La force de l'amour - Ghânim
et sa famille chez le khalife



Paul Cézanne

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La force de l'amour - Ghânim et sa famille chez le khalife

Le maître des lieux partit à la recherche de potions reconstituantes. Pendant ce temps, la concubine Séduction courait auprès de la mère et de sa fille Nourriture-des-Cœurs leur donner la bonne nouvelle ; elle avait vu Ghânim, c'était bien lui que le syndic des joailliers avait amené sous son toit, il était là dans une chambre un peu plus loin… La mère du jeune homme, de joie, tomba en pâmoison : il fallut lui arroser d'eau de rose le visage et attendre qu'elle retrouvât ses esprits. Et comme elle voulait ne pas perdre un instant pour aller voir son fils, le syndic en personne dut la retenir et l'en dissuader : " Non, non, il est dans un état critique il vaut mieux que tu attendes. Imagine : un transport de joie pourrait lui être fatal, et tu serais bien avancée, quand votre liesse se changerait en deuil. Laisse donc cette visite et patiente un peu, il ne tardera pas à recouvrer ses forces. Quant à vous n'avez-vous pas souffert suffisamment comme cela pour aller lui assener, sous couleur de lui manifester la joie des retrouvailles, un coup mortel ? Voulez-vous, à toute force, aller au-devant d'un malheur dont vous vous passeriez bien ? " La mère trouva ces arguments raisonnables et s'inclina. Elle préférait attendre pour voir son fils. Quant à Séduction, elle prit congé des deux femmes, les embrassa et leur promit : " Il me reste à m'introduire auprès du khalife lui-même, que je vais mettre au courant de tout ce qui s'est passé aujourd'hui ".

Justement le khalife se trouvait seul dans ses appartements. Séduction demanda alors audience, et elle put entrer. Une fois, devant le souverain, elle présenta ses respects, et le khalife, en retour, lui dit : " Tu arbores un air bien joyeux, ô Séduction, je vois… - C'est vrai, ô mon maître l'Émir des Croyants, convint-elle. Et même je peux dire que j'exulte : n'ai-je pas vu aujourd'hui Ghânim, sa mère et sa sœur ? - Par exemple, s'exclama le khalife. Mais dis-moi encore comment la chose a pu se faire ? " Séduction lui relata les événements de la journée : sa rencontre avec le syndic des joailliers, puis, par son intermédiaire, avec les deux femmes, et enfin, avec Ghânim en personne. La servante du khalife rentra pour son maître dans tous les détails et lui se réjouissait à mesure que le récit se déroulait. Elle remonta également en arrière, dans l'histoire de ces deux habitantes de Damas qui avaient tant souffert, qui avaient dû quitter leur ville et se trouvaient maintenant dans la capitale, mais dans quel état ! " Hélas, ô Émir des Croyants, conclut-elle sur ce point, si tu avais pu voir le maintien de ces deux-là, leur distinction, leur grâce naturelle, surtout la sœur de Ghânim, Nourriture-des-Cœurs ! Après un si long voyage à pied, où elle a dû soutenir sa mère, et dans cette barbare tunique en crins de cheval qu'elle portait pour tout ornement, sa beauté éclate au point qu'aucune beauté du palais khalifal, je te l'affirme par le prix de ta tête, ne soutiendrait la comparaison avec elle. "

L'épisode de la peine endurée par les deux femmes, leur humiliation, le long voyage à pied qu'elles avaient dû entreprendre, tout cela en revanche n'était point fait pour plaire au khalife. Pris de pitié, il se mit à verser des larmes : " Ô Séduction, tu ne sais pas faire court, et tu n'es bonne qu'à amplifier le chagrin que je ressens à cause de ces deux malheureuses ? Je le sais bien, que j'ai été injuste envers elles. Mais je les dédommagerai bientôt de toutes les pertes qu'elles ont subies de mon fait, et je m'emploierai à leur faire oublier tous leurs malheurs. Quant à toi, ai-je besoin de te rappeler que tu es ma bien-aimée, le sang de mon cœur, la personne à laquelle je suis attaché ? Et cependant je te donne à Ghânim, après t'avoir rendu ta liberté, pour qu'il t'épouse ! Demain, ils peuvent compter sur ma visite : je veillerai personnellement à ce qu'ils ne manquent de rien et quand ils seront reposés de leurs fatigues, quand Ghânim aura retrouvé la santé, tu m'amèneras ici toute la famille. - Je le ferai, ô Émir des Croyants, par amour pour toi, par respect pour ta personne ! acquiesça Séduction. Sur ce, elle se retira pour aller passer la nuit dans ses appartements.

Le lendemain matin, chevauchant la même monture, elle revint à la maison du syndic des joailliers. Il était encore chez lui, à cette heure là, et elle en profita pour lui demander comment allait son bien-aimé. " Ô dame mienne, répondit-il, je peux te tranquilliser, il est en bonne santé. Si le Créateur de toutes choses le permet, il sera sur pied dans deux ou trois jours et, plein de forces et de santé, il pourra marcher. Toute sa maladie ne vient que de ses malheurs et d'un moral qui a mal résisté aux peines endurées, voilà tout. " Lorsque Ghânim, en effet, eut les preuves de la mansuétude du khalife, lorsqu'il fut sûr d'avoir obtenu son pardon, lorsqu'il n'eut plus le moindre doute sur son intention de lui faire la faveur de ses dons et notamment de lui permettre de convoler en justes noces avec Séduction, son deuil se changea aussitôt en joie, et sa mélancolie en bonheur. Il reprit confiance, crut à sa sauvegarde, chassa de son esprit les idées noires et l'anxiété. L'appétit, le sommeil revinrent, et il laissa son esprit se reposer de l'agitation où l'avait plongé l'incertitude. A peine put-il voir le syndic qu'il lui posa la question : " Où est Séduction, le sang de mon cœur ? - Elle arrive, mon fils, et tu l'auras à l'instant auprès de toi, lui répondit son hôte ". Il lui suffisait de sortir de la chambre pour faire savoir à la jeune femme que Ghânim la demandait. Celle-ci ne se le fit pas dire deux fois : " Ô toi, l'âme de Séduction, s'écria-t-elle en entrant chez son bien-aimé, la voici, ta Séduction, prête à te servir. Séduction est ton esclave, lumière de tes yeux, et ne souhaitait que te voir. Tu croyais qu'elle avait définitivement disparu pour toi ? Tu te trompais, elle est auprès de toi, c'est ta promise et tu l'épouseras sous peu ". Elle accompagnait ses mots de baisers enfiévrés et se pressant contre lui, elle s'exclamait : " Ô mon âme, quelle faveur le Très-Haut ne m'a-t-il pas accordée ! Ô comme je Le remercie ! "

Puis elle s'écarta brusquement : " Je reviens tout de suite, ô mon âme, s'excusa-t-elle ". C'était pour aller voir le syndic : ensemble ils avaient à prendre la décision de permettre aux deux autres femmes d'entrer dans la chambre de Ghânim. Séduction entendit l'avis du maître de maison : " Je n'y vois pas d'inconvénient, désormais. Mais auparavant, prépare-le : au détour de la conversation, apprends-lui que sa mère et sa sœur sont arrivées à Baghdad. Un peu plus tard, fais-lui savoir qu'elles sont dans ma maison même et qu'elles souhaitent lui rendre visite. Tu comprends, je ne voudrais pas qu'en se présentant à lui, sans qu'il s'y attende, elles suscitent en lui une joie telle qu'elle ne pourrait que tourner à la crise nerveuse. - Tu as tout à fait raison, approuva Séduction, et tes paroles pleines de bon sens dictent la marche à suivre. Elle entra donc dans les appartements où était hébergée la mère de Ghânim, et lui informa qu'elle avait informé le Khalife de leur présence à tous trois, elle et ses deux enfants. Elle ajouta qu'il désirait les voir, afin d'octroyer publiquement les compensations promises, et qu'il les attendait au palais dès la complète guérison de Ghânim. Enfin, elle confirma sa promesse de la donner comme épouse à celui-ci. " Ah ! ma fille, fit en réponse la mère, nous te remercions de nous avoir arrachées à la mort. Pour le reste, tout vient en surplus de la grande joie qui nous eût à elle seule comblées : nous retrouver ensemble, mon fils et nous deux. - Je vais de ce pas retourner auprès de lui et lui annoncer votre arrivée en ces lieux. "

C'est ce qu'elle fit en ces termes : " Ô mon âme, ô mon bien-aimé ! C'est une très grande faveur que Dieu nous a faite : Il nous réunit et Il inspire au khalife l'autorisation de nous prendre mutuellement comme époux. - Mais, Séduction, que signifie ce discours, ô mon âme ? Je dirais que tu veux me bercer de mots, si ton caractère tant soit peu connaissait l'hypocrite flatterie. - Par Dieu, mon bien-aimé, moi, te leurrer ! Non, il n'est sorti de ma bouche que le langage du vrai. -Comment ce que tu m'annonces a-t-il pu se faire ? Je ne sais déjà pas comment tu peux être là, près de moi ! L'Émir des Croyants t-a-t-il donc fait rentrer en grâce, et décidément lavée de tout soupçon ? Pour moi, qui connais ton innocence, il n'est pas étonnant que le khalife se soit ravisé, qu'il ait davantage réfléchi et qu'il soit arrivé à cette conclusion. Mais de là à consentir à notre mariage, voilà qui me paraît impossible à concevoir ! Surtout si je pense à cette mésalliance : le fils du père La-Tornade épouser la concubine du khalife ! Non, je ne peux le croire… - Et pourtant, par Dieu, ô mon bien-aimé, je ne t'ai rien déguisé. Et si ce que je t'ai annoncé est vrai, c'est que le khalife veut te dédommager des pertes qu'il t'a causées et qui frappent tes biens, ainsi que ceux de la famille. De surcroît, il a décidé d'aller au-delà de la stricte réparation. - Tu parles de ma mère et de ma sœur : qu'a fait contre elles le khalife ? "

Quand Séduction lui raconta tout ce qui leur était arrivé, Ghânim pleura à chaudes larmes ; sa compagne le consolait, lui donnait de douces paroles et essayait de détourner le cours de ses idées vers d'autres, capables de dissiper sa mélancolie. " Lumière de mes yeux, dis-toi que tout cela est le passé, et cette page-là, dans ce livre, est tournée. Ce qui se présente, c'est la joie, c'est le bonheur. Vois la faveur que nous allons obtenir tout de suite ; et songe comme il sera doux de partager avec ta mère et ta sœur, qui sont ici sous ce toit. Le khalife m'a demandé de vous conduire tous trois auprès de lui, sitôt que tu seras guéri : il vous attend maintenant d'uneheure à l'autre. "

En prenant conscience de la présence de sa mère et sa sœur si proches de lui, Ghânim, qui demanda immédiatement à les voir, s'inquiéta également : " Quoi ? Elles sont là et elles ne sont pas venues me trouver ? " Mais Séduction le calma aussitôt : " Tu étais gravement malade, nous ne tenions pas à les faire entrer dans ta chambre sans te ménager, tu aurais pu éprouver une si vive joie que ta santé en aurait été compromise ". A ce moment là seulement, Séduction alla chercher les deux femmes pour les introduire auprès de Ghânim. Dès qu'elles eurent passer le seuil de sa chambre, elles coururent le serrer dans leurs bras ; elles pleuraient de joie en lui donnant leurs plus chauds baisers et Séduction, les voyant pleurer, se mit à pleurer. Le syndic et sa femme, qui s'étaient rapprochés de la scène, une scène qui eût mis en miettes des cœurs faits de pierrre, pleuraient aussi. Et, au milieu de ses larmes, le mari amorça une méditation sur le malheur des temps, et les vicissitudes d'un siècle qui, après avoir ainsi ballotté ces quatre personnes, leur avait procuré le bonheur de se réunir sous son toit à lui.

Les premières effusions prirent fin ; on s'assit pour converser ; la mère de Ghânim et sa sœur lui demandèrent ce qu'il était advenu de lui, depuis qu'il avait quitté précipitamment Séduction. Comment avait-il vécu depuis lors ? Il répondit en contant par le détail les différents épisodes de son histoire, qui l'amena pour finir dans la maison de ce généreux commerçant. Séduction, en retour, lui fit le récit de la palinodie du khalife : il l'avait entendue exhaler à haute voix ses plaintes dans la prison où elle était enfermée, était venu personnellement la délivrer, puis lui avait promis, en apprenant la bonne conduite de Ghânim, de dédommager toutes ses victimes, sans se contenter de compenser leurs pertes, mais en allant bien au-delà. Il attendait pour ce faire que Ghânim fût bien guéri et en possession de toutes ses forces. " Maintenant, termina Séduction, je dois aller vous préparer des tenues propres à vous permettre de vous présenter convenablement devant le khalife. "

Elle s'en fut au palais khalifal, d'où elle revint avec un sac de mille pièces d'or et un très riche costume pour Ghânim : elle l'avait pris dans les coffres qu'il lui avait laissé à garder. De sa garde-robe à elle, elle rapportait une robe pour Nourriture-des-Cœurs ; quant au sac d'or, il fut remis au syndic, avec cette prière : " Peux-tu avoir la gentillesse d'aller acheter, pour la mère de Ghânim, une robe de grand prix ? " Chacun eut son lot. Les trois femmes partirent alors ensemble pour l'établissement de bains réservé aux femmes, tandis que, de leur côté, le syndic emmenait Ghânim à celui des hommes. Pendant trois jours, on se livra ainsi aux bienfaits de la vapeur, qui rendit à ces personnes encore faibles la bonne santé, et fit d'elles des êtres resplendissants, aussi beaux que l'astre des nuits en son plein ; c'est surtout la jeune fille qui était rayonnante ; cette Nourriture-des-Cœurs justifiait pleinement qu'on l'ait ainsi nommée, car vous eussiez dit vous aussi ce qu'en dit le poète en ses vers :

Dame de haute beauté, faite à la perfection,
Et dont les traits ont l'éclat d'un astre
Quand il est à l'apogée ; tout un peuple mêlé,
Riches et esclaves confondus, l'apprécie.

L e Dieu du Trône l'a dotée de toutes grâces :
Elle l'emporte sur tous en distinction,
Son corps, son âme, sont élégants, et enfin,
Elle a la taille élancée du roseau.

Son visage est un firmament, où veillent
Sept étoiles allumées, sentinelles gardant
La joue, et à qui n'échappe nulle menace,
Car elles montent le guet l'œil à l'horizon.

Que quelqu'un vienne, en tapinois lui jeter
Un Satan de regard, une œillade maligne,
La voilà qui vous lui dépêche une étoile
Enflammée, et notre tentateur est consumé.

Séduction avait introduit auprès du khalife, auquel elle devait amener Ghânim et sa famille, une demande d'audience et le souverain devait précisément la recevoir le lendemain, mais il avait voulu le faire en une séance solennelle où seraient convoqués vizirs, émirs, grands du royaume et hauts fonctionnaires. Lorsque tous ces corps de l'État au grand complet furent réunis auprès du khalife, cela faisait une assemblée considérable, et c'est seulement alors que Dja'far reçut l'ordre d'aller chercher les héros de la cérémonie : lui-même à cheval, il avait pris avec lui les bêtes les plus racées de l'écurie khalifale, plus deux mules au pas vif et léger, que l'on réservait d'ordinaire à l'usage personnel du souverain. On les faisait tirer par les autres montures, et Masrour, à la tête d'un nombreux cortège de domestiques, les suivait. Tout cet équipage gagnait la maison du syndic des joailliers. " Par Dieu au-dessus de toi, ô Ghânim, je veux savoir dans quel lieu tu as fait la connaissance de Séduction et dans quel état tu l'as découverte ; j'entends que, mis au courant par tes déclarations, les présents aient leur religion éclairée, car il m'importe que rien, dans cette affaire ne reste dans l'ombre. "

Ghânim aussitôt dit ce qu'il savait, déférant avec la plus exquise courtoisie à l'invitation qui lui était faite : " Oreille attentive et bon vouloir, ô Émir des Croyants ! s'écria-t-il pour commencer ". Puis il se mit à raconter l'affaire dans tous les détails : il revenait en ville après un enterrement dans les faubourgs, mais la ville avait déjà été fermée, et, du coup, il s'était résolu à dormir dans le cimetière ; trois domestiques avaient alors creusé une fosse pour y enfouir une caisse qu'ils transportaient… Bref, tout le récit fut déroulé, pour le plus grand étonnement du khalife et de toute l'assemblée. A la fin, le khalife donna l'ordre de remettre à Ghânim une tenue d'honneur royale ; à lui, il se contenta de déclarer : " Ô Ghânim, mon désir est que tu restes à demeure, ici même, dans le palais khalifal, et tu prendras rang parmi les plus chers de mes familiers et de mes amis. - Que Dieu allonge ta vie, ô Émir des Croyants, répondit l'hôte royal. Je suis ton esclave et tu ne me verras jamais me dérober à tes ordres. Je ne peux concevoir qu'il me vienne à l'idée de te contester ou de te désobéir, en cela comme dans le reste ". Alors, le khalife, quittant son trône, prit par la main son invité pour le conduire lui-même dans ses appartements privés. Masrour l'y avait précédé : il lui donna en le voyant, la nouvelle que la mère de Ghânim ainsi que Nourriture-des-Cœurs étaient là ; les deux hommes allèrent les rejoindre.
(Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 356-369)

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