, à son goût, que celui où étaient perchés les deux rois. Il s'arrêta dessous, posa sur le sol le coffre en verre, et, à l'aide de quatre clefs différentes, ouvrit les quatre cadenas. Et voilà que surgit une adolescente de taille parfaite, aux formes harmonieusement proportionnées… " Ô toi, la perle de toutes les favorites de la terre, dit-il, celle que j'ai enlevée la nuit même de ses noces, sache que j'aimerais dormir un peu. " Puis il mit la tête sur les genoux de la jeune femme et s'étendit de tout son long, ses pieds atteignant presque le bord de la mer. Sur quoi, il sombra dans in profond sommeil…

L'adolescente fit signe aux deux frères de descendre sans bruit la rejoindre… " Il faut absolument que vous veniez près de moi, leur dit-elle. " Eux cependant lui faisaient comprendre par signes que l'ifrite qui reposait près d'elle était l'ennemi implacable du genre humain… " Je vous somme de descendre, les menaça-t-elle, alors, sinon je réveillerai l'ifrite pour qu'il vous tue. "…Lorsqu'ils furent près d'elle, elle se coucha sur le dos, leva les jambes en l'air et leur dit : " Baisez-moi, faites-moi mon affaire, sinon je n'hésiterai pas à tirer l'ifrite de son sommeil pour qu'il vous tue ". …

Devant pareille insistance, ils ne purent s'empêcher d'obéir. Ils la conjoignirent donc tous les deux….Ils se levèrent de dessus l'adolescente, et celle-ci, en retour, leur ordonna : " Et maintenant passez-moi vos anneaux ". Elle sortit de l'intérieur de ses vêtements un petit sac, l'ouvrit et, le renversant, fit tomber à terre tout ce qu'il contenait, soit quatre-vingt-dix-huit anneaux, tous de couleurs et de modèles différents. " Savez-vous ce que sont ces anneaux ? demanda-t-elle. - Non, confessèrent-ils. - Leurs possesseurs ont tous couché avec moi. Sachez en effet que chaque fois qu'un homme me baise, je lui prends son anneau. Donc, puisque vous m'avez baisé tous les deux, vous n'avez plus qu'à me donner les vôtres…Lorsque la femme veut quelque chose, il n'est personne au monde qui puisse l'empêcher de l'obtenir. "…

Les deux frères tournèrent donc les talons et reprirent leur route. Tout en marchant, Chariyâr disait à son frère : " Ô Chahzamane, mon frère, considère le cas de cette adolescente. Par Dieu, l'infortune dont elle est la cause dépasse encore la nôtre… Retournons donc en notre royaume et dans notre ville, ô mon frère, et renonçons aux femmes. Quant à moi, je te ferai voir bientôt la conduite que j'ai décidé d'adopter ".
(Mille et Une Nuits, Phébus Libretto, édition intégrale établie par René R. Khawam, volume 1, 1986, p. 48-53

Le roi Chariyâr ne comprend pas la leçon
Le roi ne voit pas que l'ifrite est tout simplement là pour représenter son attitude par rapport à la femme, et l'attitude de chacun des autres hommes. Les uns et les autres agissent comme des démons en choisissant une fille encore très jeune pour l'admettre comme leur épouse. Celle-ci ne connaît encore rien de la vie. Mais ils en font, dès le soir du mariage, une prisonnière qu'ils enferment à quatre tours. Comment pourrait-elle leur être fidèle puisque, dès le départ, il n'existe pas de confiance réciproque ? Dès qu'elle respire un petit air de liberté, elle tente d'échapper à leur emprise. La tromperie qu'ils subissent n'est rien d'autre que la conséquence de leur manque de confiance. Et pour bien souligner l'hypocrisie dans laquelle ils s'enferment, l'adolescente de la parabole confisque l'alliance des hommes qui trompent leur femme, et ils sont des centaines à le faire. La marque de leur fidélité est, en réalité, le symbole même de leur infidélité car elle a pour prix l'enfermement de la femme. Pris de compassion, le roi trouve cette jeune fille encore plus malheureuse que lui, mais il souligne alors qu'elle est elle-même la cause de son infortune. C'était pourtant le contraire que voulait souligner la parabole.

Pour que la vie soit un jeu, il faut inviter la mort
Désormais, le roi a peur de la mort, comme il a peur de la vie. Il veut bien engager une relation avec une femme mais ce ne sera que pour une nuit. Le matin même, le grand vizir se chargera de la faire disparaître. Il ne veut plus revivre la blessure profonde qu'a provoquée la tromperie de la reine et des femmes de son harem. En tuant la femme d'un soir, c'est à la mort qu'il croit s'attaquer, mais il oublie que la mort fait partie de la vie. En refusant de l'inviter au grand jeu de l'existence, il détruit le jeu car tout jeu est, en un sens, un jeu avec la mort pour faire gagner la vie. Aussi l'existence au palais devient-elle infernale. En croyant congédier la mort, le roi a congédié la femme et finalement il a congédié la vie elle-même.

Chahrazade, la femme qui veut sauver l'homme pour sauver la femme
Fort heureusement, une jeune femme extraordinaire, qui rappelle la grande reine Esther, épouse du roi Assuérus, à la Cour de Perse, surgit au milieu du désastre. Fille du Grand Vizir, elle refuse de cautionner le drame qui s'installe au cœur du royaume et propose à son père de devenir elle-même, pour un soir, la femme du roi. Le souverain cherche à écarter la mort du jeu de la vie : son premier soin va consister à l'inviter à nouveau. Elle sait qu'en entrant dans le lit du monarque c'est à la mort qu'elle va s'affronter ; cette condition fait partie du jeu qu'elle veut à nouveau engager. Mais encore faut-il qu'elle redonne au roi son statut de joueur en rétablissant chez lui la confiance nécessaire.

Le rejet de la femme lié à la peur de l'autre et à la peur de la parole
Même si elle n'a pas assisté à la scène de l'ifrite et de l'adolescente, Chahrazade a compris la contradiction dans laquelle le roi s'est enfermé : il ne fait pas confiance à la femme parce qu'il croit que la femme le trompe. Or elle le trompe parce qu'il ne lui fait pas confiance. Autrement dit, il y a, chez l'homme un rejet initial de la femme, lié tout simplement à la peur de l'autre, car la femme est d'abord l'autre de l'homme. Mais Chahrazade va plus loin encore : elle établit une équivalence entre faire confiance à l'autre et écouter sa parole. Si l'homme ne fait pas confiance à la femme c'est parce qu'il ne l'écoute pas ; plus ou moins confusément, il pense que la parole lui revient en propre. La femme ne peut être de cet avis. Son combat fondamental, en tout cas celui de Chahrazade, est contre la seule parole masculine : il est pour une parole partagée.

Pour Chahrazade thérapeute, il s'agit de rééduquer l'écoute de l'homme pour qu'il puisse entendre la parole de la femme.

Chahrazade cherche à rééduquer l'écoute du roi et sa confiance en lui racontant des histoires
Les histoires que Chahrazade va raconter au roi viennent de tout le Moyen Orient, de l'Inde jusqu'à la Mésopotamie en passant par la Perse. Du 10è siècle avant Jésus-Christ, elles s'étalent comme un courant deux fois millénaire, jusqu'au dixième siècle après sa mort. C'est la vie elle-même avec toutes ses interactions, ses égarements et ses reprises, qui prend figure dans cette Écriture qui veut défier le temps. Ce qu'il ne veut pas entendre va venir, chaque nuit, frapper à son oreille. A chaque conte, la parole de la femme sollicite le roi pour le guérir de la surdité, qui lui fait perdre la tête. Afin de redoubler ses coups, elle s'interrompt une journée entière pour revenir à la charge dès la nuit suivante. Puisque le roi adulte n'entend pas, elle s'adresse maintenant à l'enfant, traque le moment lointain, hors du temps, où il n'a plus voulu écouter la voix de sa mère, de ses grands-mères, relayée par la parole de toutes les femmes. Manifestement il a oublié les vibrations du chant ancien à plusieurs voix où les paroles jouaient entre elles, paroles de femmes et paroles d'hommes, qui constituaient ensemble le chant même de la création. Alors petit à petit, la voix de Chahrazade, pendant Mille et Une nuits, reconstitue l'oreille perdue de l'homme. Il peut entendre maintenant la parole de son épouse, qui lui annonce, avec un ou même deux ans de retard, la naissance de leurs trois enfants.

Un engendrement réciproque par l'écoute de la parole de l'autre
Chariyâr, le roi, comprend maintenant, qu'il n'est pas qu'une parole : il y en a deux, celle de la femme et celle de l'homme. C'est dans leur conjugaison, et dans la bonne entente de l'une et de l'autre, qu'elles peuvent devenir créatrices. Chacun est alors engendré, au jour le jour, par l'écoute de la parole de l'autre. Il n'y a plus rien à craindre : la confiance réciproque peut désormais faire son apparition, dès que la parole féminine est entendue et que la femme trouve enfin sa place dans le grand jeu symbolique de la vie.

Etienne Duval

 

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