Le miracle du chant qui conduit

l'homme vers son accomplissement



L'arbre aux oiseaux de Jan Van Kessel (1626-1679)

 

Le miracle du chant qui conduit l'homme vers son accomplissement

Un grand conte des Indiens d'Amérique rejoint l'intuition qui structurait l'article précédent sur le grand opéra de la création. Le chant est à l'origine de l'homme ; il le conduit aussi à sa perfection.

Les chants et les fêtes

Un homme, une femme et leurs trois enfants vivaient ensemble dans une cabane, entre les collines battues par le vent du grand Nord et la mer grise. L'homme était un chasseur redoutable. Parfois, il poursuivait le gibier, dans l'herbe rare, jusqu'à ne plus voir les rochers de la mer. Parfois, dans son kayak, il traquait les phoques et les grands poissons jusqu'à ne plus voir la terre. Il apprit à ses enfants son savoir, son art, ses ruses de chasseur infaillible. Quand l'aîné fut en âge de courir les collines et les landes désertes, il s'en alla fièrement, l'oeil brillant, l'arc au poing. Mais, dans les broussailles, sa trace se perdit. Il ne revint jamais dans la cabane familiale où sa mère pleura longtemps devant le feu, espérant son retour. Quelques années passèrent. Vint le temps où le deuxième fils fut en âge de partir seul, lui aussi, à la chasse au renne et au caribou. Un matin donc, il s'en alla comme son frère, vêtu de cuir et chaussé de mocassins brodés. Mais, comme son frère, il disparut à l'horizon, et jamais on ne le revit. Le visage de ses parents, tant leur douleur fut grande, se couvrit de rides et leur tête de cheveux blancs. Quand leur troisième fils s'en fut par le chemin de la colline, ils le bénirent trois fois, les mains tremblantes et les yeux pleins de larmes. Le garçon leur dit : " Ne vous lamentez pas ainsi. Moi, je reviendrai, je vous promets que je reviendrai ". Et il disparut, au loin, sous le ciel gris.

Or, sur la lande, il vit un grand aigle noir tournoyant au-dessus de lui. Le garçon arma son arc et le tendit vers le ciel. Mais avant qu'il n'ait pu tirer, l'aigle descendit, fonça vers la terre et se posa à côté de lui. Alors son plumage s'ouvrit dans un grand froissement ténébreux, et apparut un homme de haute taille, vigoureux, à la chevelure longue et lisse, au regard vif. Cet homme dit : " C'est moi qui ai tué tes deux frères. Je te tuerai toi aussi à moins que tu n'acceptes de faire ce que je vais te demander. Je veux que dès ton retour chez toi, tu chantes des chansons avec tes semblables et tu fasses de grandes fêtes. " Qu'est-ce qu'une chanson ? répondit le garçon. Et qu'est-ce qu'une fête ? - Acceptes-tu oui ou non ? - J'accepte, mais je ne comprends pas. - Viens avec moi, dit l'homme-aigle. Ma mère t'apprendra ce que tu dois savoir. Tes deux frères n'ont pas voulu apprendre, ils détestaient les fêtes et les chansons. C'est pourquoi je les ai tués. Toi, dès que tu auras appris à composer une chanson, à assembler les mots comme il faut, à chanter et à danser, tu pourras revenir tranquillement chez toi.

L'homme jeta sur son épaule son manteau en plumage d'aigle et s'en alla, avec le garçon, vers la montagne. Ils marchèrent longtemps, traversant des vallées, des cols, des neiges éternelles. Ils arrivèrent enfin devant une maison de pierre, à la cime d'une montagne rocheuse. Cette maison tremblait, vibrait, secouée par un bruit sourd comme un battement grave, lent et profond. " Ecoute, dit l'homme-aigle. C'est le coeur de ma mère qui bat. Entre, n'aie pas peur. " Il poussa la porte. Dans la grande cuisine enfumée, une vieille femme était assise. Son visage était infiniment ridé, elle se tenait voûtée, tristement. L'homme-aigle l'embrassa. " Mère, lui dit-il, tu vas revivre, toi qui te meurs. Ce jeune homme est venu apprendre à composer des chansons, à battre du tambour, à danser. Il enseignera tout cela aux humains qui ne savent rien des fêtes et des chants. Le visage de la vieille s'épanouit. Elle se leva, serra le garçon dans ses bras et lui dit : " Grâce à toi, je vais rajeunir. Tu vas me délivrer de mon savoir, enfin ! Au travail vivement ! Tu vas d'abord construire une grande maison, plus grande et plus belle que les maisons ordinaires. Le garçon, sur la montagne, construisit une grande maison, puis la mère de l'aigle lui apprit à faire un tambour, à battre la mesure, à chanter, à ordonner les mots et la musique, à danser. Et, jour après jour, le dos voûté de la vieille femme se redressa, ses rides s'effacèrent sur son visage, sur sa tête poussa une superbe chevelure noire. Quand elle eut fini de dire tout son savoir, elle était devenue une belle femme majestueuse aux joues lisses, aux yeux paisibles et brillants. Le garçon serait volontiers resté avec elle.

Mais un matin il lui fallut partir. Il redescendit en courant vers la vallée, vers la mer, vers la cabane de ses parents qui croyaient l'avoir perdu à jamais, lui aussi, depuis le temps qu'il s'en était allé. Avec son père, il construisit une grande maison, ils firent ensemble des tambours, puis composèrent des chansons.

Quand tout fut prêt, ils s'en allèrent chercher des convives pour le festin. Ils rencontrèrent des gens étranges par les collines. Les uns étaient vêtus de peaux de loups, les autres de peaux de renard, les autres de fourrures d'ours. Ils les invitèrent tous. Devant les feux crépitants, celui qui savait chanta dans la grande maison, il joua du tambour, dansa, toute la nuit. A l'aube, les invités s'en allèrent, saluant le jeune homme et son père. Alors le jeune homme et son père, les voyant se disperser dans l'herbe grise au petit jour, s'aperçurent que tous ces gens qui avaient fait la fête avec eux étaient des animaux qui s'étaient métamorphosés en hommes et en femmes, le temps d'une nuit. La mère-aigle les avait envoyés pour qu'ils donnent au garçon la dernière leçon, le dernier mot de son savoir. Voici : quand le tambour bat juste, quand la danse est bien rythmée, quand la fête est belle, son pouvoir est si grand qu'il change les bêtes en hommes véritables. (Conte des Indiens du Canada, Henri Gougaud, L'arbre à soleils, Ed. du Seuil)

L'ancêtre de l'homme est un oiseau
Dans le conte, le passeur de l'homme est un oiseau. Comme l'aigle, il a de grandes ailes mais son corps est celui d'un homme de grande taille au regard perçant. Avant de parler, il se serait exprimé par des gazouillis différenciés et harmonieux, jouant avec ses cordes vocales comme le musicien avec les cordes de son violon. Sans doute, à un moment de son évolution, a-t-il été un oiseau, volant dans les cieux avant de marcher sur ses deux jambes. Mais il fallait qu'il perde ses ailes pour travailler sur sa voix.

C'est la grand-mère qui apprend à chanter
Il appartient à la mère de prendre en charge l'enfant pour lui apprendre à parler et à écrire. Mais la grand-mère, avant de basculer dans les souvenirs de l'enfant, est celle qui lui apprend à chanter. Elle semble avoir une place primordiale : elle est à l'articulation de l'animal et de l'homme, au moment même où elle est à l'interface entre les anciennes et les nouvelles générations. C'est elle la première thérapeute parce qu'elle met en musique les rapports entre le conscient et l'inconscient.

Refuser d'apprendre à chanter, c'est refuser de devenir un homme véritable
Celui qui refuse d'apprendre à chanter signe sa propre mort. C'est ce que nous apprend l'homme-aigle, notre ancêtre commun. Le chant, qui introduit le nombre dans les gazouillis de l'enfant, le fait basculer du côté de la raison et de l'humanité. Il est la plaque tournante entre l'attitude répétitive de l'animal et l'évolution créatrice de l'homme. Dans l'éducation, l'oubli de la grand-mère et du chant pourrait expliquer bien des maladies psychiques ultérieures.

Il appartient au chant de faire vibrer la maison
Lorsqu'il arrive près de la maison de son passeur, le jeune homme entend vibrer la demeure, comme si elle était secouée par un battement régulier. Il découvre alors qu'elle vit au rythme du cœur de la grand-mère, la grande maîtresse du chant. Autrement dit, la maison familiale et la famille elle-même ne peuvent vivre et communiquer la vie que si elles sont animées par le chant. Il ne suffit pas d'écouter de la musique. Encore faut-il que chacun fasse vibrer ses propres cordes vocales par des chants beaux et harmonieux.

Le chant est là pour ouvrir l'espace de l'écoute, nécessaire à la parole
Si le chant est si important, c'est parce qu'il contribue à ouvrir l'oreille et à ouvrir l'homme tout entier à l'écoute de l'autre. Nous ne sommes des hommes que parce que nous parlons, mais comment parler si l'écoute est absente ? Aussi apprendre à être des hommes c'est d'abord apprendre à écouter. Dans les Mille et Une Nuits, Chahrazade avait bien compris cette vérité première. C'est pourquoi, pour guérir le roi perturbé dans son humanité profonde, elle a passé près de trois ans à lui apprendre à écouter, en lui racontant, pendant la nuit, des contes qu'elle ne terminait que la nuit suivante. D'une certaine façon ses contes eux-mêmes étaient chantés, dans la mesure même où la langue arabe n'était pas complètement dénouée du chant qui lui a donné naissance. Chahrazade avait aussi compris une autre vérité profonde : l'homme masculin est malade et, avec lui, l'humanité entière, parce qu'il n'entend pas la parole de la femme…

Par le chant, l'animal, en l'homme, est remplacé par l'enfant
Le miracle du chant, c'est de faire naître l'enfant dans le lit même de l'animalité. L'enfant est l'animal métamorphosé en homme, il est le secret de l'homme, le secret de sa jeunesse éternelle. Grâce à lui, la violence animale peut se transformer en parole et la grand-mère apparemment usée par le temps est susceptible de retrouver une jeunesse sur la quelle la mort n'a plus vraiment de prise. L'enfant qui est, en chacun de nous, a déjà vaincu la mort.

Etienne Duval

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