Le jeu de la culture entre déni

et parole de vérité




Kandinsky - Le jugement dernier

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Le jeu de la culture entre déni et parole de vérité

Ou la révélation des Mille et Une Nuits

Il m'a semblé que notre dernière réflexion sur le déni d'évidences avait besoin de se poursuivre. L'occasion m'en est donnée par un travail de groupe sur les Mille et Une Nuits. Ce chef d'œuvre de la littérature arabe sert de base à un café philosophique interculturel, organisé dans le cadre de l'association Formidec, très soucieuse de provoquer des échanges entre les cultures de l'aire méditerranéenne. A travers les Mille et Une Nuits, nous découvrons la culture arabe du dixième siècle, en pleine remise en cause. En opérant une véritable psychanalyse, elle met à jour, grâce à des récits symboliques présentés sous forme de contes, ses propres errances inaperçues et maintenues cachées dans l'espace de l'inconscient : elle trouve ainsi le chemin de sa guérison et de son perpétuel renouvellement. Cette voie apparemment très originale pourrait révéler le cheminement voilé de toute culture, constamment adossée à des contre cultures salvatrices, qui tentent d'ouvrir les yeux des aveugles et de réveiller les oreilles endormies par des paroles prophétiques.

La culture est fondée sur des structures symboliques
Comme le langage, la culture ne part pas de rien. Elle est fondée sur des structures paradoxales, qui, à travers un jeu de contraires, organisent un ordre symbolique. De telles structures apparaissent constamment dans les contes des Mille et Une Nuits : féminin/masculin, désir/manque, vie/mort, moi/autre, passé/avenir, liberté/limite, voilement/dévoilement…

Un décalage entre la culture concrète et l'ordre symbolique
La culture concrète n'est pas complètement déterminée par l'ordre symbolique. Elle s'appuie sur lui, comme sur un fondement, mais un jeu constant fonctionne entre les deux. Au cours de l'histoire, de nombreux décalages apparaissent entre eux et provoquent des dysfonctionnements dans l'existence des hommes. C'est la culture qui détermine les structures des comportements, dans la relation de l'homme à la femme et des êtres humains entre eux, dans les rapports économiques de production et d'échange et le fonctionnement du pouvoir, dans l'accès au savoir et le développement des techniques et des arts, dans le mode de référence à la spiritualité et au religieux… A un moment donné, on peut constater une forme de similitude entre les différentes structures, pourtant situées à des plans différents. Et c'est ainsi que les décalages se répercutent à tous les niveaux, introduisant une dimension mensongère à l'intérieur de la culture dans son ensemble.

Le décalage est inconscient et sa révélation est soumise à un interdit
Le système culturel est le résultat de rapports de force, qui apparaissent comme l'expression même de la loi. Dès le départ, le décalage avec l'ordre symbolique est nié et rejeté dans l'inconscient et le système ne peut fonctionner que si la révélation du " mensonge " est soumise à un interdit, qui va provoquer le déni. Le système culturel est le résultat de rapports de force, qui apparaissent comme l'expression même de la loi. Dès le départ, le décalage avec l'ordre symbolique est nié et rejeté dans l'inconscient et le système ne peut fonctionner que si la révélation du " mensonge " est soumise à un interdit, qui va provoquer le déni. Il en est allé ainsi dans des régimes autoritaires, tels que le nazisme ou le communisme soviétique, qui ont fini par accréditer les pires crimes contre l'humanité. Plus récemment, il a fallu le bouleversement de la crise économique pour révéler les errances inaperçues d'un système libéral, rejetant par principe toute régulation.

Mais une des fonctions de la culture est précisément de dépasser l'interdit auquel elle est soumise
L'interdit finit par bloquer le devenir de l'homme. Et la culture prend alors conscience qu'elle ne peut elle-même assurer sa fonction sans dépasser cet interdit auquel elle est injustement soumise. Elle découvre ainsi progressivement qu'elle est fondée, en dernier ressort, non pas sur des rapports de force contingents, mais sur un ordre symbolique qui la dépasse. Dans cette prise de conscience, elle va puiser l'énergie de la critique et de la contestation. C'est en tout cas, dans cet esprit, que Chaharazade, au cours des Mille et Une Nuits, expose sa vie, au nom du peuple, pour faire face à l'arbitraire d'un roi, qui ne saurait être au-dessus des lois. Pour elle, l'interdit de résister à la toute-puissance du monarque n'a aucune justification réelle.

Le dépassement de l'interdit est l'œuvre de la parole, qui lui fait violence
La parole est l'arme de la culture. Elle est elle-même violence mais une violence qui s'est confrontée à l'ordre symbolique. Autrement dit, elle est la violence non meurtrière, passée à l'épure de la symbolisation. C'est pourquoi elle a la capacité de séparer en introduisant la distance entre les individus plongés dans la confusion et, de manière plus fondamentale encore, de séparer mensonge et vérité. Aussi n'a-t-elle aucune peine à dénoncer les interdits, dépourvus de toute justification, pour arriver à les dépasser. En France, au début des années 40, les premiers résistants ont dû s'opposer ouvertement à la légitimité du régime de Vichy pour mener la lutte contre le système imposé par Hitler. Il a été également nécessaire de dénoncer le "bon droit " des pouvoirs établis pour lutter contre l'esclavage noir ou le colonialisme des pays européens.

Un des rôles essentiels de la parole consiste à révéler le décalage entre la culture et l'ordre symbolique
Lorsque les dysfonctionnements sont importants dans une société, des voix se font entendre pour dénoncer le trop grand décalage entre les comportements hypocrites et l'ordre symbolique. Le peuple hébreu a donné naissance à des prophètes ; les populations asservies arrivent assez souvent à développer des contre-cultures. Dans les Mille et Une Nuits, la démarche est plus subtile, car il s'agit d'une réelle psychanalyse proposée au roi et finalement au peuple tout entier. La parole doit utiliser des subterfuges pour faire face aux barrières de l'inconscient. Elle s'appuie en particulier sur la plasticité de l'imaginaire, pour passer d'un niveau à un autre, et réveiller par un phénomène d'écho ou d'évocations successives ce qui était tenu soigneusement caché. Le conte qui voisine parfois avec la farce et la magie, où les comportements sont mis en pleine lumière, fait circuler le sens à travers des images jusque dans les zones les plus opaques. C'est ainsi que sont dénoncés, en cachette, la violence du roi, le jeu de séduction du khalife et la jalousie du vizir, une justice mise au service du pouvoir, le rôle très ambigu du grand frère, la difficulté du rapport homme/femme, où l'amour fonctionne mal parce que les épouses sont choisies trop jeunes et sans réel consentement ; le jeu de séduction se déploie aussi dans les rapports économiques, au point que les pauvres travailleurs sont exploités par les riches avec leur propre adhésion. La religion elle-même n'échappe pas à la dénonciation indirecte et tranquille des conteurs.

En prenant conscience du décalage, les individus acquièrent la possibilité de le dépasser pour devenir eux-mêmes et inventer l'avenir
La parole permet la prise de conscience du décalage entre comportements et ordre symbolique. Grâce à l'apport des contes, elle se transforme en parabole, découvrant ici sa forme la plus élaborée, qui éclaire sans contraindre, et respecte la liberté de choix de l'auditeur. Elle devient ainsi parole de vérité qui invite au dépassement dans la constitution de véritables sujets, enracinés sur l'axe du désir, qui conduit à l'amour. Les sujets peuvent alors inventer l'avenir. C'est bien là qu'est l'ambition des Mille et Une Nuits, sorte de paradigme de toute culture. Elle vise non seulement la libération du roi mais aussi celle du peuple tout entier et de chacun de ses membres. Bien plus cette œuvre littéraire se termine par un immense chant d'espérance, intitulé " La force de l'amour ", où finit par triompher l'ouverture à l'avenir dans le pardon et réconciliation.

Etienne Duval

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