La robe de plumes blanches




Gustav Klimt, Portrait de Fritza Riedler

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La robe de plumes blanches


Il y a longtemps, bien longtemps, vivait, dans un pays lointain, une jeune et gentille fille. Elle avait enterré sa mère depuis des années, et il ne lui restait au monde qu'une marâtre. Comme c'est le cas souvent, cette marâtre n'aimait pas sa belle-fille, et ne pensait qu'à s'en débarrasser au plus tôt. La jeune fille avait beau s'efforcer de complaire à sa belle-mère, ses efforts restaient vains. La marâtre avait un vieil ami dans la ville voisine. C'était un homme brusque et renfrogné, duquel les gens préféraient se tenir à l'écart. Il avait le visage couvert d'une barbe noire, c'est pour quoi on l'avait surnommé "Barbe Noire". "C'est un drôle d'homme", se disaient les gens à voix basse quand ils le rencontraient par hasard, et vite ils détournaient le regard. "Ma commère, dit un jour Barbe Noire à la marâtre, j'ai vu votre belle-fille. Donnez-la-moi pour femme, et vous ne le regretterez pas. - Une fille peut se vanter d'avoir de la chance, quand un homme comme vous désire l'épouser, répondit la marâtre toute contente. Mais j'en ai plus qu'assez de m'occuper d'elle. Je mérite bien de me reposer, à présent. Mais, pourvu qu'elle n'aille pas refuser, c'est une entêtée. Vous ne pouvez pas vous imaginer tout ce qu'elle m'a fait endurer ! - Ne craignez rien, je saurai lui apprendre les bonnes manières, dit Barbe Noire." Lorsque la jeune fille apprit la chose, elle pleura, pria, mais en vain. Et peu de temps après, la belle-mère maria vraiment la pauvrette à Barbe Noire.

Dès qu'elle fut chez lui, il l'enferma immédiatement dans une petite chambre en lui disant avec un rire méchant : "Réfléchis à la façon dont une femme convenable se conduit avec son mari. Quand je viendrai chez toi, prends garde à être souriante, je te le dis, sinon tu resteras enfermée sans manger jusqu'à ce que tu entendes raison. Dès que Barbe Noire fut parti, la jeune fille poussa vite le verrou intérieur de la porte, puis elle regarda tout autour d'elle. La chambre n'avait qu'une petite fenêtre, et très haut placée. "Jamais, je ne pourrai passer par là", se dit la jeune fille qui fondit en larmes. Elle pleura si longtemps qu'elle finit par s'endormir.

En rêve, lui apparut alors un pigeon blanc qui lui parla ainsi : "Pourquoi tant pleurer, mon enfant ? Ne crains rien, tout ira bien. Je vais te laisser ici mes plumes, et tu n'as qu'à t'en faire une robe. Quand cela ira trop mal pour toi, revêts cette robe. Le pigeon blanc s'était ensuite posé sur le lit de la jeune fille et s'était mis à s'arracher les plumes, l'une après l'autre, pour en former un joli tas, et avant que la jeune fille ne s'en aperçoive, il avait disparu. La jeune fille se réveilla juste à ce moment-là. "Quel étrange rêve", se dit-elle. Mais ses yeux tombèrent sur le coin du lit, et elle faillit pousser un cri de surprise. Il y avait là un beau tas de plumes blanches et légères. La jeune fille comprit qu'elle n'avait pas seulement rêvé. Elle se mit donc tout de suite à l'ouvrage et se cousit une robe de plumes blanches. Elle avait à peine fini que du bruit se fit à la porte de sa chambrette : boum ! boum ! "Ouvre tout de suite. Qui t'a donc permis de t'enfermer ?" ordonnait une voix courroucée. La jeune fille ne broncha pas. "Ouvre immédiatement, sinon j'enfonce la porte", tonna la voix de Barbe Noire, qui cognait de telle façon que le bois de la porte craquait. La jeune fille tremblait de peur. Elle avait juste le temps de revêtir rapidement la robe de plumes quand la porte fit crack ! et céda le passage à Barbe Noire qui fit une irruption orageuse dans la chambre. En ce moment, la jeune fille se changea en une blanche colombe qui s'envola par la fenêtre.

Bien loin de là s'étendait le jardin d'un vieil aubergiste qui vivait seul et avait toujours plus de travail que ce qu'il pouvait faire. La colombe blanche voleta jusque là, se posa sur un arbre et se mit à roucouler tristement. L'aubergiste avait toujours eu bon cœur. Il ne peut entendre ce roucoulement plaintif sans aller voir ce que c'était. Il dit à haute voix, en voyant la colombe : "Un si beau pigeon blanc, et il roucoule si tristement ! Que t'est-il arrivé, qui sait si tu n'as pas soif ? Attends, je vais t'apporter un peu d'eau. Dès que la colombe eut plongé son bec dans l'eau, elle se changea en une belle jeune fille, qui vint s'incliner profondément devant l'aubergiste. De surprise, les yeux de l'aubergiste lui sortaient des orbites. "D'où sors-tu ? Et où est passée la colombe ? s'étonna-t-il. - C'est moi la colombe blanche. Je n'ai personne au monde. Ma marâtre m'a mariée à Barbe Noire et j'ai peur de lui. C'est un homme méchant." La jeune fille se remit à pleurer en racontant à l'aubergiste comment les plumes blanches lui avaient permis de s'échapper.

L'aubergiste était tout ému. "Et tu as un endroit où aller ?" demanda-t-il. "Non", murmura la jeune fille" et les larmes inondèrent ses yeux. "Alors, tu n'as qu'à rester ici", décida l'aubergiste. La jeune fille resta donc à l'auberge. Elle faisait la cuisine, le ménage, et elle était si aimable et si modeste que l'aubergiste se mit à l'aimer comme sa propre fille.

Un jour, elle rangeait les brocs de bronze dans lesquels on servait le vin à table aux hôtes. Tout en haut, sous le plafond, elle découvrit deux étagères. Sur l'une, il y avait des brocs d'or, sur l'autre, des brocs de fer. "Parrain, demanda la jeune fille, pourquoi n'utilisons-nous jamais ces brocs de fer et les autres en or, que je viens de découvrir sur l'étagère, en dessous du plafond ? - Surtout prends garde à ne pas aller te mettre à boire du vin venant de l'un ou l'autre de ces brocs ! dit l'aubergiste, en arrivant tout essoufflé. Les brocs en or sont pour les immortels, et ceux de fer pour les diables ! Pour nous, simples mortels, sont destinés les brocs de bronze que voici."

La jeune fille n'en était pas plus avancée, mais, obéissante, elle remit les brocs à leur ancienne place et redescendit. Juste alors elle entendit, venant du dehors, des voix trop bien connues. "Ici, peut-être qu'ils pourraient savoir quelque chose. Holà, où est l'aubergiste ? - Ce sont eux, dit-elle, en hoquetant de frayeur. C'est ma marâtre et Barbe Noire. Parrain, qu'allons-nous faire ? - Ta robe de colombe est dans la petite chambre, se rappela l'aubergiste. Cours-y vite !" Il avait à peine dit cela que la jeune fille avait bondi dans la chambrette et - houp ! - elle enfilait les plumes. Aussitôt, elle se changea en une colombe blanche et vola vers la salle d'auberge juste au moment où la marâtre et Barbe Noire s'enquéraient auprès de l'aubergiste si, d'aventure, on n'avait pas vu, dans la région, une jeune fille étrangère. "Je ne connais aucune fille étrangère, répondit l'aubergiste, je n'ai ici que ma fille et elle est allée mettre une nouvelle robe. "Vous n'avez pas entendu parler non plus d'une colombe blanche ?" demanda encore Barbe Noire, d'un ton sévère. En entendant cela, la colombe agita les ailes effarouchée, s'envola jusqu'au plafond et alla se cacher sur l'étagère du haut, derrière les brocs de fer. Tous les trois levèrent les yeux par là, et la marâtre regarda Barbe Noire d'un air entendu. Ce dernier s'exclama d'un ton furieux : "A qui appartient cette colombe ? - Elle est à moi, répondit tranquillement l'aubergiste. Je l'ai trouvée sur un arbre, dans mon jardin, et je lui donnais à boire et à manger pour qu'elle ne s'en aille pas. - C'est une colombe exactement pareille à celle que nous avons perdue. Nous aussi, nous lui avons donner à boire et à manger, mais elle était très sauvage et elle s'est envolée. Je crois que c'est la nôtre. Vous permettez que nous l'examinions ?"

Déjà le couple se jetait vers l'étagère, Barbe Noire tendait le bras en haut, seulement l'étagère était hors de sa portée. "Permettez, je vais vous la donner moi-même, dit poliment l'aubergiste, elle se laisse attraper par moi, mais elle s'envole quand un autre veut la saisir. En attendant, prenez place à table et je me permettrai de vous offrir un verre de vin." Barbe Noire grommela quelques paroles, mais la marâtre s'installa vite à table. L'aubergiste grimpa sur l'escabelle et caressa la colombe. Elle restait blottie dans un coin sans bouger, seulement on voyait trembler ses plumes tant elle avait peur. "N'aie pas peur, murmura l'aubergiste, je ne te donnerai pas. Puis il prit deux brocs de fer et descendit. "Et alors, et la colombe ? demanda Barbe Noire sur un ton hargneux. - J'ai voulu la caresser et elle ne s'est pas envolée, bientôt, elle va descendre, répondit l'aubergiste. En attendant, faites-moi l'honneur de goûter à mon vin." Barbe Noire s'agitait avec impatience, mais l'aubergiste plaçait déjà, devant chacun d'eux, un broc de fer. La marâtre s'en saisit avidement, Barbe Noire impatiemment, et tous les deux burent vite une bonne rasade. L'aubergiste les observait d'un air moqueur. Dès que le vin fut bu, leurs bras s'allongèrent pour devenir de grandes ailes, un bec puissant leur poussa sur le visage, leur corps prit la forme d'un gros oiseau et se couvrit de plumes noires brillantes. Ils se regardaient l'un l'autre, effarés, poussant des cris croassants, désespérés, puis ils agitèrent leurs ailes et s'envolèrent par la fenêtre ouverte. Bientôt, on n'en voyait plus que deux points noirs, bien loin dans le ciel.

"Tu peux descendre, dit l'aubergiste. Ils ne viendront plus jamais nous menacer. Et il en fut comme il l'avait dit. Ils ont vécu tous les deux ensemble fort longtemps, sans plus jamais entendre parler de la marâtre ni de Barbe Noire. (Conte Toung-hiang, Contes du Tibet, éditions Gründ, 1991)

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Analyse de la robe de plumes blanches