Le pistolet et le manuscrit






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Le pistolet et le manuscrit


Il y a bien des années, je suis monté dans un grenier et j'ai enfermé dans une malle un manuscrit et un pistolet. Le manuscrit, composé d'un ensemble de feuilles volantes, contient tout ce que j'ai écrit au cours d'une période où je me sentais particulièrement éclairé. De son côté, le pistolet a une histoire étonnante. C'était à une époque où je vivais à Paris. Un jour, je devais tenir une permanence dans un bureau d'accueil. Il est environ 14 h 30. Je viens de prendre mon service. Tout à coup un jeune homme blond d'une vingtaine d'années entre et s'assied précipitamment. Sans attendre il m'avoue : "Je suis homosexuel et je veux tuer mon ami." Je reprends mon souffle pour rester calme et lui demande de s'expliquer. Il est étudiant étranger venu d'un pays sud-américain. Un ami homosexuel, originaire de la même localité que lui, a pris l'habitude de le faire chanter. Devant retourner à la maison, il lui réclame 500 francs sinon il racontera à ses parents ce qu'il fait à Paris. Le jeune homme est excédé et me dit qu'il a décidé de le tuer, au moment du rendez-vous où il doit normalement lui remettre l'argent. De multiples stratégies défilent alors dans mon esprit. Faut-il avertir la police ? Non, ce n'est pas possible. Faut-il aller au rendez-vous pour éviter le pire ? Je ne sais pas. C'est alors que l'étudiant me dit : "J'ai le pistolet dans la poche". A ce moment, je suis persuadé qu'il faut, à tout prix, récupérer l'arme. Il m'avoue qu'elle n'est pas chargée. Qu'à cela ne tienne, la menace pourrait avoir un effet catastrophique sur le soi-disant ami. De fil en aiguille, la parole s'engage et il finit par me remettre le pistolet. Il viendra le rechercher dans une dizaine de jours… Il est revenu deux jours après pour obtenir un peu d'argent que je lui ai accordé mais, ensuite, je ne l'ai jamais revu.

L'arme et le manuscrit sont restés enfermés dans la malle et j'ai perdu la clef. J'espère que personne n'a violé cet espace secret. Il faudrait que j'aille chercher le précieux contenu. Mais, pendant longtemps, je n'arrive pas à prendre la décision. Finalement, il y a deux ans environ, je monte au grenier. La malle a disparu. Je me renseigne auprès des propriétaires : ils ont fait nettoyer l'endroit et ont laissé à Emmaüs tout ce qui ne les intéressait pas. Manifestement la malle avec son précieux contenu faisait partie du lot. Peu de temps après, je retrouve chez un bouquiniste de Lyon une thèse et un mémoire de l'École Pratique des Hautes Études que j'avais moi-même rédigés : ils devaient être eux aussi enfermés dans la malle. J'imagine qu'Emmaüs a tenté de valoriser une partie de ce qu'il a récupéré.

Pour moi, cette histoire a pris l'allure d'un conte avec un enseignement que je crois comprendre rapidement. Le contenu concret de la malle n'a plus d'importance car je pense avoir intégré, avec les années, le sens dont il était porteur. Je vois le jeu de la violence et de l'Écriture. Depuis longtemps, je m'intéresse aux contes, aux mythes et aux textes symboliques de la Bible et je travaille avec plusieurs groupes pour leur interprétation. Pour interpréter sainement, il faut commencer par exercer une véritable violence pour séparer la lettre et l'esprit. Alors, une forme de jeu musical se développe entre les deux, au point que la symphonie obtenue est d'autant plus riche que le nombre d'intervenants lecteurs est plus important. L'interprétation n'est jamais définitive. Partie de la violence elle finit par faire jaillir une Parole à plusieurs voix, qui tente d'approcher la vérité.

- Je souhaiterais que les lecteurs de ce texte racontent eux aussi des histoires personnelles, où s'est opérée une sorte de conversion de la violence en parole. Je pense en particulier à la médiation, où la parole ne peut surgir entre deux partis que si on commence par exercer sur eux une sorte de violence pour les séparer.
- En même temps, il serait très éclairant de réfléchir à plusieurs sur la violence nécessaire qui doit séparer la lettre et l'esprit d'un texte symbolique pour aboutir à son interprétation. Cela suppose que la Parole à plusieurs voix, qui doit en sortir, se situe au-delà du sens commun des récits analysés. (http://mythesfondateurs.over-blog.com/)

Etienne Duval

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