Le discours du pape à Ratisbonne

et la conception de la raison

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La force de mort oubliée

Platon et Aristote - Raphaël

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Le discours du pape à Ratisbonne et la conception de la raison


Dans le cadre de son voyage en Allemagne, Benoît XVI a prononcé, le 12 septembre 2006, un important discours à l'Université de Ratisbonne. Ici, c'est le professeur beaucoup plus que le Souverain Pontife qui s'est exprimé, ce qui a permis une moindre retenue et donc, à la limite, une plus grande vérité. Nous y découvrons les structures intellectuelles du pape, son aisance dans le maniement des concepts et la haute idée qu'il se fait de la théologie. Il y a beaucoup de brillant dans son discours et, pourtant, sans s'en rendre compte, il révèle son talon d'Achille et ses propres insuffisances. Les réactions qu'il a suscitées dans le monde musulman ne sont pas le seul fait des Islamistes : aucune communauté n'aime être attaquée de l'extérieur, surtout si cette attaque vient d'une autorité religieuse importante. Il n'y a pas que de la crispation faite de susceptibilité dans les propos, voire de l'incompréhension comme la plupart semblent le reconnaître. C'est une forme d'instinct qui réagit aux points sensibles et à la maladresse de l'interlocuteur. Sans s'en rendre compte, le pape pose un problème fondamental et révèle un contentieux qui sépare l'Islam et le catholicisme. Le problème fondamental concerne le statut de la raison et le contentieux est celui de la place de la violence. Pour parler rapidement, Benoît XVI croit qu'il y a incompatibilité entre la raison et la violence, alors que le monde musulman semble penser que la violence fait aussi partie de l'homme et qu'il est vain de vouloir l'en écarter arbitrairement. Le discours de Ratisbonne agit donc comme le révélateur de problèmes essentiels qu'il faut rapidement aborder. C'est là tout son intérêt, beaucoup plus que le contenu explicite qu'il soumet à la sagacité des professeurs et étudiants qui l'écoutent.

Le discours du pape : la violence en opposition avec la nature de Dieu et la raison humaine

Le docteur Benoît XVI commence par évoquer les entretiens qu'eurent entre eux le savant empereur byzantin, Manuel II Paléologue et un Persan très cultivé, fin connaisseur de l'Islam et du christianisme. Au cours du septième entretien, ils en viennent à aborder le thème du djihad ou de la guerre sainte. L'empereur pense que la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. Elle serait en opposition avec la nature de l'âme. Finalement ne pas agir selon la raison serait contraire à la nature de Dieu. L'érudit persan quant à lui ne veut pas lier Dieu à la raison humaine car il est absolument transcendant. Finalement, c'est le rapport entre Dieu et la raison et entre la raison et la violence qui est en cause.

Le pape, enchaînant sur ces discussions historiques, en vient à évoquer la rencontre entre la philosophie grecque et le christianisme : elle est pour lui fondamentale, car elle est rencontre entre la foi et la raison. Déjà saint Jean commence son Évangile par cette phrase surprenante : " Au commencement était le logos ". Or, le logos, en grec, signifie, en même temps, raison et parole. D'emblée, la raison est située au cœur de Dieu. Il y a donc, dans la violence, surtout lorsqu'elle veut contraindre la foi, une opposition non seulement avec la raison humaine mais aussi avec la nature même de Dieu. Ici, le Souverain Pontife reprend à son compte les conclusions de la discussion, énoncées par Michel II Paléologue, sans retenir l'objection du sage Persan.

Des réactions violentes du côté de l'Islam

La complexité du discours de Ratisbonne a mis en difficulté les journalistes présents, peu habitués aux joutes théologiques. Ils n'ont retenu que l'épisode de la rencontre entre l'empereur et le sage persan et, pour la plupart, ils n'ont pas compris les subtilités sous-jacentes. Ils n'ont pas réellement tenu compte des longs développements sur la place éminente de la raison dans la théologie et sur la responsabilité des théologiens pour une plus grande ouverture de la rationalité au fait religieux.

Dès le 15 septembre, des réactions violentes se sont manifestées dans le monde musulman, en commençant par les territoires palestiniens. A Tulkarem, des inconnus ont pénétré dans une église grecque orthodoxe désaffectée et ont allumé un incendie qui a provoqué de nombreux dégâts. A Toubas, les vitraux d'une autre église ont été brisés. Il y a eu aussi des incidents à Naplouse et à Gaza.

En même temps, une bombe a explosé devant une église de Bassora en Irak. Là-dessus plusieurs États musulmans ont condamné les propos du pape et le cheikh de l'université d'Al Azhar lui-même a affirmé que les paroles du Souverain Pontife " traduisent une ignorance claire de l'Islam et de son prophète ". En Iran, toutes les écoles de théologie étaient fermées, le dimanche 17 septembre, " pour montrer leur dégoût envers les propos outrageants et anti-islamiques du pape ". Il y a eu, en même temps, de nombreuses interventions diplomatiques pour demander au pape d'exprimer des excuses.

Très surpris par les réactions qu'il a jugé disproportionnées par rapport à ses propos, le pape s'est dit vivement attristé et a souligné qu'il ne voulait d'aucune façon offenser l'Islam. Ce n'étaient pas vraiment des excuses mais les tensions se sont un peu détendues. Son ambition est d'entraîner son interlocuteur dans un dialogue constructif, régulé par la raison. Mais c'est là précisément que le bât blesse.

Un problème autour de la conception de la raison

En fait, le problème reste entier. Il ne s'agit pas, du côté des Musulmans, d'une simple incompréhension du discours réel. Ils ont perçu, plus ou moins consciemment, une faille intellectuelle chez le pape lui-même. Cette faille concerne la conception de la raison. Quelle est cette raison, trop marquée, à leur goût, par la philosophie, qui vient s'imposer à Dieu lui-même ? N'est-elle pas trop étroite pour contenir la respiration divine ? L'histoire a montré qu'ils n'étaient pas des ennemis de la raison, puisqu'ils ont largement contribué à l'introduction de la philosophie grecque en Occident. Ils ne sont pas entièrement du côté de la foi sans alliance possible avec la raison, mais ils sentent qu'il y a dans la raison humaine, telle que l'entrevoit le pape, un manque radical, qui l'empêche de communiquer avec la raison divine.

La non prise en compte de la force de mort

Il ne faut pas oublier que le désaccord entre l'empereur et le sage iranien tourne autour du problème de la violence. Et c'est bien aussi le problème de la violence qui semble hanter le pape dans son rapport à l'Islam. Pour lui, il y a incompatibilité entre la raison et la violence. Or la violence évoque la mort et plus précisément la force de mort présente dans tout homme, quel qu'il soit. Il y a un très ancien conte indien, qui évoque l'arbre de vie. Cet arbre a deux branches : l'une des deux branches porte la mort. Et pourtant tous les fruits sont magnifiques et personne, jusqu'à ce jour, n'a osé les goûter. Arrive une grande famine. Hommes et femmes sont blottis sous l'ombre du grand pommier pour une discussion commune et l'on se dit que cet arbre pourrait les sauver de la mort. Mais comment faire pour repérer la bonne branche ? Un homme qui n'a plus qu'une journée à vivre risque le tout pour le tout. Il croque une pomme de la branche de droite et reste debout l'air bienheureux. Tous se précipitent à sa suite sur la branche de la vie. Or, le soir, le conseil du village se réunit pour prendre une solution raisonnable : il décide de couper la branche de la mort. C'était oublier que la mort fait aussi partie de la vie. Le lendemain matin, il n'y a plus un fruit sur l'arbre : le pommier est mort. Depuis longtemps déjà, la sagesse humaine a compris que la violence et la force de mort, qui est sa forme ultime, sont inséparables de la vie et qu'il est donc déraisonnable de les éradiquer. Cela, le pape ne semble pas l'avoir compris parce qu'il est piégé par la conception grecque de la raison. La raison a une portée pratique qui s'arc-boute sur la vie dont la dimension est universelle. La lier à la force de mort compliquerait dangereusement son fonctionnement. Autrement dit la logique hellénique fonctionne sur deux dimensions qui l'ouvrent à l'universel : il lui manque la troisième dimension qui intègre la mort et la force de mort.

Moïse l'avait appris à l'occasion de sa vision du buisson ardent. Il était mis en face du sacrifice de Dieu qui ne perd rien de sa divinité lorsqu'il fait sa place à l'homme. Le buisson brûle comme le bûcher de l'autel et pourtant les flammes sont impuissantes à le consumer. Or la violence de Dieu vient gîter dans son sacrifice comme la violence d'Abraham se retourne sur elle-même lorsqu'il fait sa place à son fils Isaac. Yahvé comme Abraham exercent leur violence en sacrifiant leur toute-puissance pour ouvrir aux autres l'espace de la vie. Bien plus en faisant place à l'homme, Dieu est raisonnable puisqu'il continue à être vraiment Dieu. Sa violence est infiniment utile puisqu'elle ouvre et sépare, en même temps, pour que l'autre puisse exister dans son altérité. Autrement dit, la violence comme la force de mort sont constitutives de la raison humaine comme elles sont constitutives, d'une certaine façon, de la raison divine.

Le refoulement ou le rejet

Ainsi la philosophie grecque refoule dans l'inconscient la violence et la force de mort lorsqu'elle définit la raison, pour ne pas faire échec à la recherche de l'universel. Elle agit ainsi comme le font la plupart des hommes depuis les origines. Cherchant à défendre la vie sans cesse menacée, ils essaient de rejeter dans les oubliettes la mort qui les traque à chaque instant. Chaque espace gagné contre la mort est un nouveau territoire offert à la vie. Mais c'est oublier qu'en écartant la mort comme en coupant la branche des fruits empoisonnés, c'est aussi à la vie que l'on donne congé.

Lorsque Moïse traversait le désert, les hommes qui l'accompagnaient étaient excédés par la famine et par la soif. La violence était à la porte. Le texte dit qu'ils mouraient en grand nombre parce qu'ils étaient piqués par des serpents brûlants. Il semble, en fait, qu'une mutinerie était en train de se développer, chacun devenant pour l'autre comme un serpent brûlant. Par un mimétisme inexplicable, tous étaient entraînés à renvoyer les coups qu'ils recevaient si bien que la situation devenait dramatique. Moïse, sollicité pour les sortir de ce mauvais pas, eut une inspiration divine de grande portée psychologique et spirituelle. Il fit façonner une grand étendard, visible à longue distance, sur lequel était disposé un serpent d'airain. C'était la violence des hommes qui était ainsi représentée. Si quelqu'un se sentait poussé à la mutinerie destructrice de l'autre, il devait regarder le serpent d'airain. Au lieu de rejeter sur l'autre la violence qui l'animait, il finissait par comprendre que c'était contre la sienne qu'il combattait, lui donnant ainsi un surplus d'énergie. En l'intégrant, il était alors guéri du mal dont il avait mal analysé les ressorts jusqu'ici.

La raison invoquée par Benoît XVI est l'anti-serpent d'airain : en refoulant la violence constitutive de l'homme au lieu de la mettre en évidence pour pouvoir l'intégrer, elle contribue à renforcer à terme sa puissance de mort.

La sacralisation

A côté du refoulement et du rejet, il y a un comportement tout aussi dangereux. Il s'agit de la sacralisation. En découvrant que la violence est au cœur de la vie, certains finissent par lui donner une dimension absolue. C'est elle qui va sauver l'homme, en lui faisant traverser le martyre. Ils n'ont compris que la moitié du problème. La violence ou la force de mort sont bien, en un sens, des énergies indispensables, mais elles sont soumises à la responsabilité de l'homme pour les faire évoluer de telle sorte qu'elles deviennent des forces de vie, comme on le verra plus loin. En les sacralisant, leur capacité d'évolution est tarie et leur lien avec la vie est détruit. C'est ainsi qu'elles vont finir par dévorer ceux qui leur avaient voué un culte proche de l'adoration.

Le prophète Daniel s'est heurté à ce problème. Il y avait à Babylone un serpent qui avait ses adorateurs. A travers le serpent, c'était la violence originelle qui était vénérée. Il appartenait alors au prophète de montrer que les hommes faisaient ainsi fausse route. Il demanda au roi la permission de tuer la bête sans bâton. Le roi lui donna l'autorisation. Daniel prépare une nourriture, faite de poix, de graisse et de crin, apte à bloquer complètement le fonctionnement digestif de l'animal. Après l'avoir fait cuire, il la donne au serpent, qui finit par crever. Les Babyloniens ne peuvent accepter un comportement qui ruine les soubassements de leur société. Ils exigent que le roi leur remette le prophète pour l'enfermer, pendant sept jours, dans une fosse où circulent sept lions affamés, qui n'auront d'autre nourriture que l'homme condamné à mort. Daniel se met en prière : il sait qu'il lui faut affronter une seconde fois la violence originelle, représentée par les lions eux-mêmes. Il n'a pour lui-même que la nourriture de la Parole de Dieu. A l'aube du septième jour, le roi vient jeter un œil dans la fosse aux lions ; il découvre Daniel bien vivant, entouré des lions qui lui servent de disciples. Yahvé est donc bien le véritable Dieu : c'est lui qui a désarmé la violence de sa force meurtrière et a permis à son prophète de conserver la vie. Aussitôt les adorateurs du serpent sont, à leur tour, jetés dans la fosse aux lions. Ils sont dévorés par la violence originelle qu'ils avaient sacralisée.

L'homme aujourd'hui au pied du mur : du problème de Dieu au problème de la mort

A juste titre, Benoît XVI, pense que les théologiens ont un rôle à jouer pour forcer les fermetures que les scientifiques imposent à la raison et lui permettre, à travers ses propres limites, de s'ouvrir à la possibilité d'un Dieu transcendant. Mais s'il veut ainsi sauver la raison, c'est pour mieux s'opposer au déferlement d'une violence menaçante. De son point de vue, la violence est déraisonnable et donc inhumaine. Il n'a pas compris qu'il fallait revenir aux sources de la raison elle-même. Ce n'est pas d'abord Dieu qui pose problème, c'est la mort. Tant que la raison la rejettera ou la refoulera, elle ne pourra œuvrer pour son dépassement. L'homme est aujourd'hui au pied du mur. Il doit donner à la raison sa troisième dimension en intégrant la force de mort elle-même. Il permettra d'en faire une force de vie au bénéfice de l'homme, donnant ainsi naissance au vaccin qui le guérira de la violence meurtrière. Il est curieux que le chrétien, plongé dans le mystère de la mort du Christ, ne soit pas alerté par cette impérieuse nécessité. Lorsque l'homme accède, à travers la chute, à son humanité, dans La Genèse, il se heurte au problème de la mort. Il ne s'agit pas d'une punition qui viendrait couronner le procès que Dieu intente à l'homme. Il s'agit plutôt d'une promotion qui va permettre d'intégrer la force de mort pour en faire une force de vie. Je deviens homme en acceptant la mort. Et assez curieusement, c'est en intégrant la force de mort dans la raison que je lui donne son aptitude à s'ouvrir à Dieu. Contrairement à ce que semble penser le pape, il ne s'agit pas de retrouver Dieu pour éradiquer la violence. Il s'agit au contraire de donner sa place à cette violence, au cœur même de la raison, pour pouvoir retrouver Dieu.

La symbolisation de la violence : une rationalité historique qui se construit dans le temps

A la sacralisation de la violence ou à son refoulement, il convient d'opposer sa symbolisation. C'est la symbolisation de la violence qui donne naissance à la parole. C'est aussi elle qui donne naissance à la forme accomplie de la raison. Il ne s'agit pourtant pas d'une raison donnée une fois pour toutes ; il s'agit d'une rationalité historique qui se construit dans le temps. Le mot symbole signifie mettre ensemble. En symbolisant la force de mort, je la mets en rapport positif avec la force de vie, qui pourra ainsi acquérir toute son ampleur. Nous sommes en face d'un projet qui requiert toutes les forces vives de la société. La rationalité historique est une œuvre à accomplir ensemble : elle est le fruit le plus précieux de la culture. L'arbre de la connaissance se conjugue de plusieurs façons : il est ici l'arbre de la raison et son fruit, la rationalité historique, peut être sans cesse en évolution dans le sens d'une amélioration progressive. Il importe aujourd'hui de lui donner l'occasion d'une mutation radicale, en reconnaissant en lui la branche positive qu'est la force de mort. C'est pour l'homme la seule chance de pouvoir faire face à la violence meurtrière qui pourrait progressivement détruire l'humanité.

Chez Dieu et chez l'homme, une tension entre être et aimer

La raison est la ration d'être, qui, pour le théologien, définit la relation entre l'homme et Dieu. Or quel est cet Être à partir duquel je suis modelé. Il donne son nom à Moïse sous deux formes différentes. Il dit d'abord : " Je suis celui qui suis ". Finalement le sujet et le verbe se rejoignent dans une formule plus simple encore : " Je suis ". Dieu est au fondement de son être et de tout existant. Il est tout simplement : il est l'universalité de l'être. Mais il ajoute aussitôt : " Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ". Il est un Dieu proche, un Dieu qui aime et qui se sacrifie, comme Abraham, pour tous ses fils, les hommes, et d'abord pour les enfants d'Israël. Parce qu'il fait sa place à l'homme, dans le sacrifice de sa toute-puissance, il inscrit la violence au cœur même de son amour. Bien plus, c'est en agissant de cette manière qu'il est vraiment (Dieu). En opérant ainsi, il ne se consume pas. Ici le particulier et l'universel se rejoignent dans une singularité indépassable. Dieu vit dans la tension entre être (universel) et aimer (proche), et cette tension vient de la violence inscrite non seulement dans son amour mais aussi dans son être même. Dans la ration d'être qui lui est accordée, l'homme est appelé à vivre dans la même tension, à condition d'intégrer la force de mort.

Etienne Duval, le 20 septembre 2006

Benoit XVI

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