Recherche sur le sens du politique




 

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Recherche sur le sens du politique

Lorsque Monsieur X m'a contacté pour avoir un entretien sur foi et politique, je n'ai pas voulu évoquer mon engagement syndical pendant toute ma carrière professionnelle, mais je lui ai envoyé le texte rédigé, quelques années plus tôt, et intitulé " Un pied dedans et un pied dehors ". A ma grande surprise, je n'ai pas eu d'écho, alors que ce texte rendait compte, en des termes non habituels il est vrai, d'une recherche profonde, qui devait intéresser notre doctorant. J'en ai été un peu chagriné et humilié. C'est pourquoi je profite de la publication de sa thèse pour m'expliquer.

I. Mai 1968, un événement fondateur

Pour moi et pour ceux avec qui je fonctionnais, mai 1968 constituait un événement fondateur. Je n'en ai compris le sens que quelques années plus tard.

La redécouverte de la communauté comme lieu de mémoire

Dès 1968, à Lyon et dans bien d'autres lieux, ont surgi des communautés, qui, la plupart du temps, se réunissaient dans des appartements. Le mouvement était spontané. Son sens était de maintenir la flamme de 1968 et de constituer des lieux de mémoire. Dès 1970, je me suis engagé dans cette effervescence. Pendant cinq ans, les communautés, pour moi, se défaisaient et se recomposaient chaque année et nous avons mené des expérimentations qui me marquent encore aujourd'hui. A part la première, ces communautés n'étaient pas religieuses, car il ne fallait exclure personne.

Si j'insiste sur la communauté c'est que cette structure était réinventée, alors qu'elle avait été exclue jusqu'ici du champ politique. Et aujourd'hui encore nous avons à la réinventer pour faire advenir des sujets à part entière, comme je l'expliquerai plus loin. Dois-je dire que, dans ce type d'engagement, je me suis laissé guider par l'instinct beaucoup plus que par la foi.

Autre particularité, il est devenu évident que ce type d'expérience ne pouvait avoir qu'un temps. C'était pour nous un passage obligé, après quoi il fallait " passer " à autre chose.

La communauté de quartier et la lutte pour l'amélioration du cadre de vie

Après les petites communautés en appartement, nous avons constitué une communauté de quartier. Nous étions sur Pierre Bénite : chaque couple et chaque célibataire avait son propre appartement dans le même immeuble. Pierre Bénite avait cette particularité qu'une usine chimique se situait dans la ville à côté des habitations. En même temps, elle était une source de revenus importante pour la municipalité communiste. Notre indépendance allait nous permettre de lutter contre la pollution dans l'agglomération d'autant plus qu'à plusieurs reprises il y a eu des fuites de produits très dangereux. Ceux qui étaient avec moi étaient d'autant plus motivés qu'ils avaient des enfants en bas âge. Nous indisposions alors le maire qui nous traitait de maoïstes et certains ouvriers syndiqués à la CGT voyaient nos petites manifestations d'un très mauvais œil.

Pour alimenter notre militance, nous avons mis au point la lecture en commun de textes politiques importants. C'est d'ailleurs un des meilleurs souvenirs que nous avons de cette communauté de quartier. Il nous est arrivé, en effet, une histoire assez drôle. Nous discutions ensemble du manifeste " De la pratique " de Mao-Tsé-Toung. A un moment donné il fallait passer à la pratique comme l'indiquait notre texte. C'est alors qu'un couple nous a présenté le cas de leur enfant de trois mois, qui pleurait, toutes les nuits. Où était donc la contradiction ? Plusieurs femmes du groupe ont souri en disant : " Vous avez un petit enfant et vous le mettez dans un grand lit : voilà la contradiction ". Le père qui avait été de la gauche prolétarienne voulait que son enfant soit libre dès sa naissance. Je crois qu'un petit lit a été acheté et le problème a été résolu grâce à Mao-Tsé-Toung !

C'est la parole qui fonde la communauté et non l'inverse

Pour en finir avec la communauté, je voudrais évoquer une expérience davantage liée à mon insertion dans l'Ordre dominicain. Impliqué dans la politique de la ville, j'avais perçu l'intérêt des groupes de parole dans les quartiers difficiles. Il serait donc intéressant d'en faire fonctionner un pour des chrétiens. Avec une amie, nous avons alors fait le pari que nous pouvions faire exister une communauté à partir de la parole. Le groupe a été fondé en 1984 : il existe encore aujourd'hui après avoir vu passer des membres de multiples nationalités. Son originalité est que nous nous sentons reliés par une forme de lien communautaire. Après chaque réunion, nous mangeons ensemble dans les appartements des uns ou des autres, assez grands pour accueillir jusqu'à 15 ou 16 personnes. Au début, chacun a raconté sa vie. Puis nous sommes passés aux paraboles. Enfin nous avons utilisé des contes et des mythes. Il est alors apparu que, lorsque la parole émerge du symbolique, elle permet la renaissance du groupe à chaque séance. Il s'agit, dans ce cas, d'une véritable parole qui est engendrée par l'écriture (le texte du mythe ou du conte). Notre pari initial a donc fini par être couronné de succès.

II. Une manière originale de passer de la violence à des actions symboliques

Pendant tout ce temps nous avions un autre champ de recherche et d'action. Avec le GARM, il s'agissait de lutter contre la militarisation de la société civile. C'est ainsi que nous avons été amenés à monter de multiples actions. Leur particularité était qu'elles jouaient avec le symbolique. La violence n'était pas complètement absente mais elle était détournée de son objet premier pour faire apparaître le sens de notre lutte. C'est ainsi que nous sommes entrés deux années de suite dans les souterrains du centre atomique édifié sur le Mont Verdun, à proximité de Lyon. Nous voulions montrer que la sécurité de ce centre était illusoire et, en même temps, faire connaître à tous les habitants son existence pour laquelle ils n'avaient pas été informés ni consultés. Le succès a été plus extraordinaire que nous ne l'imaginions : une manifestation rassemblant plus de dix mille personnes, un procès médiatisé par toute la presse régionale et nationale où il apparaissait qu'il n'y avait aucun texte de loi pour nous punir. Michel Debré, ministre de la défense, a dû prendre un décret très rapidement pour empêcher que nos tentatives ne se renouvellent. Pour la petite histoire, le procureur avait pris notre défense en disant qu'il aurait fait la même chose s'il avait été à notre place.

III. Aucun espoir à attendre d'un régime communiste quel qu'il soit

Nous étions très sensibilisés par les expériences chinoises. C'est pourquoi je me suis décidé à partir en Chine en 1975. Le voyage m'a énormément intéressé car j'ai été témoin de recherches qui résonnaient fortement en moi, pour le soin des malades, la démocratisation de l'enseignement et surtout la lutte contre la division du travail. Au retour, je me suis rapproché d'Humanité rouge, sans pour autant donner mon adhésion même si j'ai participé à un congrès de ce petit parti. Mais assez vite, nous avons eu connaissance du désastre cambodgien et j'ai dû faire machine arrière.

En 1976, j'ai voulu engager une sorte de voyage d'étude en URSS. C'est d'ailleurs le plus beau voyage que j'ai jamais réalisé, en même temps dans la région de Moscou et dans tout le Caucase. A plusieurs nous avons inventé une manière originale de voyager en faisant le trottoir, grâce à des amis qui parlaient russe, car nous n'apprenions rien à travers notre voyage officiel. Nous allions dans les cafés : les langues se déliaient spontanément. Nous avons senti une très grande sympathie de la part des personnes que nous contactions inopinément. Aucun des individus rencontrés ne soutenait le régime en place mais chacun faisait avec. Le problème qui apparaissait alors était qu'il fallait sortir d'une telle situation marquée par le mensonge, mais comment prendre un tel risque sans s'attendre à des conséquences en apparence désastreuses ?

Pour être honnête dans mes investigations, en 1977, j'ai voulu aller dans la nouvelle république du Vietnam. Le territoire était d'une très grande beauté, mais l'ambiance bureaucratique qui se dégageait de ce pays était détestable. J'en suis revenu malade et j'ai finalement tiré la conclusion qu'il fallait chercher ailleurs le régime politique adapté à nos espérances si ce n'est à nos utopies.

IV. Un changement de problématique en politique : le passage du collectif au sujet

Il m'a fallu attendre 1981 pour comprendre quel avait été le message de mai 1968, comme événement fondateur. Je faisais une étude sur les nouveaux aménagements du temps, allant des entrepreneurs aux syndicats. Pour mettre en œuvre cette nouvelle manière de travailler, il fallait tenir compte non seulement du travailleur dans l'entreprise mais aussi de sa situation à la maison. Il m'est très vite apparu que c'était du sujet dont il était question, même si le système capitaliste a contribué à détourner en partie le mouvement de fond qui avait suscité de pareilles transformations. Nous étions en train de passer du collectif au sujet. C'était la problématique du sujet qui devenait l'axe du politique. Cette problématique était présente en 1968, dans la prise de parole, mais je ne l'avais pas vue. C'est encore elle qui est déterminante dans les révolutions qui bouleversent le monde arabe en ce moment. C'est elle enfin qui nous interroge dans nos errements actuels en France et en Europe. Le sujet n'élimine ni l'individu ni le collectif : il les intègre en les dépassant.

V. Une structure qui favorise la production du sujet

Ancré dans cette problématique, avec d'autres, je me suis posé la question d'une nouvelle forme d'habitat, qui dépasserait la communauté d'appartement et la communauté de quartier et qui favoriserait la construction du sujet. Dans une telle optique, il était souhaitable que chacun se situe entre la communauté qui rattache aux origines et la société plus universelle qui rattache aux projets. C'est entre les deux qu'il fallait situer notre insertion et nos actions. Sur le quartier très populaire de la Saulaie à Oullins, pour favoriser une plus grande mixité, la municipalité nous avait réservé 10 appartements dans un HLM en construction. Notre groupe avait constitué une association, mais cette association n'était pas une communauté : elle permettait simplement d'établir entre nous un climat de convivialité. Pour l'extérieur, chacun avait son individualité, sans être confondu avec le groupe que nous formions. Une telle structure a été d'une efficacité redoutable, favorisant les projets qui se multipliaient sur le quartier. Il suffisait que l'un d'entre nous fasse une proposition : cette proposition était soutenue par tous les autres membres du groupe et, peu à peu, par des membres extérieurs. Et rapidement la nouvelle création était mise en forme et réalisée avec succès. Ainsi nous avons été à l'origine d'une grande sculpture dans la cour intérieure du nouvel immeuble que nous habitions : avec l'aide d'un sculpteur professionnel, les habitants étaient mis à contribution et un tissu relationnel a fini par relier tous les habitants qui jusqu'ici ne se connaissaient pas. Nous avons également créé un des premiers conseils de quartier de l'agglomération, à l'image de ceux qui commençaient à exister, mais avec cette particularité qu'ici les habitants étaient à l'initiative du contenu des réunions, avant la mairie elle-même. Il y a eu aussi la mise en place d'un gros pôle d'insertion, d'une structure pour l'aide aux devoirs et bien d'autres initiatives reflétant la personnalité des différents membres de notre groupe… Nous avions le sentiment étrange que les choses se faisaient d'elles-mêmes parce que nous étions dans la dynamique de l'entre-deux où le sujet se construit en même temps que les projets se mettent en place.

Je suis resté 9 ans dans cet habitat collectif. J'en suis parti lorsque j'ai senti qu'il perdait son originalité en régressant vers une forme communautaire.

VI. Les vertus d'un café philosophique interculturel travaillant sur les mythes

En 1997, j'avais monté un café philosophique avec des clochards. Nous travaillions à partir des contes, qui constituaient un bon support pour la discussion. Peu à peu les clochards sont partis. Le café s'est transformé au point de devenir un café philosophique interculturel, en liaison avec l'association Formidec. Cette association créée par Rédouane Abouddahab, un enseignant de Lyon II, cherchait à réactualiser les liens qui existaient entre toutes les cultures du bassin méditerranéen. Il apparaissait alors impossible de faire de la philosophie sans y associer des membres d'origine étrangère, notamment des Maghrébins.

Il faut dire d'emblée que le mythe a des caractéristiques particulières : il est l'inconscient de la culture, l'écriture à partir de laquelle il est possible de faire jaillir une parole forte. Après une lecture faite par une lectrice professionnelle, nous lisons ensemble chaque partie du texte, en tenant compte de la structure du récit, des images et des figures qui le jalonnent, des paroles prononcées par les personnages. A travers les interprétations multiples qui interfèrent entre elles, la parole de l'un vient stimuler la parole des autres. Au fil des séances, les sujets se construisent parce que la parole que chacun s'approprie vient féconder le désir des individus, au point d'introduire la place et la culture de l'autre dans chaque univers personnel. A travers l'institution que nous avons mise en place, chaque séance devient un acte politique : en même temps la démonstration que nous ne pouvons échapper à l'interculturalité et l'expression du sens qui surdétermine le politique lui-même aujourd'hui.

Ce travail a permis la sortie d'un livre, en mai 2011, écrit par Rédouane Abouddahab et Etienne Duval, intitulé " La violence et la parole - lectures croisées de récits bibliques et coraniques. "

A part la dimension interculturelle du café philosophique, tout était déjà inscrit dans le texte " Un pied dedans, un pied dehors ". C'est ce que j'ai voulu faire apparaître ici pour montrer que le travail politique peut se présenter sous plusieurs figures.

Etienne Duval
Le 06/07/2011

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