La violence constitutive de l'homme




Nicole Kidman (Grace) dans le film "Dogville" de Lars von Trier

http://blogs.guardian.co.uk/film/2007/05/13-week/

 

La violence constitutive de l'homme

L'homme ne peut échapper à la violence, qui le constitue dès l'origine. Dans le film de Lars von Trier, que présente Jacques Besombes, la volonté de lui échapper provoque, en fin de parcours, son déchaînement inattendu et incontrôlé. Heureusement, le récit du sacrifice d'Abraham nous montre que nous ne sommes pas condamnés à une fatalité meurtrière. L'humanisation de l'homme passe par une intégration de la violence, pour en faire, grâce à un processus de symbolisation, le chemin vers une parole libératrice.


Dogville, film de Lars von Trier, 2003

Une fable intempestive qui parle de violences,
de leurs sources possibles et de leur développement insoutenable.

L'action du film est située aux USA dans un petit hameau perdu des " Rocheuses, à l'époque de la grande dépression. Dans la nuit, Tom entend des coups de feu. Poursuivie par des gangsters, Grace, une belle et élégante jeune femme lui demande de l'aide et l'asile. Il accepte et réussit le lendemain à convaincre les villageois de la protéger.
Lars von Trier, le réalisateur, a tourné son film dans un hangar noir qui représente le village et dont on ne voit pas les limites. Les contours des rues et des maisons sont dessinées à la craie et légendés comme sur une carte, les protagonistes ouvrent et ferment des portes inexistantes percées dans des cloisons invisibles, on voit juste quelques meubles. Mais loin de le distraire cet artifice qui permet la vision " à travers les murs " conduit le spectateur à être au pire le voyeur, au mieux un voyant des évènements qui vont s'y dérouler. Certaines images zénithales évoquent une fourmilière. La lumière varie selon l'heure de la journée ou le développement de l'intrigue et joue aussi son rôle dans l'histoire.
" Quand on demandera qui doit mourir Vous m'entendrez dire : Tous "
(Bertolt Brecht, Kurt Weill, "La chanson du pirate", dans "l'Opéra de quatre sous")
Lars von Trier a dit que son scénario était inspiré par ces paroles de la " chanson du Pirate", certains ont crié au scandale devant ce qu'ils ont vu comme un détournement de sens.

L'histoire se veut une fable sur la cruauté humaine

elle est fondée sur un " deal " passé entre Grace, la belle étrangère poursuivie - selon ses dires - par des gangsters et la petite communauté, pauvre et simple de Dogville, qui accepte d'abord de lui accorder asile à titre provisoire. Le héros du film, est le jeune Tom Edison, intellectuel parfaitement improductif. Il est animé par une série d'idéaux de plus en plus fumeux au fur et à mesure qu'avance le film. Il s'est autoproclamé " guide/philosophe " du village. Il ne cesse de repousser la réalisation de sa soi-disant œuvre littéraire car il ne parvient à écrire que deux seuls mots :
" grand " et " petit ".
Grace - hésitante, lumineuse, gracile - survient au moment où, précisément, Tom avait convié les habitants du village à un exposé sur la notion " d'acceptation ", et dont l'objectif consistait à leur faire admettre qu'ils ne savaient pas recevoir.
Grace, surgie comme un don du ciel, va l'aider à illustrer son point de vue, mais aussi permettra à la communauté de témoigner de son ouverture envers l'étrangère.

Puis, progressivement, les bassesses de l'être humain

Au fur et à mesure que la police placarde des affiches de recherche de Grace d'abord " délinquante " puis " criminelle ", sont mises au jour, les bassesses de l'être humain, prêt à profiter de la faiblesse d'une étrangère apeurée. Pas de bons ni de méchants, juste l'(in)humanité dans toute sa lâcheté et son égoïsme, la violence sournoise ! Aucun n'est innocent, surtout pas Tom, le bon garçon vertueux et qui se dit prêt à aider son prochain. Accessoirement, car son propos est à l'évidence plus général, Lars Von Trier démonte le rêve américain. Connecté avec le réel, le générique final tient lieu de morale de l'histoire. L'Amérique, à travers laquelle l'humanité espérait retrouver le paradis perdu, a échoué. Grace se trouve projetée dans cette communauté sans dehors, où la pauvreté et l'abrutissement de l'esprit, une fois conjuguée à la règle de l'intérêt personnel et à la loi du bouc émissaire, se transforment en violence et en sadisme. C'est ainsi que l'on passera graduellement d'un échange, d'apparence convivial, à un asservissement complet de Grace, jusqu'à sa mise en cage : son travail, d'abord accepté parce qu'il favorise son intégration et payé comme un service rendu, n'est plus rémunéré, chacun à son tour la trahit. Elle ne dispose d'aucune souveraineté sur son corps et devient la proie de tous les hommes du village. Après que Grace eut tenté de fuir, on lui installe autour du cou un horrible et humiliant dispositif de fer qui rend ses déplacements pénibles.

Le jeu de Tom qui fait de Grace la victime

Tom Edison, (sorte de figure étatique, veillant au bien collectif et qui les mènera tous à la mort) organise le jeu dont Grace devient la victime. Il est le seul à ne pas participer directement au commerce - il est celui qui ne demande rien, et qui ne reçoit rien. Il ne prétend pas au butin : le corps de Grace (alors qu'il en est amoureux). Cependant, c'est lui qui prêche à Grace l'acceptation de la situation et son discours reste des plus ambigus, jusqu'à son geste non revendiqué de voler à son propre père l'argent qui servira à organiser la désastreuse fuite manquée de Grace. Mais, au moment où il se sentira complètement frustré dans son désir physique, il finira par la livrer aux gangsters.
Ceux-ci entrent alors dans Dogville, et Grace, libérée par eux, est appelée dans la voiture du " patron ". Ce patron, nous est-il alors révélé, c'est son père. Grace a quitté le domicile familial à cause d'une querelle avec lui. Le mot " arrogance ", semble à l'origine du conflit. Grace reprochait à son père son attitude hautaine et méprisante envers les " inférieurs " ; tandis que son père, lui reprochait l'arrogance de sa charité et de son noble pardon :
" That's very arrogant ! "
Son père propose à Grace de lui succéder à la tête de la bande et du business familial. Grace refuse dans un long premier temps ; puis elle accepte après réflexion, s'empare du pouvoir qui vient de lui être conféré et donne son premier ordre : mettre à mort la population entière de Dogville car, dit-elle :
" The world would be a better place, without a town like Dogville. "

L'horreur du massacre des habitants et l'exécution de Tom par Grace

Survient alors l'horreur lourdement accentuée du massacre de tous les habitants et l'exécution de Tom par Grace elle-même ; puis les voitures noires partiront du village effacé. Succédera alors un étonnant générique de fin. Sur la chanson " Young Americans " de David Bowie, on assiste à un défilé des différents visages de la pauvreté états-unienne. Dogville, la ville, s'incarne alors, son voile d'abstraction se soulève partiellement.
Grace, en est arrivée finalement à comprendre que des comportements aussi condamnables, tels qu'elle ne pourrait jamais se les pardonner elle-même, ne sont tout simplement pas tolérables ni excusables chez les autres. Dans cette parabole, l'excès de gentillesse et de compréhension n'est pas à la hauteur du mal et de la méchanceté ; il est l'arrogance du bon. Agissant comme elle l'a fait, Grace n'a fait qu'empirer la situation, car les gens ne lui ont pas pardonné d'avoir cru aussi longtemps à la bonté qu'elle voyait en eux. Pour les habitants de Dogville, Grace était une sorte d'épreuve à passer… Et ils ont échoué.

Que peut bien nous dire ce film ?

Le propos et en particulier la conclusion paraissent de prime abord irrecevables.

Au premier niveau : on peut se demander si l'on n'est pas victime d'un superbe manipulation de la part de Monsieur Lars von Trier qui jouerait magnifiquement sur notre émotion pour nous embrouiller dans des théories incohérentes. En quelque sorte, il ferait violence à nous même. Je ne le crois pas. Les pistes sont nombreuses et les conclusions, toutes, moralement douteuses, mais on peut admettre qu'il faille les prendre toutes ensemble, non comme des vérités bien entendu, mais comme des problèmes que ce film tenterait de nous exposer, pour nous forcer à en voir la complexité et la multiplicité.
-ou bien les pauvres sont comme des chiens qui n'écoutent que leurs instincts et ils peuvent mordre la main de celui qui les a " nourri ". Mais les puissants sont tout aussi cruels dans leur cruelle logique. Les deux violences se nourrissent l'une de l'autre.
-ou bien la misère sociale ne peut pas tout excuser : est-ce suffisant " de faire ce qu'ils peuvent " ?
-ou bien que la charité a des limites, que le pardon est une forme d'arrogance.
-ou bien qu'il y a des gens qui méritent d'être liquidés. Difficile à admettre dans notre culture humaniste, bien que certains parfaitement aux sources de la culture humaniste l'aient parfaitement accepté. Et puis n'oublions pas aussi que cet humanisme occidental devient minoritaire sur la planète.
-ou bien : les forts ont toujours raison. Dans le domaine des faits, comment croire le contraire ?
-ou bien la " bonté " n'est qu'apparence et cache le pire. Les apparences sont souvent trompeuses….
-ou bien que le penseur bavard conduit ses émules à leur perte.
-ou bien etc…

Au second niveau : Dogville semble nous dire que le massacre et le pardon sont équivalents, participant d'un même excès. Grace est condamnée à osciller entre les deux excès : le don complet de soi ou la destruction totale de l'autre. La communauté du village, au contraire, fonctionne sur le calcul et le re-calcul des valeurs des choses en fonction de l'offre et de la demande et ce, jusqu'à l'esclavage, le sexe n'étant qu'un des termes de cette soumission. Le conflit naît de deux types de rapports à l'échange, l'un fonctionnant de façon totalitaire, liquidatrice, globale, l'autre de façon lente, insidieuse, calculatrice, mesquine. Et peut-être qu'au bout du compte, entre cette économie " totalitaire " et cette économie " marchande ", l'une est aussi terrible que l'autre. Il me semble que c'est l'accumulation de mesquineries, de bassesses, puis de sadisme et d'inhumanité qui émeut le spectateur pendant le long déroulement de la dégradation de la situation de Grace au sein du village ; alors que le caractère instantané, la brutalité, l'excès de cruauté du massacre final épouvante et peut entraîner une forte réaction de rejet. Nous avons tous été confronté un jour à l'une ou l'autre des humiliations infligées à Grace, mais nous sommes révoltés par leur empilement progressif et irrésistible. De même nous peinons à comprendre sa relative passivité, surtout en regard du caractère dérisoire de sa fuite d'enfant gâtée telle qu'elle apparaît à la fin. Etrange est son dernier argument pour défendre les villageois, juste avant le dénouement : " ils font ce qu'ils peuvent " qui attire la réponse de son père : " oui, mais est-ce suffisant ?

A un troisième niveau : Il y aurait deux violences qui se répondent en miroir et avec une certaine équivalence
-celle des pauvres, des faibles qui connaissent la peur et qui petitement profitent de plus faibles ( ?) qu'eux
-celle des puissants, des riches, qui font la loi et l'appliquent logiquement avec le plus grand cynisme et la plus grande cruauté (à leur dimension). On peut penser aux " chiens de paille " Du Tao Te King.
Le personnage de Grace devient intelligible si on prend en compte qu'elle n'a jamais cessé de faire partie de cette " caste " des puissants, que son immersion dans le " peuple " est factice, conséquence d'un caprice, car a-t-elle vraiment été menacée par les gangsters ? C'est seulement son obstination puérile à vouloir avoir raison qui l'a poussée à l'acceptation, au sacrifice. Elle a toujours été d'une autre nature qu'eux, au-dessus d'eux, même pendant son calvaire.

Un quatrième niveau apparaît alors : le réalisateur voudrait nous montrer un cycle de violences qu'on peut schématiser ainsi :
En premier existe une " tolérance perverse " basée sur l'arrogance du bon, du fort. Peut-être est-ce déjà là une forme de violence (mensonge, manipulation) ? Elle est proche de l'irrespect envers les faibles qui l'entourent (cf. le dialogue pipé entre Chuck et Grace sur le " respect " qu'elle devrait lui témoigner). Cette tolérance permet le développement progressif d'une autre violence sournoise jusqu'à un point où elle devient insupportable (intolérable) et déclenche en retour la violence totale exterminatrice. Mais dans la réalité, l'extermination n'est jamais totale, subsistent toujours des survivants et le cycle peut recommencer.
Thèse fortement provocatrice et profondément anti-humaniste qu'il est possible de réfuter, mais qui peut aussi éventuellement aider à éviter le massacre.

Ce geste inouï me paraît à rapprocher d'une interprétation moins connue que celle de Michael Moore du massacre de COLUMBINE qui pose l'idée principale suivant laquelle les mobiles des massacreurs auraient été les humiliations considérables qu'ils auraient subies de la part de leurs condisciples. L'actualité nous montre que ce phénomène est peut-être plus général et plus proche.

Ciel-Terre ignore la Bienveillance
Traitant les Dix mille êtres comme chiens de paille
Le Saint ignore la Bienveillance
Les cent familles, il les traite comme chiens de paille
L'intervalle Ciel Terre
Est comme le soufflet
Il se vide sans se lasser
Actionné il veut souffler encore
On parle, on parle on suppute à l'infini
Mieux vaut garder le centre
Dao de Jing (Tao te King) Poème N° 5, traduction de Claude Larre s.j.
" Dans la Chine ancienne, on fabriquait pour les enterrements des objets en paille tressée ayant l'apparence d'un chien pour absorber sur le chemin du cortège les influences maléfiques. Avant l'enterrement on traite le chien avec honneur, après l'enterrement on le jette avec horreur. "
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Le récit et les réflexions ci-dessus ont été en partie extraits des sites et articles suivants
http://pserve.club.fr/Dogville.html
http://archives.arte-tv.com/fr/archive_258209.html
On peut lire aussi :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Dogville
Et voir de nombreux extraits du film sur le net.

Jacques Besombes

 

Le sacrifice d'Abraham ou le parcours de la violence


La vie est un combat pour l'espérance. Abraham, le vieux patriarche le sait mieux que personne. Constamment, il est en dialogue avec Dieu comme avec un ami pour savoir quelle doit être la route à suivre. Mais aujourd'hui il ne le comprend pas. Sa parole lui devient insupportable. Elle est comme un glaive qui pénètre jusqu'au fond de son cœur.

Le glaive à l'origine

Depuis longtemps, le rapport entre la violence et la parole lui est devenue familière. Il y a quinze ans déjà, la parole de Sarah sa femme s'est imposée à lui : contre son gré, il a dû chasser Ismaël qu'il chérissait par-dessus tout. Aujourd'hui, c'est Dieu Lui-même qui lui demande de sacrifier Isaac. Le glaive est-il nécessaire pour ouvrir la route de l'avenir ? Il y a manifestement quelque chose qu'il ne comprend pas.

La conscience se déchire

Un fossé est en train de se creuser entre son désir et la volonté du Très-Haut. Le glaive de la parole qui s'impose opère une scission à l'intérieur de sa conscience. Il ne coïncide plus avec lui-même. Soudain, la fragilité envahit tout son être. Il ne sait plus qui il est. Il ne sait plus qui est Dieu. Son cheminement intérieur le conduit aux portes de la folie au moment où son pèlerinage vers la montagne du sacrifice l'entraîne aux portes de la mort, avec Isaac, son âne et deux serviteurs.

La question de l'enfant qui tient à la vie

Maintenant, il est seul avec son fils. Isaac vient de prendre la place de l'âne : Abraham le charge du bois du sacrifice. Ils marchent côte à côte dans un silence angoissant. Plus ils se rapprochent de la montagne de l'holocauste, plus ils se séparent l'un de l'autre. La relation se dissout, les plongeant dans une profonde solitude. Bien plus, chacun a l'impression de marcher à côté de lui-même, ne pouvant se raccrocher à cette autre moitié qui s'échappe. Alors, pour se rassurer, Isaac interpelle son père. - " Oui, mon fils ! - J'ai, sur mon dos, le bois du sacrifice. Tu portes toi-même le feu et le couteau. Mais où est donc l'agneau pour l'holocauste ? " Plongé dans l'émotion et ne pouvant retenir ses larmes, Abraham détourne son visage vers le ciel. " Mon enfant, Dieu y pourvoira ! "

Le face à face avec la mort

Le face à face avec Dieu devient en ce moment un face à face avec la mort. Dans une confusion extrême, le patriarche ne peut plus les dissocier, unissant dans un même élan les inconciliables. Tout entier dans une foi absurde, il est aussi tout entier en proie à la force de mort qui sort de lui-même. Retenant son souffle, il prend son fils et le lie sur le bois de l'holocauste comme s'il l'unissait désespérément à Yahvé. Confusément, il pénètre dans un acte créateur qui paraît associer la vie et la mort. Poussé par une énergie qu'il ne maîtrise pas, son bras s'élève avec le couteau pointé vers un au-delà de lui-même. Mais au moment où il se ressaisit pour égorger son fils, une force intérieure vient arrêter sa détermination. Sa violence n'est pas supprimée : elle est en train d'opérer un revirement de sens. Jusqu'ici, il la croyait extérieure. Mais subitement, il l'a expérimentée en son être tout entier ; elle était une impulsion étrange, prête à rechercher une délectation morbide dans la mort. Sans bien s'en rendre compte, le patriarche vient de l'intégrer comme une part de lui-même, et c'est cette intégration qui permet d'opérer un dépassement de sens.

L'ange de la vie contre l'ange de la mort

L'ange de la vie, prenant le relais de l'ange de la mort, lui adresse une parole de lumière. Il ne s'agit pas de faire mourir l'enfant. Il convient plus simplement de s'en dessaisir ; il n'est pas seulement un fils d'homme, il est aussi fils de Dieu. La paternité renvoie à un au-delà de soi-même, qu'il faut accepter pour devenir réellement père dans un partage avec l'Autre. C'est ici que la violence se révèle avec toute sa complexité, dans son rapport étrange avec le sacré. Elle est une force de mort constitutive de l'homme, mais, une fois intégrée, comme la main de l'ange, elle se retourne contre la mort elle-même pour faire place à une vie plus humaine. Faisant mourir pour faire vivre, dans un même acte indissociable, elle devient le passeur qui permet de traverser la mort.

Abraham, le bélier récalcitrant

Le parcours d'Abraham, qui est aussi parcours de la violence, n'est pas encore terminé. Il reste chez le grand patriarche une force qui résiste. Chez lui, au même instant, les prises de conscience se multiplient. Saisi par la voix de l'ange, il lève aussitôt la tête et voit un bélier, qui s'est pris les cornes dans un buisson. C'est lui-même qu'il découvre tout à coup, enfermé dans une toute-puissance, qui le met en difficulté avec l'arbre de la vie et le buisson de Dieu.

La toute-puissance sacrifiée

Sans doute la toute-puissance fait-elle la grandeur du patriarche, au moins selon les apparences. Mais, en réalité, elle contribue à sacrifier Isaac son fils, en l'empêchant de vivre sa vie d'homme. Bien plus, elle donne naissance à une conception mensongère de Dieu, qui déforme sa conscience et contrarie ses choix. Abraham comprend subitement que c'est elle qu'il doit sacrifier. Déliant le bélier pour délier son fils, il l'offre en holocauste à la place d'Isaac. Ainsi la violence resurgit : en tuant l'animal elle pénètre dans le symbolique pour opérer le sacrifice d'Abraham, le tout-puissant.

La naissance de la parole et la libération d'Isaac

Maintenant, Isaac peut faire son passage à l'âge adulte. L'ombre de son père s'efface, la hiérarchie paternelle fait place à l'égalité des hommes. Le fils acquiert le droit à la parole, source de fécondité, et par là -même il acquiert le droit de devenir père à son tour. Désormais l'avenir est ouvert. Il appartient à Isaac de poursuivre l'œuvre de la filiation et à la parole, héritière d'une violence transfigurée, d'assurer au patriarche, au-delà de la toute-puissance, une " postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel ".

La parole qui structure le désir pour faire advenir l'amour

Le parcours de la violence a fini par nous conduire à la parole. Creusant le désir pour faire sa place à l'Autre en suscitant le manque, elle le structure de l'intérieur pour que l'amour devienne possible. Dans le mythe fondateur que nous venons d'étudier, Abraham transmet l'amour en même temps qu'il nous propose la parole. Mais paradoxalement, il continue à nous transmettre la violence constitutive de l'homme, car chacun doit continuer un parcours, qui n'est jamais achevé.

Un sujet qui se constitue au fil du parcours

Les tensions qui structurent le récit contribuent à faire d'Abraham un sujet à part entière avec ses différentes caractéristiques :
- Un sujet qui produit du symbolique (sacrifier sans tuer)
- La conscience de soi (conscience déchirée qui sort du déchirement en découvrant la toute-puissance cachée)
- Un sujet qui manque de l'autre (effet du sacrifice de la toute-puissance d'Abraham)
- Un sujet qui parle et donne la parole (nouveau rapport entre Abraham et son fils)
- Un sujet qui intègre la limite pour la dépasser (rapport avec Yahvé, à Bersabée avant le récit et à la fin du récit)


Etienne Duval

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