Le système de Narcisse destructeur
du politique
ou la confusion entre l'image et l'identité
Le débat sur l'identité nationale semble révéler une confusion entre l'image et l'identité. Une telle confusion qui s'exprime, aujourd'hui, à tous les niveaux, peut conduire à la destruction du politique et du sujet lui-même. Sans même que nous nous en rendions compte, Narcisse est en train de diffuser son poison. Et, pour mieux atteindre son but, qui flatte le désir de chacun en le conduisant à sa perte, il a construit un système qui asservit les individus des principaux partis et les rend presque totalement aveugles ; ils croient maîtriser les événements alors qu'ils sont dirigés eux-mêmes par une main invisible qui les conduit vers leur propre anéantissement.
Le mythe de Narcisse
Narcisse est orgueilleux de sa propre beauté. Hommes et
femmes sont attirés par lui mais il reste insensible à leurs avances.
Lorsqu'il a été consulté, le devin Tirésias a prédit
: " Narcisse vivra très vieux à condition qu'il ne se regarde
jamais ". Malheureusement, le jeune homme n'est tourné que vers
lui-même. Il ne s'intéresse pas à la parole des autres :
il n'entend en fait que l'écho de sa propre parole. Tous ceux qu'il fascine
n'arrivent pas à attirer son attention et sombrent dans le désespoir.
Un jour, fatigué, il s'arrête près d'un ruisseau à
l'eau très claire et se penche pour étancher sa soif. Il découvre
alors son propre reflet et devient amoureux de son image. Son désir grandit,
s'excite et s'épuise. " Comment supporter à la fois de posséder
et de ne pas posséder ? " Son image s'échappe chaque fois
qu'il veut l'atteindre. Souffrant un martyre indicible, Narcisse finit par plonger
un poignard dans sa poitrine. La semence de son sang donne naissance à
un narcisse blanc à corolle rouge : la belle image, qui évacue
l'autre, conduit à la mort.
Du mythe de Narcisse au système de Narcisse
En France, qu'ils soient de droite ou de gauche, la plupart des hommes et des
femmes politiques sont pris au piège de Narcisse. Ils sont fascinés
par le souci de se construire une image attirante pour atteindre le pouvoir.
Le paraître l'emporte sur l'être et la réalité, et
tous les moyens de communication sont bons pour atteindre leur but. Le candidat
devient un produit qu'il faut vendre. Il n'hésite pas à se transformer
en marchandise et à utiliser pour sa promotion les techniques les plus
sophistiquées de la vente. Il est alors à la merci des marchands
de rêve, construisant pour lui le système de Narcisse, qui va progressivement
l'enfermer. Son image finit par remplacer son identité et l'emballage
l'emporte sur le contenu. Bien plus, l'écho de sa parole est plus important
que la parole elle-même.
Les médias produisent l'image et l'écho
Dans le système de Narcisse, les médias acquièrent une
importance considérable. En dernier recours, ce sont eux qui vont construire
l'image et l'écho. Sans cesse ils sont sollicités, adulés,
parce qu'il leur appartient de produire le fameux sésame, qui ouvre les
portes du pouvoir. Le passage sur les grandes chaînes de télévision
à 20 heures est un atout important pour les hommes politiques et pour
ceux qui rêvent de le devenir. Aussi la privatisation des médias
peut-elle intéresser les soutiens de telle ou telle tendance dans le
gouvernement du pays. Non seulement la presse mais aussi l'argent font bon ménage
avec le pouvoir. La confusion s'installe aux dépens de la vérité
qu'il faut défendre. Seules la compétence, l'intégrité
et l'indépendance des journalistes constituent un rempart contre une
telle dérive. Mais, souvent, le besoin de survivre et de prospérer
amène plus ou moins discrètement la presse à céder
à la démagogie, en flattant le besoin de caricatures chez les
auditeurs et les téléspectateurs eux-mêmes. Une concurrence
s'installe pour être les premiers à jouer avec les nouvelles qui
font choc, et produire ainsi un supplément d'image et d'écho.
Car la perversion est devenue si grande qu'elle a contaminé l'auditeur
et le spectateur ; ils se nourrissent de plus en plus du système de Narcisse.
Les partis et les courants amplifient la bonne image et
le bon écho
Le système a ses hauts parleurs : ce sont les partis et les courants
qui deviennent les courtiers du pouvoir en place et de l'opposition elle-même.
Ils fonctionnent comme l'orchestre pour renforcer la bonne image et le bon écho
et assourdir et disqualifier tout ce qui leur est contraire. Ils sont au service
des leaders, auxquels les serviteurs tendent à s'identifier, accentuant
encore le rôle de l'image qui tue l'identité. Il ne s'agit plus
de partager le pouvoir entre tous mais de le réserver à quelques
privilégiés, qui doivent briller comme des étoiles dans
le ciel politique.
Chacun entend l'autre à travers l'image qu'il s'en
fait
En fait l'autre n'existe plus. L'orchestre finit par le dissoudre dans le même.
Chacun entend son vis-à-vis à travers l'image qu'il s'en fait.
Ce ne sont plus des hommes qui se font face : ce sont les bonnes images d'un
clan qui s'opposent aux mauvaises images de l'autre. Non seulement l'écho
remplace la parole, mais l'écho lui-même est déformé
lorsqu'il rencontre l'oreille de l'adversaire. La défense du pouvoir
et l'opposition deviennent systématiques. Chacun est pris dans les mailles
du système que Narcisse a contribué à mettre en place.
L'homme ne pense plus vraiment. Sans même qu'il ne s'en rende compte,
le système le fait à sa place à travers le jeu des images
et des échos. Jeu qui renvoie sans cesse à des engagements initiaux
non discutables ou à d'immémoriales prises de position, qui tiennent
lieu de vérité.
Narcisse détruit le politique en détruisant
le sujet
Comme nous le constatons, le culte de l'image finit par détruire le politique.
En tenant lieu d'identité, l'image interdit l'accès au sujet que
le politique devrait promouvoir. En fait ce qui est en cause, c'est l'autre.
A l'origine du système de Narcisse, il y a la peur de l'autre. Narcisse
est né d'un viol qui a laissé en lui un profond traumatisme :
au lieu de susciter le désir et l'amour, l'autre est devenu celui qu'il
faut éviter à tout prix. Mais alors comment se construire, si
le sujet passe par l'autre ? Qu'à cela ne tienne, l'autre est remplacé
par sa propre image, cet autre de soi-même. Nous touchons ici au fondement
ultime de l'inceste. Le système de Narcisse est fondamentalement incestueux.
C'est pourquoi il conduit à la mort du politique et du sujet. Sans doute
faut-il s'aimer soi-même pour vivre et pour aimer les autres. Mais Narcisse
ne s'aime pas vraiment. Il y a, en lui, une haine de soi, liée à
la peur de l'autre, qui le constitue malgré lui. Il choisit de se replier
sur soi-même et donc de s'enfermer alors que la seule solution serait
de s'ouvrir à l'autre.
Dans le contexte actuel, il n'est peut-être pas inutile de s'interroger
sur l'identité nationale. Mais cette interrogation elle-même, adossée
à la recherche de la bonne image, pourrait être le signe de la
peur archaïque de l'étranger, qui pousserait à la confusion
de l'image et de l'identité. Elle ne sera pourtant pas inutile si elle
fait prendre conscience de la seule véritable voie pour sortir du système
de Narcisse, qui empoisonne les uns et les autres : se régénérer
en sachant accueillir convenablement l'étranger. Tout n'est pas encore
perdu.
Etienne Duval