Le miracle du chant qui conduit
l'homme vers son accomplissement
Le miracle du chant qui conduit l'homme vers son accomplissement
Un grand conte des Indiens d'Amérique rejoint l'intuition qui structurait l'article précédent sur le grand opéra de la création. Le chant est à l'origine de l'homme ; il le conduit aussi à sa perfection.
Les chants et les fêtes
Un homme, une femme et leurs trois enfants vivaient ensemble dans une cabane,
entre les collines battues par le vent du grand Nord et la mer grise. L'homme
était un chasseur redoutable. Parfois, il poursuivait le gibier, dans
l'herbe rare, jusqu'à ne plus voir les rochers de la mer. Parfois, dans
son kayak, il traquait les phoques et les grands poissons jusqu'à ne
plus voir la terre. Il apprit à ses enfants son savoir, son art, ses
ruses de chasseur infaillible. Quand l'aîné fut en âge de
courir les collines et les landes désertes, il s'en alla fièrement,
l'oeil brillant, l'arc au poing. Mais, dans les broussailles, sa trace se perdit.
Il ne revint jamais dans la cabane familiale où sa mère pleura
longtemps devant le feu, espérant son retour. Quelques années
passèrent. Vint le temps où le deuxième fils fut en âge
de partir seul, lui aussi, à la chasse au renne et au caribou. Un matin
donc, il s'en alla comme son frère, vêtu de cuir et chaussé
de mocassins brodés. Mais, comme son frère, il disparut à
l'horizon, et jamais on ne le revit. Le visage de ses parents, tant leur douleur
fut grande, se couvrit de rides et leur tête de cheveux blancs. Quand
leur troisième fils s'en fut par le chemin de la colline, ils le bénirent
trois fois, les mains tremblantes et les yeux pleins de larmes. Le garçon
leur dit : " Ne vous lamentez pas ainsi. Moi, je reviendrai, je vous promets
que je reviendrai ". Et il disparut, au loin, sous le ciel gris.
Or, sur la lande, il vit un grand aigle noir tournoyant au-dessus de lui. Le
garçon arma son arc et le tendit vers le ciel. Mais avant qu'il n'ait
pu tirer, l'aigle descendit, fonça vers la terre et se posa à
côté de lui. Alors son plumage s'ouvrit dans un grand froissement
ténébreux, et apparut un homme de haute taille, vigoureux, à
la chevelure longue et lisse, au regard vif. Cet homme dit : " C'est moi
qui ai tué tes deux frères. Je te tuerai toi aussi à moins
que tu n'acceptes de faire ce que je vais te demander. Je veux que dès
ton retour chez toi, tu chantes des chansons avec tes semblables et tu fasses
de grandes fêtes. " Qu'est-ce qu'une chanson ? répondit le
garçon. Et qu'est-ce qu'une fête ? - Acceptes-tu oui ou non ? -
J'accepte, mais je ne comprends pas. - Viens avec moi, dit l'homme-aigle. Ma
mère t'apprendra ce que tu dois savoir. Tes deux frères n'ont
pas voulu apprendre, ils détestaient les fêtes et les chansons.
C'est pourquoi je les ai tués. Toi, dès que tu auras appris à
composer une chanson, à assembler les mots comme il faut, à chanter
et à danser, tu pourras revenir tranquillement chez toi.
L'homme jeta sur son épaule son manteau en plumage d'aigle et s'en alla,
avec le garçon, vers la montagne. Ils marchèrent longtemps, traversant
des vallées, des cols, des neiges éternelles. Ils arrivèrent
enfin devant une maison de pierre, à la cime d'une montagne rocheuse.
Cette maison tremblait, vibrait, secouée par un bruit sourd comme un
battement grave, lent et profond. " Ecoute, dit l'homme-aigle. C'est le
coeur de ma mère qui bat. Entre, n'aie pas peur. " Il poussa la
porte. Dans la grande cuisine enfumée, une vieille femme était
assise. Son visage était infiniment ridé, elle se tenait voûtée,
tristement. L'homme-aigle l'embrassa. " Mère, lui dit-il, tu vas
revivre, toi qui te meurs. Ce jeune homme est venu apprendre à composer
des chansons, à battre du tambour, à danser. Il enseignera tout
cela aux humains qui ne savent rien des fêtes et des chants. Le visage
de la vieille s'épanouit. Elle se leva, serra le garçon dans ses
bras et lui dit : " Grâce à toi, je vais rajeunir. Tu vas
me délivrer de mon savoir, enfin ! Au travail vivement ! Tu vas d'abord
construire une grande maison, plus grande et plus belle que les maisons ordinaires.
Le garçon, sur la montagne, construisit une grande maison, puis la mère
de l'aigle lui apprit à faire un tambour, à battre la mesure,
à chanter, à ordonner les mots et la musique, à danser.
Et, jour après jour, le dos voûté de la vieille femme se
redressa, ses rides s'effacèrent sur son visage, sur sa tête poussa
une superbe chevelure noire. Quand elle eut fini de dire tout son savoir, elle
était devenue une belle femme majestueuse aux joues lisses, aux yeux
paisibles et brillants. Le garçon serait volontiers resté avec
elle.
Mais un matin il lui fallut partir. Il redescendit en courant vers la vallée,
vers la mer, vers la cabane de ses parents qui croyaient l'avoir perdu à
jamais, lui aussi, depuis le temps qu'il s'en était allé. Avec
son père, il construisit une grande maison, ils firent ensemble des tambours,
puis composèrent des chansons.
Quand tout fut prêt, ils s'en allèrent chercher des convives pour
le festin. Ils rencontrèrent des gens étranges par les collines.
Les uns étaient vêtus de peaux de loups, les autres de peaux de
renard, les autres de fourrures d'ours. Ils les invitèrent tous. Devant
les feux crépitants, celui qui savait chanta dans la grande maison, il
joua du tambour, dansa, toute la nuit. A l'aube, les invités s'en allèrent,
saluant le jeune homme et son père. Alors le jeune homme et son père,
les voyant se disperser dans l'herbe grise au petit jour, s'aperçurent
que tous ces gens qui avaient fait la fête avec eux étaient des
animaux qui s'étaient métamorphosés en hommes et en femmes,
le temps d'une nuit. La mère-aigle les avait envoyés pour qu'ils
donnent au garçon la dernière leçon, le dernier mot de
son savoir. Voici : quand le tambour bat juste, quand la danse est bien rythmée,
quand la fête est belle, son pouvoir est si grand qu'il change les bêtes
en hommes véritables. (Conte des Indiens du Canada, Henri Gougaud,
L'arbre à soleils, Ed. du Seuil)
L'ancêtre de l'homme est un oiseau
Dans le conte, le passeur de l'homme est un oiseau. Comme l'aigle, il a de grandes
ailes mais son corps est celui d'un homme de grande taille au regard perçant.
Avant de parler, il se serait exprimé par des gazouillis différenciés
et harmonieux, jouant avec ses cordes vocales comme le musicien avec les cordes
de son violon. Sans doute, à un moment de son évolution, a-t-il
été un oiseau, volant dans les cieux avant de marcher sur ses
deux jambes. Mais il fallait qu'il perde ses ailes pour travailler sur sa voix.
C'est la grand-mère qui apprend à chanter
Il appartient à la mère de prendre en charge l'enfant pour lui
apprendre à parler et à écrire. Mais la grand-mère,
avant de basculer dans les souvenirs de l'enfant, est celle qui lui apprend
à chanter. Elle semble avoir une place primordiale : elle est à
l'articulation de l'animal et de l'homme, au moment même où elle
est à l'interface entre les anciennes et les nouvelles générations.
C'est elle la première thérapeute parce qu'elle met en musique
les rapports entre le conscient et l'inconscient.
Refuser d'apprendre à chanter, c'est refuser de devenir
un homme véritable
Celui qui refuse d'apprendre à chanter signe sa propre mort. C'est ce
que nous apprend l'homme-aigle, notre ancêtre commun. Le chant, qui introduit
le nombre dans les gazouillis de l'enfant, le fait basculer du côté
de la raison et de l'humanité. Il est la plaque tournante entre l'attitude
répétitive de l'animal et l'évolution créatrice
de l'homme. Dans l'éducation, l'oubli de la grand-mère et du chant
pourrait expliquer bien des maladies psychiques ultérieures.
Il appartient au chant de faire vibrer la maison
Lorsqu'il arrive près de la maison de son passeur, le jeune homme entend
vibrer la demeure, comme si elle était secouée par un battement
régulier. Il découvre alors qu'elle vit au rythme du cœur
de la grand-mère, la grande maîtresse du chant. Autrement dit,
la maison familiale et la famille elle-même ne peuvent vivre et communiquer
la vie que si elles sont animées par le chant. Il ne suffit pas d'écouter
de la musique. Encore faut-il que chacun fasse vibrer ses propres cordes vocales
par des chants beaux et harmonieux.
Le chant est là pour ouvrir l'espace de l'écoute,
nécessaire à la parole
Si le chant est si important, c'est parce qu'il contribue à ouvrir l'oreille
et à ouvrir l'homme tout entier à l'écoute de l'autre.
Nous ne sommes des hommes que parce que nous parlons, mais comment parler si
l'écoute est absente ? Aussi apprendre à être des hommes
c'est d'abord apprendre à écouter. Dans les Mille et Une Nuits,
Chahrazade avait bien compris cette vérité première. C'est
pourquoi, pour guérir le roi perturbé dans son humanité
profonde, elle a passé près de trois ans à lui apprendre
à écouter, en lui racontant, pendant la nuit, des contes qu'elle
ne terminait que la nuit suivante. D'une certaine façon ses contes eux-mêmes
étaient chantés, dans la mesure même où la langue
arabe n'était pas complètement dénouée du chant
qui lui a donné naissance. Chahrazade avait aussi compris une autre vérité
profonde : l'homme masculin est malade et, avec lui, l'humanité entière,
parce qu'il n'entend pas la parole de la femme…
Par le chant, l'animal, en l'homme, est remplacé par
l'enfant
Le miracle du chant, c'est de faire naître l'enfant dans le lit même
de l'animalité. L'enfant est l'animal métamorphosé en homme,
il est le secret de l'homme, le secret de sa jeunesse éternelle. Grâce
à lui, la violence animale peut se transformer en parole et la grand-mère
apparemment usée par le temps est susceptible de retrouver une jeunesse
sur la quelle la mort n'a plus vraiment de prise. L'enfant qui est, en chacun
de nous, a déjà vaincu la mort.
Etienne Duval