Une mise en garde face à la mondialisation
Le respect nécessaire des différences et de l'altérité
Le récit de Babel est une formidable mise en garde, face à une mondialisation, basée sur une langue technicisée, et sur la volonté d'uniformiser les comportements économiques, politiques et culturels, sans respecter les différences et l'altérité. C'est pour répondre au souci d'Yvon Montigné que la réflexion s'oriente dans une telle direction.
Babel
Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots.
Comme les hommes se déplaçaient à l'orient,
Ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y
établirent.
Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! Faisons des briques et
cuisons-les au feu".
La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier.
Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour
Dont le sommet pénètre les cieux !
Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés par toute la terre !"
Or Yahvé descendit pour voir la ville
Et la tour que les hommes avaient bâties.
Et Yahvé dit : "Voici que tous font un seul peuple et parlent une
seule langue,
Et tel est le début de leurs entreprises !
Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.
Allons ! Descendons ! Et là confondons leur langage
Pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres."
Yahvé les dispersa de là sur toute la terre
Et ils cessèrent de bâtir la ville.
Aussi la nomma-t-on Babel,
Car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants
de la terre
Et c'est là qu'il les dispersa sur toute la face de la terre.
(Bible de Jérusalem, Genèse XI - 1 à 9)
Après la désolation du déluge, l'homme, dans une prétention
étonnante, cherche à refonder l'humanité. Il réalisera
son rêve par le faire. C'est le projet de la cité idéale,
qui émerge dans son esprit. En faisant la cité idéale,
il se fera lui-même.
Une même langue
L'homme a compris qu'il a besoin d'une même langue et
de mêmes mots pour faire. S'il veut maîtriser la matière,
il doit commencer par maîtriser les concepts qui permettent de la comprendre
et d'agir sur elle. Le mot doit se mouler sur la matière pour avoir prise
sur elle. Une forme de langue commence à faire son apparition. Ce n'est
pas encore la langue scientifique. C'est pour le moins une langue technique.
Ainsi l'univers technique envahit la vie de tous les jours. Et la langue faite
pour communiquer dans tous les domaines de l'existence finit par se confondre
avec la langue technique elle-même. Le monde s'appauvrit dangereusement,
au point de se cantonner dans le domaine du faire ; l'amour et la poésie
n'ont plus leur place, à moins qu'ils ne se moulent dans les standards
et la répétition qui voudraient les inventer à nouveau.
En voulant devenir scientifique ou technique, l'art lui-même se dissout
dans l'ennui et la prétention.
Pour atteindre son but, la langue technique doit à tout prix éliminer
le sujet fait de particularité et d'incommunicabilité. La parole
ici est un simulacre de parole. Elle ne fait que répéter ce que
lui dit la langue et contraint le manque et l'incompréhensible à
l'exil. Des pans entiers de l'univers sont ainsi en train de s'effondrer.
La standardisation
Les comportements se plient à la standardisation de la langue. Un fossé
se creuse entre le petit nombre de ceux qui conçoivent et la foule de
ceux qui exécutent. Ainsi la plupart sont condamnés à un
travail répétitif pour faire des briques toutes identiques les
unes aux autres. Pour unique consolation, ils ont la perspective de participer
au Grand Œuvre de la communauté. Chaque individu est lui-même
comme une brique dans un grand ensemble, transformé en chose et condamné
à ressembler à tous ceux qui l'entourent.
Habituellement, chacun reçoit son nom d'un autre, pour bien marquer le lien qui l'unit à l'origine de l'homme à travers une filiation qui se déroule dans l'histoire tout entière. Ici, on ne reçoit pas son nom, on va le fabriquer en réalisant le Grand Œuvre, qui marquera la suite des temps. Il sera le même pour tous, signe étincelant d'une refondation de l'humanité. Ainsi tous les malheurs passés et, en particulier, le grand désastre du déluge, seront rayés de la conscience, soulignant ainsi la volonté manifeste d'évacuer l'inconscient lui-même.
La rébellion du langage
Au bout d'un certain temps, le projet insensé de maîtriser la langue
et de se fabriquer un nom se heurte au langage lui-même. Le langage, qui
renferme les structures symboliques de l'homme, est toujours déjà
donné. Il est ce à partir de quoi je peux parler, il me précède
comme pour m'empêcher de le manipuler. Or, c'est bien à une sorte
de manipulation que le projet de Babel voudrait procéder. Aussi le langage
se met-il à résister : il entre dans la confusion et provoque
la folie, disant ainsi qu'il ne marche pas dans le travestissement qu'on veut
lui imposer. Nous ne pouvons nous heurter à l'invariant qui nous constitue
sans provoquer des désastres. L'oreille se bouche et les mots qui doivent
porter le sens suscitent l'incompréhension. Parce que les hommes ne s'entendent
plus, la violence meurtrière est à la porte.
L'altérité absente
La confusion du langage est révélatrice d'une altérité
absente. Il n'y a pas d'autre pour écouter si bien que la parole se transforme
en échos qui interfèrent les uns avec les autres. C'est le brouillage
des ondes de la transmission qui est ici à l'œuvre. Le brouillage,
d'ailleurs, se reproduit à tous les niveaux, prenant la forme d'un mimétisme
indépassable, qui affecte le désir aussi bien que la violence.
Le cancer qui désorganise le corps, par la multiplication de cellules
identiques, se met à perturber le psychisme lui-même et à
contrarier toute émergence du sujet. En voulant tout maîtriser,
l'homme n'arrive plus à réguler la machine qui devait produire
de l'homme, parce qu'elle révèle son impuissance à engendrer
de l'altérité et ne peut que s'enfermer dans l'écho de
la répétition.
La dispersion des hommes pour un nouvel ensemencement
de l'univers
Le récit de Babel nous fait percevoir qu'il existe dans le langage une
violence qui va provoquer la dispersion des hommes. Elle est constitutive du
langage lui-même, dans la mesure où elle est là pour porter
la différence et l'altérité. Or il n'existe ni différence
ni altérité si les hommes restent enfermés dans un même
moule. C'est bien pourtant une sorte de matrice que constitue le langage, appelé
à produire de l'humain. Mais cette matrice est de l'ordre du symbolique
; elle est capable d'associer les contraires, comme la mort et la vie, dans
un même paradoxe. Il appartient au langage de promouvoir différence
et altérité pour que la graine de l'homme puisse ensemencer la
terre entière. " Et c'est là qu'il dispersa les habitants
sur toute la face de la terre. "
Chacun est appelé à réinterpréter le mythe à sa manière pour trouver des outils de réflexion adéquats face à une mondialisation plus soucieuse d'une efficacité liée à la standardisation que du respect des différences et de l'altérité du sujet.
Etienne Duval