Un long voyage initiatique




Navires vikings

http://www.cmhg.gc.ca/cmh/fr/image_8.asp?page_id=11

Un long voyage initiatique

Ce texte est la réponse à une commande pour un ouvrage collectif. Il s'agit de repérer les savoirs acquis au travers des groupes et des associations, en dehors de l'école et de la vie professionnelle. C'est en tout cas de cette manière que j'ai répondu à la demande qui m'était adressée. Il ne s'agit donc pas ici de l'itinéraire d'une vie ni d'un parcours intellectuel ou spirituel. Le texte, tel qu'il est, constitue pourtant une dimension non négligeable de cet itinéraire ou de ce parcours. Il a l'avantage de mettre en relief certains aspects concrets de la vie et pourtant il n'échappe pas à l'abstraction dans la mesure où il représente seulement un point de vue, qui exclut toute vision d'ensemble.

Entré chez les Dominicains en 1958, je me retrouve 10 ans plus tard, après les événements de 1968, à chercher ma voie, sans rompre pour autant mon engagement initial. Nous sommes aujourd'hui, en 2006, et je reste toujours rattaché à la communauté de l'Arbresle, en vivant à la Croix-Rousse. La communauté religieuse n'offre pas nécessairement le cadre d'une évolution en profondeur, dans la mesure même où elle reste trop statique. C'est donc à mes risques et périls que je vais entreprendre un voyage initiatique, toujours en lien avec des groupes. Je mènerai des études en parallèle : en 1968, je traduis La question juive de Marx, suivie d'un très long commentaire, que je présente pour l'obtention du diplôme de l'École pratique des Hautes Études ; en 1973, je passerai un doctorat de sociologie (thèse de troisième cycle) portant sur l'idéologie, après avoir suivi certains cours d'Althusser. Et, à partir de 1973, je conduirai de nombreuses recherches socio-économiques sur les sujets les plus divers en lien avec l'emploi, dans le cadre de la Direction régionale du Travail de Lyon. Sans doute ce trajet universitaire lié à une carrière professionnelle m'a-t-il beaucoup appris. Mais il me faut bien reconnaître que le parcours initiatique, qui m'a fait traverser de multiples groupes, informels ou associatifs, a développé en moi un savoir plus fondamental. Il s'agit du savoir de la vie. Il se forge dans la confrontation avec le risque de se perdre, et fait apparaître les multiples repères, nécessaires au cheminement vers la constitution progressive d'un sujet. Sans exclure le travail de la raison, il n'est pas uniquement intellectuel : il associe en permanence l'intuition, la réflexion, l'expérience et l'engagement personnel. Et s'il obtient des résultats que la recherche rationnelle ignore, c'est parce qu'il transgresse les interdits en les dépassant et entre dans le champ du symbolique pour le faire évoluer au rythme lent de la fabrication du sujet.

Évocation de la formation dans le couvent de La Tourette

La fabrication d'un homme

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais revenir sur un moment très important qui a été le passage par le couvent de La Tourette, construit par Le Corbusier. J'y suis entré en 1959, juste après son inauguration. J'en suis sorti en 1966, pour aller faire des études complémentaires à Paris. Ce couvent avait normalement pour fonction de former des Dominicains. Mais la marque d'un architecte génial comme Le Corbusier a eu des conséquences très profondes sur son fonctionnement. Il ne s'agissait plus simplement de former des religieux. Le projet était beaucoup plus ambitieux : il était impératif de fabriquer des hommes. Il n'est pas sûr que nos responsables aient eu conscience d'une telle transformation. Mais, en réalité, ce déplacement de sens, que nous sentions intuitivement, nous allait à merveille. En entrant chez les Dominicains, nous avions tous l'ambition de trouver ici un supplément d'humanité.

A la base de l'édifice à construire, il y avait la fraternité. Tous les hommes sont frères et cette fraternité était encore renforcée par la relation au Christ, qui se présentait comme notre Grand Frère. A cette époque, l'appellation de père pour les plus anciens, déjà arrivés au sacerdoce, allait progressivement céder la place à celle de frère. Et, puisque nous étions frères, comme dans les premières communautés chrétiennes, notre règle de vie était le partage. En fait les premières communautés chrétiennes ne faisaient que révéler une règle qui devrait s'imposer à tous les hommes.

Un second aspect de l'homme en gestation était l'éducation au manque. Elle prenait la forme des trois vœux : l'obéissance, la pauvreté et la chasteté. Tous les grands textes mythiques, qu'ils viennent de la Bible, de l'Égypte et de la Grèce, nous enseignent que l'animal devient un homme lorsqu'il accède au manque et qu'il l'accepte comme une dimension de lui-même. A travers le manque, c'est la violence elle-même qui force la porte de l'homme pour le structurer de l'intérieur en liaison avec le désir. Il ne peut y avoir de désir sans l'appui du manque. Dans l'élan de générosité, qui était le nôtre à cette époque, l'obéissance et la pauvreté ne posaient pas trop de problèmes. Par contre la chasteté contribuait à révéler que nous avions aussi une sexualité et qu'il fallait en tenir compte.

Une troisième valeur prenait, pour nous, une dimension centrale : c'était celle de la liberté. Personnellement, c'est en percevant la grande liberté de ces hommes qui avaient choisi un agnostique pour construire leur couvent de formation, que j'ai décidé d'entrer chez les Dominicains. Le repérage était différent dans chaque cas, mais l'attrait pour la liberté a été, pour la plupart des frères, la motivation principale de leur entrée dans l'Ordre. Ce choix de la liberté comme valeur centrale allait de pair avec la relation à l'Esprit, qui fonde notre liberté de chrétien. Assez paradoxalement, une telle manière de voir avait un inconvénient : puisque l'Esprit dirigeait notre vie spirituelle mieux valait le laisser faire, sans trop se soucier de la structuration intérieure de chaque frère.

Dans ce couvent particulier, les études avaient normalement une très grande place. Il était préférable d'avoir quelque facilité en ce domaine, car la valeur des individus était jaugée à l'aune de leurs capacités intellectuelles. C'était une limite qui pouvait développer chez certains une prétention de mauvais aloi et chez d'autres des traumatismes qu'ils porteront pendant une bonne partie de leur existence. Quoi qu'il en soit, on doit reconnaître que la formation, à ce niveau, était de grande qualité. Elle ne dissociait pas l'éducation et l'enseignement et contribuait à imprégner toute la vie. Les professeurs étaient eux-mêmes des frères de la communauté et participaient aux exercices quotidiens, qui étaient imposés à tous. A travers eux, c'était la communauté elle-même qui contribuait à la formation des hommes que nous étions.

Le principe de base des études était l'apprentissage de la lecture. Les professeurs s'appelaient des lecteurs et ils nous apprenaient à lire les textes des grands maîtres : Aristote, Platon, Augustin, Thomas d'Aquin, Descartes, Hegel, Marx, Merleau-Ponty… Il ne s'agissait pas de penser par auteurs interposés, même si le risque n'était pas complètement absent : la lecture supposait l'interprétation et l'interprétation devait nous conduire à récupérer notre liberté pour pouvoir penser par nous-mêmes.

Il y avait pourtant un inconvénient à ce système : c'était le culte de la raison, avec le danger de l'enfermement au sein de l'abstraction, dans la mesure même où l'essentiel de notre formation était basée sur l'étude des philosophes et des théologiens. En perdant le mythe, qui avait précédé la philosophie et la théologie, nous avions perdu l'imaginaire et la sensibilité. Il est vrai que l'étude de l'Ecriture aurait pu nous aider à dépasser une rationalité trop stricte, mais elle était loin d'avoir la place centrale qui lui revenait de droit, et la méthode historique qui était à la mode, à cette époque, ne nous aidait pas à entrer dans la respiration de la démarche symbolique.

En fait l'aspect le plus extraordinaire de la gestation de l'homme était au-delà. Il était dans l'église. Le Corbusier, qui, à sa manière, était un grand prophète, avait frappé un grand coup de violence : son église était, en même temps, un immense utérus et un énorme tombeau. Elle voulait imposer la transcendance et l'altérité sans lesquelles il n'y a pas de fraternité possible. Non seulement la naissance était associée à la mort, mais Dieu lui-même et donc l'homme se trouvait lié au tragique de la force de mort. Ce bâtiment dépassait les normes de la beauté en flirtant avec l'absolu. Nous nous trouvions d'emblée dans le mystère pour chanter la grande Geste de Dieu. A l'image qui nous enveloppait, il fallait associer le récit, qui réintroduisait l'imaginaire et la sensibilité que nos études passaient sous silence. Mais, pour moi, parce que je n'étais pas à la hauteur et parce que l'analyse trop étriquée de l'Ecriture ne nous permettait pas d'entrer dans l'épopée de Dieu, je ne percevais pas dans le récit la même violence que dans le bâtiment. Et, pour la plupart, nous n'avions pas compris où Le Corbusier voulait nous emmener : en nous élevant jusqu'à Dieu il fallait intégrer, à la suite de Jésus, la force de mort, qui finit par faire de nous des êtres humains à part entière. Là devait être le point crucial de la Rencontre.

En réplique à l'église grandiose, il y avait la petite cellule très modeste. En étendant les bras de chaque côté, je touchais les deux murs opposés. Je me sentais bien dans ce petit espace à mesure humaine que l'église elle-même avait engendrée. Il était en effet impossible de penser l'une sans l'autre. Ici, le sujet dans sa complexité, pouvait toucher du doigt les murs de son espace intérieur et entrer en méditation. Au gré des jours et de la lumière qui, sans cesse le sollicitait, l'homme en fabrication pouvait donner naissance à son être intérieur où s'introduisait l'absolu, et rejouer, pour lui, ce qui s'était passé le jour de l'Annonciation.

Le Corbusier, qui était soi-disant un agnostique, en faisant éclater les barrières factices du naturel et du surnaturel, avait su redonner à l'homme toute sa dimension, pour qui l'événement Jésus était l'achèvement de sa conception par Dieu Lui-même.

Après coup, je trouve qu'il nous a fait passer dans un au-delà de la modernité, qui me marquera jusqu'à mon dernier jour. Par ailleurs, cette expérience remet en valeur la communauté oubliée, comme un des lieux essentiels de la fabrication de l'homme.

Mais, en même temps, il y avait des manques dans cette gigantesque entreprise, qui avait peut-être la prétention de changer l'homme ou tout au moins de le retrouver.

- Un certain enfermement dans la communauté, qui renvoie à des racines communes, et un oubli de la société qui oriente vers des projets à imaginer et à mettre en œuvre
- Une trop grande absence du politique
- Le repli sur la raison et la part insuffisante faite au mythe et au symbolique, à l'imaginaire et à la sensibilité
- Une prise en compte insuffisante de la sexualité et l'absence de la femme

Ce sont ces insuffisances qui vont m'entraîner dans un autre voyage initiatique, parsemé de questions et de passionnantes découvertes.

Homme et femme

Cinq ans de communautés mixtes en appartement

Les commencements me renvoient à cette donnée essentielle, qui, depuis les origines, unit l'homme à la femme. Nous sommes fin 1969, début 1970. Quelques frères sont déjà partis pour se marier. Beaucoup suivront par la suite. De petites communautés dominicaines s'installent dans plusieurs coins de Lyon. Vais-je les rejoindre ? On me sollicite discrètement. Cette démarche, pour l'époque, ne me paraît pas assez radicale. J'opte pour les petites communautés mixtes en appartement, communautés non religieuses qui fleurissent alors dans toute l'agglomération. Ce sont les réceptacles des idées de 1968, des lieux de mémoire qui permettent de s'approprier les utopies les plus porteuses.

La première s'est créée à l'initiative de deux compagnons de l'Arche, une femme et un homme, mariés depuis quelques années. Nous vivrons ainsi à cinq, quatre hommes et une femme, pendant une année. Avec un peu de recul, je dois reconnaître que cette communauté n'était pas très différente des communautés religieuses que j'avais connues. Les compagnons de l'Arche aiment la vie régulière. Ils sont parfois plus austères que les religieux eux-mêmes. Nous étions soumis au régime végétarien. Aussi nous est-il arrivé de passer des saucissons en contrebande… Cette communauté avait l'avantage de me servir de lieu de transition. Mais, au bout d'une année, avec un autre participant, nous avons voulu partir respirer le grand air, un peu plus loin. Nous avons constitué un autre groupe, à allure plus anarchiste : au départ trois hommes et deux femmes. D'autres viendront nous rejoindre par la suite. La vie est plus détendue, la musique prend une grande importance, au point que nous incommodons les voisins. Puis arrive un jeune insoumis qui se drogue à l'héroïne. Il passe parfois presque une nuit entière à contempler la flamme d'une bougie…

J'ai oublié de dire que, dès le départ, il y avait un jeune couple. Un second couple se formera, trois ou quatre mois plus tard. C'est alors que les difficultés se manifesteront. La vie de couple et la vie communautaire sont en partie contradictoires, surtout au moment de la formation du couple. Les contacts se transforment. Les uns ont tendance à dire " nous " et il est difficile de savoir exactement à qui on parle et les autres disent " je ", en multipliant les interrelations. Je me demande aujourd'hui si le vœu de célibat, pour les religieux, ne part pas, en partie d'un tel constat. Il faut dire aussi que la communauté est beaucoup plus que la communauté des résidents ; de nombreux hôtes de passage viennent manger et dormir. Il existe une sorte de réseau intercommunautaire, qui dépasse l'agglomération pour rejoindre l'Ardèche.

La formation du second couple a donc entraîné des difficultés. Ce couple partira au bout d'une dizaine de mois pour aller constituer une troisième communauté avec deux autres filles. Personnellement, je continue avec les rescapés, qui ont peu de moyens pour survivre. Notre insoumis amène un autre ami à la limite de la clochardise. Il est difficile de tenir le coup financièrement. Il devient nécessaire de faire éclater le groupe. Je rejoins ceux qui sont partis.
Nous sommes deux hommes et trois femmes, puis trois hommes et quatre femmes, dans une maison de banlieue, à la porte d'une cité de transit. Nous passerons là presque une année de bonheur. Les contacts avec la cité sont nombreux. Nous servons d'espace intermédiaire pour de jeunes Maghrébins, qui viennent respirer à la maison. Cela permettra à plusieurs de trouver leur voie dans la société, comme éducateur, informaticien, … Un enfant finit par naître. A un moment donné, il semble ne plus savoir qui est sa mère. Il préfère apparemment, je dis bien apparemment, une autre femme plus jeune. C'est un peu dur pour la mère véritable. Finalement le couple et l'enfant partiront à Longo Maï, une grande communauté politisée, près de Forcalquier… A la fin de l'année 1974, nous restons trois, deux hommes et une femme, et nous allons nous installer dans la commune voisine. Le ménage à trois n'est pas forcément facile à vivre d'autant plus que le troisième, un jeune Maghrébin, a récemment jeté son dévolu sur la fille du groupe. A un moment donné, la petite communauté s'étoffera jusqu'à cinq, mais pour une courte période.

Il faudra bien me résoudre à laisser le jeune couple mener sa propre vie. C'est dans un certain désarroi que je franchis une nouvelle étape ; je prends la décision d'habiter seul dans un petit appartement à proximité. Mais, en fait, ce n'était que partie remise, car, un peu spontanément, venait de se constituer depuis quelques mois, dans l'immeuble que nous habitions, une communauté de quartier. Ce sera une grande période pour chacun d'entre nous.

C'est principalement dans ces petites communautés d'appartement que j'ai appris la vie. Nous avons appris à vivre entre hommes et femmes, à nous découvrir, à nous respecter. Peu à peu, nous avons pu partager les tâches. Les hommes se sont mis à faire la vaisselle, ce qui n'est pas facile au départ, surtout pour des Maghrébins. Nous avons aussi accepté de nettoyer les sols, ce qui est encore beaucoup plus difficile. Nos cœurs ont saigné, à plusieurs reprises, mais nous avons eu aussi de grands moments de joie. Je me suis beaucoup enrichi dans une telle expérience. Je ne sais pas si j'encouragerai un jeune à la renouveler pour son compte. Elle peut être périlleuse… Chacun suit son propre chemin. C'est bien aussi, pour cette raison, qu'elle ne peut avoir qu'un temps. La vie communautaire, au sens le plus strict, n'est peut-être qu'un temps de passage. A chacun d'apprécier et de réfléchir. Mais il existe aussi des formes plus souples, intermédiaires entre la communauté et la société.


Débat

La communauté de quartier

Après les communautés d'appartement, je me suis donc retrouvé dans une communauté de quartier à Pierre-Bénite, dans la banlieue sud de Lyon. La mairie était communiste et le maire nous prenait pour des maoïstes. Il n'avait peut-être pas complètement tort, mais pour des raisons assez drôles, que nous verrons plus loin.

Ici, l'atmosphère se détend, les liens trop étroits se dissolvent, la distance s'installe et le débat devient possible.

Près d'une quinzaine de personnes se sont rassemblées dans un même immeuble. Nous étions tous passés, un moment ou un autre, par les mêmes communautés d'appartement. Tous étaient en couple sauf moi. Mais comme les couples, j'avais moi aussi mon appartement. La formule nous allait à merveille. Nous étions heureux. Après l'étouffement relatif des petites communautés, nous pouvions enfin respirer. Les liens conviviaux étaient très intenses. Nous nous invitions fréquemment les uns chez les autres. J'ai été très amusé, à un moment donné, ce qui m'a permis de comprendre la supériorité bien camouflée des femmes. Plusieurs étaient enceintes en même temps et tous les maris étaient jaloux, car ils prenaient alors conscience qu'ils n'avaient pas ce privilège énorme d'enfanter. J'ai toujours pensé que la soumission apparente des femmes était souvent un subterfuge pour camoufler ce pouvoir extraordinaire que personne ne pourra jamais leur enlever. Enfin, chacun peut penser ce qu'il veut sur ce sujet…

Chaque semaine était agrémentée par une séance d'expression corporelle, animée par une femme du groupe, qui est devenue actrice de cinéma. Mais il y avait une autre séance, qui nous fait encore rêver aujourd'hui. Il s'agissait de la lecture publique hebdomadaire. Pendant deux ou trois heures, nous prenions un livre. L'un d'entre nous lisait des passages à haute voix et nous intervenions pour donner notre avis. C'est ainsi que nous avons parcouru de nombreux livres, notamment des livres féministes, que nous imposaient celles qui avaient ce pouvoir que n'ont pas les hommes ! Mais le plus drôle s'est produit à propos du livre de Mao, qui s'intitule " De la pratique. " Après la lecture, il fallait que nous prenions des exemples aptes à illustrer ce qui avait été lu. Or, il s'agissait ici de la contradiction. Quelle était donc la contradiction que nous pourrions dépasser ? Un couple s'aventura timidement. Leur fils avait trois mois. Il pleurait, toutes les nuits. Où était donc la contradiction ? La découverte fut rapide, surtout pour des femmes, qui ont l'œil attentif. Le pauvre " Flavien " était dans un lit d'adulte alors qu'il n'était encore qu'un petit enfant. Son père, qui avait été de la Gauche Prolétarienne, voulait qu'il soit libre dès son plus jeune âge ! Mais il oubliait qu'il y avait contradiction entre le grand lit et ce tout petit bout d'homme. Rapidement, nous avons fait acheter un petit lit et je crois que le problème a complètement disparu. Nous en rions encore aujourd'hui !

Malheureusement, une fois encore, les bons moments n'ont qu'un temps. Au bout de quelque temps, les couples s'éclipseront avec leur petit enfant, parce que les cuves d'acroléine d'une grande usine chimique toute proche menaçaient d'exploser. Cela pouvait être très dangereux. Comme je n'avais pas d'enfant, je suis resté sur place, pendant plusieurs années encore. C'est là que j'ai ressenti, à nouveau, la dureté du célibat. Parfois, quand même, j'étais très heureux de ne pas être empêtré dans certaines difficultés graves que je constatais autour de moi ! Je prenais conscience, une fois de plus, de la complexité de l'existence!

Avant de terminer sur ce sujet, je voudrais insister sur un des inconvénients de ce type de communauté. Nous étions vraiment très bien ensemble. Mais la grande connivence qui nous liait était un obstacle pour l'ouverture sur l'extérieur. Certaines personnes étaient très attirées par ce groupe, mais redoutaient de se hasarder à pénétrer à l'intérieur parce qu'elles se sentaient d'emblée en dehors du lien très étroit qui nous unissait. Elles ressentaient la présence d'une certaine barrière, amplifiée encore par les actions militantes que nous menions localement. Je me suis bien promis de ne pas retomber dans le même travers.


Résistance

A l'assaut du Mont Verdun

A cette époque, dans les milieux porteurs de l'utopie de 1968, la militance demeurait, pour chacun, une dimension importante. Avec plusieurs membres des communautés, je faisais partie d'un mouvement qui s'appelait le GARM ; Groupe d'action et de résistance à la militarisation. Ce n'était pas un groupe de non-violents, même si plusieurs ne renonçaient pas à une telle appartenance. J'ai toujours eu une petite allergie à l'égard de certains non-violents, non pas tous, mais ceux qui diabolisent la violence sans l'assumer comme on a pu, parfois, diaboliser le sexe dans les milieux religieux. On ne peut être chaste, au meilleur sens du terme, que si l'on assume pleinement sa sexualité. De la même façon, on ne peut enlever à la violence sa force destructrice de l'humain qui si on accepte de l'intégrer en soi comme une force créatrice d'humanité.

L'objectif du GARM n'était pas l'antimilitarisme, à tout crin, mais la résistance à la militarisation de la société civile. Il faudrait se reporter à cette période pour comprendre de quoi il s'agissait. De toute façon, il est bien évident que l'on ne peut construire la liberté du citoyen si la société est insidieusement structurée selon le modèle militaire. Or, en 1970, nous avons appris qu'un PC nucléaire était en construction sur le Mont Verdun, à proximité de Lyon. La presse n'en avait pas parlé. Les citoyens, pourtant concernés, ne semblaient pas avoir leur mot à dire. Un soir, sous l'œil d'un photographe, nous avons utilisé une échelle, qui traînait à proximité de la construction, pour pénétrer dans le P.C. Nous étions sept militants. Les militaires de garde nous ont retrouvés quelques heures plus tard, en train de faire d'immenses inscriptions à l'intérieur du sanctuaire. Grand émoi dans la caserne et chez les gendarmes chargés de nous interroger ! Ceux-ci ne trouveront pas de motifs réels pour nous inculper à part les graffitis sur propriété d'autrui. Le surlendemain, France-Soir publie une photo en première page sur notre expédition. Quelques mois plus tard, un procès retentissant (pour la presse seulement) nous condamne à 10 000 francs d'amende. Mais le procureur lui-même reconnaît qu'il aurait fait la même chose à notre place. Entre temps, un immense rassemblement avait eu lieu, près du Mont Verdun, sous l'œil des journalistes et sous le patronage de Théodore Monod. La partie était gagnée pour la publicité que nous recherchions. Mais nous n'avions pourtant pas dit notre dernier mot.

L'année suivante, à la même date, en début de matinée, nous avons renouvelé notre exploit. Des cartes, tout à fait semblables à celles des travailleurs du chantier, avaient été confectionnées pour les sept nouveaux militants (qui étaient, pour une grande part, les sept anciens). Nous n'avons eu aucune peine à franchir la porte du PC. Et, à 8 heures ou 8 heures 30, lorsque l'État-major est arrivé, il nous a trouvés assis sur les sièges qu'il était prêt à occuper. Dans l'affolement des militaires, nous avons pu défiler avec nos banderoles dans les souterrains, à la vue des ouvriers ébahis. Avant d'être interrogés, en bons professionnels, nous avons pris grand soin d'avaler nos cartes. Ne trouvant aucun argument contre nous, le Ministère de la Défense Nationale a pris peur, constatant l'insécurité de ses installations les plus secrètes. Il a fait prendre un décret dans les cinq jours qui ont suivi, pour être à même de se défendre contre des trublions de notre espèce. Nous avons bien ri. Les radios et la télévision ont abondamment répercuté l'événement. C'était ce que nous souhaitions. Il faut bien, de temps en temps, face à des hommes trop sérieux, savoir jouer aux grands enfants ! Nous n'avons fait de mal à personne sauf au pauvre colonel qui a perdu sa place…Il n'y était pour rien !

Notre résistance avait une particularité : elle faisait intervenir la violence, non pas sous sa face destructrice, mais sous une forme plus évoluée jouant avec le symbolique. Je venais de trouver le lien manquant qui unit la violence à la parole, et qui est, pour moi, un des lieux essentiels de la résistance.

Marcher sur ses deux jambes

Un voyage en Chine

Les communautés, à cette époque, étaient un lieu de contestation et nous ouvraient sur les révolutions, apparentes ou réelles, qui semblaient transformer le monde.

On m'a souvent reproché de m'intéresser à la Chine, comme si un peuple d'un milliard d'habitants ne nous concernait pas. S'intéresser à un pays ne signifie pas que nous adhérons complètement à son idéologie. S'intéresser au marxisme dans son évolution ne veut pas dire que nous cautionnons ses horribles déviations. Ceux qui pensent avoir toujours raison semblent avoir oublié la parabole de l'ivraie et du bon grain. Quoi qu'il en soit, au début des années 1970, il se passait en Chine des choses, qui avaient un certain intérêt pour l'avenir du monde. J'y suis donc allé dans le cadre des amitiés franco-chinoises. J'y ai découvert des expériences extraordinaires dans les usines, dans les communes populaires, dans les écoles, dans le domaine de la santé… Tout n'était pas complètement télécommandé. La parole n'était pas entièrement bridée. Personnellement, travaillant à la Direction régionale du Travail, j'étais très intéressé par la lutte qui était menée contre certaines formes de division du travail, jusque dans les hôpitaux. Cela m'a beaucoup inspiré pour réaliser des études en France. Lorsque je suis rentré, évoquant mes découvertes auprès de mon Directeur Régional, j'ai eu la surprise de l'entendre répliquer : " Mais ce que vous me dites m'intéresse beaucoup pour mon travail en Rhône-Alpes. " Comment ne pas être séduit aussi par les médecins aux pieds nus, issus de la population et formés pour les soins les plus courants, par le mariage astucieux entre la médecine traditionnelle et la médecine occidentale ? J'ai trouvé également très intéressantes les recherches pédagogiques à l'intérieur de l'école. Les élèves avaient la parole et pouvaient ainsi renforcer l'efficacité de l'enseignement. Je ne sais pas trop que dire des communes populaires. Mais on y cultivait astucieusement l'art du bricolage. Ce que j'ai appris ici et ce que j'apprendrai aussi en France, au cours de nombreux entretiens, c'est que le savoir de la base est beaucoup plus important qu'on ne le pense. Il en va de même de ses capacités d'initiative. Encore faut-il lui donner la parole. Je crois que j'ai compris, en Chine, en dépit de toutes les déviations, l'efficacité de la parole libérée.

Et puis Mao connaissait l'art du balancier. En cela, il était plus Chinois que marxiste. Il avait donné à la dialectique une dimension plus humaine. Beaucoup pensent que Deng Xiao Ping a sauvé la Chine en la situant à l'unisson du monde capitaliste. Je n'en suis pas totalement sûr. Il me semble que ce pays aurait pu développer une nouvelle stratégie, originale, pour le Tiers-monde. Manifestant mes opinions dans le cadre des amitiés franco-chinoises, à la suite de la prise du pouvoir par Deng Xiao Ping, les responsables m'ont proposé, après mon premier voyage, de participer à un autre voyage plus officiel et entièrement gratuit. Je ne voulais pas être conditionné et j'ai fini par laisser ma place à une amie qui ne connaissait pas la Chine.

En réalité, ce n'est pas d'abord l'expérience communiste du régime qui m'a intéressé, c'est la culture chinoise que cette expérience véhiculait. Même la dialectique marxiste était transformée, adoucie, je dirais même humanisée. Elle était imprégnée par le yin et le yang : il faut recevoir pour donner, écouter pour parler, associer l'eau et le feu, la nuit et le jour … Sans doute un peu naïf, j'étais enchanté par les rapprochements entre la ville et la campagne, en visitant plusieurs communes populaires. Sans le savoir, j'étais introduit dans la philosophie de Lao-Tseu plus que dans la pensée de Marx ou de Confucius. Cette philosophie jouant avec les symboles dans un mouvement perpétuel ne me quittera plus jamais. Certains, comme je l'ai dit, s'étonneront de mes dérives chinoises. Pour moi, il y a eu dérives dans le fonctionnement du régime communiste, mais il n'y en a pas eu dans le développement de ma structuration intérieure. Elle a trouvé en Chine un terreau symbolique qui lui convenait parfaitement et qui m'a conduit à " marcher sur mes deux jambes ".


De toute manière, je sais qu'il existe, dans cette partie du monde, un capital d'intelligence, de culture, de savoir-faire, qui n'a pas fini de nous étonner. Mais il faudrait que la parole y soit complètement libérée. Pour le moment, l'encadrement politique et idéologique ne permet pas encore l'expression libre de chacun.


La parole au centre

La communauté de la parole

Nous sommes maintenant au début des années 1980. En 1983, je pars à la Croix Rousse, un haut lieu de l'agglomération lyonnaise. Mon Surmoi commence à se réveiller et je me dis qu'il faudrait revoir mon engagement dominicain. Depuis quelque temps, je ne suis plus dans une structure communautaire, quelle soit religieuse ou non. Sur ces entrefaites, je rencontre une Dominicaine et nous nous mettons d'accord pour construire un projet. L'objectif est de faire vivre une communauté, uniquement à partir de la Parole. C'est une manière apparente de revenir aux sources. Par mon travail professionnel, je vois naître des groupes de paroles, qui semblent très bien fonctionner. Le problème, c'est que nous sommes deux caractères. Je vois bien celui d'en face, mais je ne vois pas le mien. L'amie dominicaine, et c'est son droit, accentue beaucoup la dimension religieuse. Personnellement j'ai tendance à tirer en sens contraire, pensant que la foi et la religion ne font pas toujours bon ménage et je souhaite la plus grande ouverture possible pour le groupe. Dès le départ, je sens les difficultés de l'attelage. Il fonctionnera pendant quelques années, mais j'ai tendance à ramener la couverture vers moi. Nous finirons par nous éloigner. De son côté, le groupe, qui rassemble entre douze et quinze personnes, fonctionne très bien. Créé en 1984, il reste aujourd'hui très vivant. Un noyau dur est resté. Beaucoup de personnes sont passées : des Chinois, des Maghrébins, dont trois jeunes Marocaines, une Néo-Calédonienne… Jusqu'ici, la dimension interculturelle nous a beaucoup servis. Il s'agit de faire naître une véritable parole, qui puisse jouer dans l'interaction. Nous avons commencé par des récits de vie. Cette expérience a été extraordinaire d'autant plus que la qualité de l'écoute s'est beaucoup développée. Et puis, nous avons fini par tourner en rond. Nous nous connaissions trop. Il fallait trouver une médiation. C'est alors que nous avons utilisé le genre littéraire de la parabole. Le mot parole vient d'ailleurs de parabole (tourner autour). Il faut " tourner autour ", presque tourner en rond, pour atteindre le sujet du discours. Nous étions donc préparés ! Cela a très bien marché. Mais le registre des paraboles que nous connaissions a été vite épuisé. Nous sommes alors passés aux contes et aux mythes et nous y sommes restés. Le conte, comme le mythe, est un merveilleux instrument pour susciter la parole et la réflexion ; j'y reviendrai un peu plus loin. A un certain moment, j'ai eu la tentation de faire mourir ce groupe, qui semblait trop durer. Le groupe a résisté et il s'est renouvelé. Il faut dire aussi que j'ai appris à m'effacer pour que chacun puisse avoir réellement la parole.

Finalement l'expérience a vérifié, en partie, l'hypothèse de départ. La parole a fait naître un groupe très convivial et interactif, qui se retrouve une fois par mois, pendant quatre heures, chez les uns ou les autres, avec un repas à la clef. Il ne s'agit pas d'une parole religieuse ou même évangélique. Il s'agit de la parole tout court. Mais est-ce si différent ? Il y a pourtant un problème qui n'a pas été résolu. Pour moi, la parole est inséparable d'un faire. Ici, à part le repas, le faire est encore trop absent. Que faut-il faire ? Un faux problème ?…La parole est déjà un faire. Mais je crains le tour de passe-passe. Je pense que la parole doit ouvrir sur la création.


Individu et collectif

Neuf ans d'habitat collectif

Fin 1986, une nouvelle aventure va commencer, et, pour moi, elle durera neuf ans. Par le journal, nous avons eu connaissance d'un projet d'habitat collectif. Avec l'amie dominicaine, nous nous sommes rapprochés du groupe en gestation. Il y avait deux couples et beaucoup de célibataires, dont un autre prêtre, qui sera aumônier de lycée. Les participants ne se sont pas choisis. Était-ce un avantage ? Jusqu'à un certain point seulement. Il nous fallait dix appartements pour loger tout le monde. Toutes les portes se fermaient. Par bonheur, je rencontre un adjoint d'Oullins que je connais bien. Je lui parle du projet. Il est intéressé. Il en parle au maire que je connais également. La municipalité socialiste nous propose les dix appartements recherchés dans le quartier de la Saulaie, un coin de banlieue, avec une forte proportion maghrébine. Je suis très intéressé, car j'ai eu, il y a une dizaine d'années, une bonne expérience sur ce lieu qui était très vivant. Les autres acceptent l'offre qui nous est faite. Peu de temps après, je regretterai ma précipitation, car je venais d'entraîner le groupe sur un endroit qui avait perdu son âme, en perdant la cité de transit ! Désormais, les deux populations se regardent en chiens de faïence, les garages sont vandalisés et les voitures dégradées. Un peu connu sur le coin, je ne m'en tirerai qu'avec quelques petites " égratignures ". Mais ce ne sera pas le cas de tout le monde.

La formule que nous avons peaufinée ensemble était originale. Il s'agissait de donner à chacun son autonomie et de ne pas retomber dans certaines dérives que j'avais connues dans la communauté de quartier de Pierre-Bénite. Pour moi, il fallait tout sauf une communauté, pour éviter que l'identité de chacun ne se confonde avec celle du groupe. Mais il était nécessaire aussi de développer des liens conviviaux entre nous, par des réunions régulières, des échanges inopinés et des repas pris les uns chez les autres. Le système a très bien fonctionné, au moins pendant les premières années. La distance structurelle entre le groupe et chaque individu nous a permis de lancer de multiples initiatives. Le projet de l'un pouvait être appuyé par les autres, ce qui permettait de passer facilement le cap difficile des premiers mois. Au départ, comme l'immeuble était neuf, nous avons pris la décision de faire sculpter, par un artiste local, un gros éléphant, situé au centre de la cour intérieure et sur lequel les enfants pouvaient glisser, au risque, c'est vrai, d'user leur culotte ou leur pantalon. Ce fut une très grande réussite, qui a permis aux habitants de l'immeuble (HLM) de faire connaissance, d'autant plus que la collaboration de tous était requise pour aboutir à la réalisation souhaitée. De nombreux autres projets ont également pris naissance : un hammam, un pôle d'insertion, un conseil de quartier, des groupes de femmes, de l'aide aux devoirs, des méchouis… Le hammam ne sera pas réalisé car la porteuse de projet a rapidement déménagé. Il faut dire que les habitants se décourageaient assez vite lorsqu'ils pâtissaient de l'atmosphère désagréable du quartier, renforcée par une forte pollution. Par ailleurs, l'école locale avait 95% de jeunes d'origine étrangère. Pour des parents responsables, il était difficile de risquer l'avenir de leurs propres enfants, pour de simples choix idéologiques. Les célibataires de notre groupe et les couples plus âgés pouvaient passer sur ce type d'inconvénient. Nous avons donc tenu le coup et avons pu aider à concrétiser de nombreuses initiatives, qui n'étaient pas uniquement les nôtres. J'étais personnellement un peu en décalage avec plusieurs membres du groupe, qui étaient restés très militants. Il me semblait que l'action sociale avait déjà changé de sens et qu'il fallait aider chacun à prendre ses responsabilités, plutôt que faire les choses à sa place. Mais mieux vaut ne pas être trop sectaire, soit dans un sens, soit dans un autre. En dehors des actions au bénéfice des familles, réalisées par certains à l'intérieur de l'immeuble, une des plus belles réussites a été le conseil de quartier. Une fois par mois, les habitants pouvaient se réunir, avec l'oreille attentive d'un conseiller municipal, d'un adjoint ou du maire, parfois de plusieurs à la fois. La participation a pris de l'ampleur avec le temps, soutenue finalement par un chef de projet lié à la politique de la ville. Il faudrait parler aussi des emplois créés pour animer les actions, à l'intérieur de l'immeuble, avec l'appui financier de notre groupe.

Par ailleurs, nous avions réservé un appartement pour dépanner des personnes en difficulté, pour une durée de six mois maximum. Au terme de plusieurs expériences, la durée du passage a fini par s'allonger et nous n'étions plus à même d'assumer les cas très difficiles qui se présentaient. Cette place du pauvre avait une fonction d'ouverture pour l'ensemble de notre groupe. Mais nous avons dû finalement y renoncer parce que le pauvre en question finissait par s'enraciner…

Une autre épreuve que nous n'avions pas imaginée au départ s'est présentée, dès les premières années. Trois personnes du groupe ont été atteintes par un cancer. Deux en sont mortes. Une troisième a très bien résisté. A un moment donné, j'ai pensé que ce triple avertissement était symptomatique d'une pathologie du groupe et qu'il fallait en tirer les conséquences. Je suis pourtant resté. Nous sommes presque tous restés. Finalement, je partirai trois ans avant le reste du groupe.

Le réseau et l'espace intermédiaire

Le choix de la Croix Rousse

Au bout de neuf ans, j'ai été amené à prendre ma retraite, pour laisser ma place à d'autres, à la Direction Régionale du Travail. Je voulais me lancer dans de nouvelles activités et souhaitais me rapprocher du centre. Et puis, je dois avouer que j'en avais un peu marre, d'autant plus que certaines personnes du groupe tiraient, à mon sens, exagérément dans le sens de la communauté. C'était d'une certaine manière revenir arrière, ce que je ne souhaitais en aucune manière. Je me suis donc décidé à venir habiter la Croix Rousse, sachant que je pourrai rapidement m'insérer dans les réseaux très nombreux du quartier. Aujourd'hui, je ne regrette pas mon choix. J'ai eu seulement quelques scrupules lorsqu'un appartement m'a été proposé, à un prix raisonnable, dans un immeuble un peu luxueux. Mes scrupules se sont évanouis, au moment où des clochards sont venus régulièrement partager mon repas ; ils étaient très heureux de se retrouver dans un lieu où ils se sentaient bien. Et puis l'appartement " m'était tombé du ciel " à un moment où je ne l'attendais pas !


J'étais déjà inséré dans certains réseaux. J'ai pu les élargir en prenant une part active dans plusieurs associations. Le réseau est devenu un réseau de réseaux. J'ai enfin fini par trouver l'équilibre que je recherchais : une part importante faite à la solitude, au silence, à la prière et des contacts nombreux en direction de l'extérieur. La solitude renforce les capacités de contacts et la multiplication des relations oblige au ressourcement du silence. Depuis longtemps, je sais que la communauté n'est pas la société. Elle est nécessaire pour se former à la vie, mais, au-delà d'un certain stade, elle peut conduire à l'infantilisation et à la déresponsabilisation. Il faut trouver un espace intermédiaire entre la communauté, qui permet de retrouver ses racines, et la société plus ouverte à l'universel et à la citoyenneté. Le réseau de réseaux pourrait être un de ces lieux permettant les aller et retours nécessaires. C'est dans ce jeu que peut se constituer le sujet.

L'espace intermédiaire et son enjeu ont été, pour moi, une des plus grandes découvertes de cette période. Elle s'est faite au cours de mon travail professionnel, mais elle a été fortement favorisée par l'environnement dans lequel je vivais. Pour avancer dans la compréhension de l'insertion, j'ai réuni un groupe de sept personnes très motivées et très expérimentées. Nous devions parler de la dynamique de l'insertion, sans beaucoup plus de précision. L'hypothèse de départ était la suivante : les idées nouvelles, celles qui permettent de changer les problématiques et d'atteindre plus sûrement les résultats que nous cherchons sont déjà présentes dans les esprits et dans les groupes avant que nous en ayons conscience ; tout le problème est de les faire jaillir de la source où elles restent enfermées, de les faire émerger de l'inconscient, qui les retient provisoirement prisonnières. C'est la méthode non-directive qui allait nous servir, avec la conjonction de l'écriture : mon rôle d'animateur consistait uniquement à écrire, au mot à mot, tout ce qui était dit par les membres du groupe. Dans un tel cadre, l'écriture fonctionne comme un catalyseur à tel point que les discussions s'évanouissent lorsque l'acte d'écrire s'arrête. Le groupe lyonnais s'est réuni six ou sept fois, pendant deux heures environ. Un peu après, j'ai fait fonctionner un groupe, en partie identique, avec des marginaux de l'Ardèche. Le résultat fut prodigieux et inattendu. Tout se cristallisait autour de l'entre-deux, que nous avons appelé " espace intermédiaire ". C'est là qu'il fallait agir, parce que l'espace intermédiaire est le lieu de toutes les dynamiques. Cet entre-deux est multiple : entre l'intérieur et l'extérieur, entre le même et l'autre, entre l'individu et le groupe, entre le passé et l'avenir, entre soi et soi. Les exemples sont les plus divers. Un ami me parle de ce petit îlot où viennent se reposer les oiseaux. Les aménageurs n'y prêtent aucune attention. Dans un quartier populaire, le café constitue parfois un espace de transition exceptionnel. C'est un lieu chaleureux où les langues se délient, un lieu neutre qui met chacun à égalité, qu'il soit ouvrier ou chef d'entreprise. Les nouvelles se colportent ici avec une rapidité extrême. Les échanges avec l'étranger deviennent faciles. Des réseaux se constituent, qui multiplient les possibilités de relations. On vient y discuter de projets, conclure un contrat ébauché ailleurs. Par une sorte de magie incompréhensible, les choses peuvent se faire et se défaire avec une facilité déconcertante. Certaines personnes, peu suspectes d'attrait pour la boisson, ne laisseraient pas passer un dimanche matin sans venir puiser dans ce lieu une nouvelle énergie pour la semaine ou goûter la joie de rencontres imprévues. J'ai souvent utilisé le bistrot pour réfléchir et rédiger. Les idées viennent ici beaucoup plus vite que dans un bureau froid et ouvert à toutes les discussions de collègues désoeuvrés. Le marché est également un lieu de rencontres et de transition peu commun. Sur Lyon, la Croix Rousse est un quartier très apprécié parce qu'il est, entre les " Pentes " et le " Plateau ", un très vaste espace intermédiaire, animé par d'immenses cafés où toutes les populations et toutes les générations se mélangent et par le grand marché, qui fonctionne six jours sur sept, à l'ombre des grands platanes du boulevard. Dans les grandes cités de la banlieue, les cafés ont disparu, la joie de vivre aussi.

Retour au mythe

Le café philosophique

Nous sommes, au début de l'année 1997. Je connais bien Daniel Luder, un SDF, que j'ai rencontré, pour la première fois, en 1989, à l'occasion d'une formation. Après plusieurs péripéties, dans le domaine de l'insertion, je lui ai conseillé d'écrire sa vie. Le récit était très intéressant ; un éditeur a accepté de le publier sous le titre : Le routard de Thaon. Depuis cette publication, Daniel s'est présenté comme écrivain. L'administration a fini par penser qu'il avait des revenus non déclarés et a beaucoup tardé à lui accorder le RMI. Il faut croire que, pour notre SDF, la reconnaissance sociale avait beaucoup plus d'importance que les revenus accordés par l'État. Avec l'appui de Luder, je commence une étude sur les clochards. Ayant établi son quartier général, dans la rue des Remparts d'Ainay, il m'ouvre les portes auprès de ceux qu'il fréquente autour de la gare de Perrache. Je compléterai mes recherches sur la Croix Rousse, dans le café de La Rencontre, spécialement réservé aux SDF. Je suis étonné par les itinéraires de toutes ces personnes qui me confient des tranches de leur vie. Elles ne sont en rien différentes de moi, à tel point que, dans les entretiens, j'esquisse un mouvement de recul. Mais un événement comme le chômage ou le départ d'une femme les ont fait basculer dans la marginalité. Je remarque que certains ont des capacités de réflexion étonnantes et une vie spirituelle tout à fait inattendue. La parole intérieure les habite eux aussi et je me dis que nous pourrions monter ensemble un café philosophique en utilisant les contes, profitant ainsi de l'expérience opérée par la communauté de la parole. Daniel Luder est d'accord pour m'épauler. Notre première séance a lieu dans un café de Perrache. Nous sommes sept ou huit. La discussion se déroule assez bien mais le propriétaire prend peur ; cette clientèle, pas tout à fait comme les autres, pourrait lui porter préjudice. Il faut chercher ailleurs. Je finis par trouver le bistrot de Réseau Santé, à la Croix Rousse. Nous y sommes encore aujourd'hui mais les clochards ont disparu. Daniel Luder, qui me servait de relais, s'est éclipsé. J'ai donc continué le café philosophique avec des personnes venant de tous les horizons.

Nous commençons par lire le conte. Ensuite la discussion peut s'amorcer. Il n'est pas toujours facile de la contenir : certaines personnes utilisent ce lieu pour raconter leur vie. Le conte devient un lieu de projection, qui renvoie certains à leurs propres fantasmes. Nous ne sommes pas armés pour animer une séance de psychothérapie. Il faut introduire de la rigueur, essayer de revenir à la philosophie pour enrayer la dérive. Le conte semble un bon outil pour faire cheminer le groupe vers les questions fondamentales de l'existence ; il nous livre en effet les archétypes du comportement humain. Nous structurons la démarche : pour la discussion nous avançons pas à pas, paragraphe par paragraphe et je tente de proposer une méthode d'analyse. La sémiotique me paraît trop compliquée et ne peut convenir au groupe trop fluctuant et trop composite au niveau de la formation d'origine. Depuis longtemps, je raisonne en utilisant une structure qui croise l'espace et le temps et donne la possibilité de décomposer la démarche intellectuelle en cinq moments correspondant aux quatre extrémités de la croix et au point central. Ce modèle est, pour moi, plus satisfaisant que le triangle dialectique. En allant au Mexique, je remarque que les Indiens complexifient encore cette structure en ajoutant deux diagonales, qui introduisent de la mobilité dans le modèle. Je les adopte à mon tour. La logique qui en ressort, avec ses neuf moments, convient parfaitement au conte.

Depuis deux ans, aujourd'hui, nous sommes passés du conte au mythe. Nous plongeons ainsi dans les fondements de notre culture. C'est aussi une manière de revenir aux origines de la philosophie. Plus encore que dans le conte, nous faisons l'apprentissage de la langue universelle, qui fonctionne dans l'ordre symbolique et sert de soubassement à toutes les autres langues et à la parole elle-même. Mon long voyage initiatique me conduit ainsi aux sources du langage et du vivre ensemble. Mais ici, il faut accepter la loi du paradoxe qui condamne à vivre avec l'autre pour se retrouver soi-même.

Constitution du sujet

La confrontation avec l'étranger

Depuis de nombreuses années, je suis hanté par le problème de l'étranger en France et en particulier du Maghrébin. De 1997 jusqu'au 11 septembre 2001, j'ai participé à plusieurs actions humanitaires au Liban. Le Moyen Orient m'a enchanté, m'ouvrant à l'univers des Mille et une nuits, et la magie de la rencontre avec l'Occident m'a fait comprendre que nous portions chacun un des morceaux du symbole qui doit nous réunir. Fort de cette intuition, il me paraît évident aujourd'hui que nous ne pouvons plus mener de réflexion sérieuse en France sans associer l'étranger et plus directement le Français d'origine maghrébine.

C'est ainsi que j'ai pu faire la connaissance de Formidec, une association interculturelle franco-marocaine. Elle est animée par un professeur de littérature américaine à l'Université. Nous avons pu faire ainsi des lectures croisées de la Bible et du Coran sur le problème de la violence. Par des chemins différents, nous sommes arrivés aux mêmes résultats, qui condamnent toute violence meurtrière, liée à la toute-puissance. Le sacrifice d'Abraham a été le terme de notre cheminement commun.

Il me semble qu'avec la violence, nous touchons un des problèmes fondamentaux, qui intrigue l'homme depuis les origines. Son réflexe naturel va consister à l'écarter, mais plus il l'écarte et plus il lui donne de la force. Les Égyptiens avaient fini par comprendre qu'il fallait, en même temps, intégrer Horus, l'homme régi par la sagesse, et Seth, le principe du désordre et de la destruction. La plupart des chrétiens, de leur côté, ont oublié que le Christ s'est affronté au même problème et qu'il n'a pu dépasser la mort sous la puissance de l'Esprit qu'en acceptant de porter, en lui, comme une force de vie, la force de mort elle-même. L'arbre de la vie porte deux branches : si l'on veut scier celle qui porte la mort, c'est la vie de l'arbre qui est détruite.

Le secret de la vie passe par la mort et c'est à ce prix que le sujet peut finalement se constituer. C'est ici que mon voyage initiatique trouve son aboutissement et je ne puis l'achever que dans la confrontation avec l'étranger. C'est avec lui que je veux m'approcher de l'arbre de la connaissance pour recueillir un de ses secrets ultimes. A partir de septembre prochain, le café philosophique s'organisera autour des plus grands mythes égyptiens, dans le cadre de l'association Formidec. Peut-être comprendrons-nous de manière concrète que le prix d'une parole d'alliance, qui fait émerger l'homme comme sujet dans son lien avec l'autre, passe nécessairement par la reconnaissance de Seth, que nous portons déjà en nous, et par son intégration au plus profond de notre existence pour en faire une source de vie nouvelle.


Etienne Duval

 

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