The parole illusion
http://www.prisoners.com/parole.html
La parole
Il était une fois un pêcheur nommé Drid. C'était
un homme de bonne fréquentation. Il était vigoureux, d'allure
franche et son oeil, quand il riait, était aussi vif que le soleil. Or,
voici ce qui lui advint.
Un matin, comme il allait le long de la plage, son filet sur l'épaule,
la tête dans le vent et les pieds dans le sable mouillé à
la lisière des vagues, il rencontra sur son chemin un crâne humain.
Ce misérable relief d'homme posé sur les algues sèches
excita aussitôt son humeur joyeuse et bavarde. Il s'arrêta devant
lui, se pencha et dit : " Crâne, pauvre crâne, qui t'a conduit
ici ? " Il rit, n'espérant aucune réponse. Pourtant les mâchoires
blanchies s'ouvrirent dans un mauvais grincement et il entendit ce simple mot
: " La parole ". Il fit un bond en arrière, resta un moment
à l'affût comme un animal épouvanté, puis voyant
cette tête de vieux mort aussi immobile et inoffensive qu'un caillou,
il pensa avoir été trompé par quelque sournoiserie de la
brise, se rapprocha prudemment et répéta, la voix tremblante,
sa question : " Crâne, pauvre crâne, qui t'a conduit ici ?
- La parole ", répondit l'interpellé avec, cette fois, un
rien d'impatience douloureuse, et une indiscutable netteté.
Alors Drid se prit à deux poings la gorge, poussa un cri d'effroi, recula,
les yeux écarquillés, tourna les talons et s'en fut, les bras
au ciel, comme si mille diables étaient à ses trousses. Il courut
ainsi jusqu'à son village, le traversa, entra en coup de bourrasque dans
la case de son roi. Cet homme de haut vol, majestueusement attablé, était
en train de déguster son porcelet matinal. Drid tomba à ses pieds,
tout suant et soufflant. " Roi, dit-il, sur la plage, là-bas est
un crâne qui parle. - Un crâne qui parle ! s'exclama le roi. Homme
es-tu soûl ? " Il partit d'un rire rugissant, tandis que Drid protestait
avec humilité : " Soûl, moi ? Je n'ai bu, depuis hier, qu'une
calebasse de lait de chèvre, roi vénéré, je te supplie
de me croire, et j'ose à nouveau affirmer que j'ai rencontré tout
à l'heure, comme j'allais à la pêche quotidienne, un crâne
aussi franchement parlant que n'importe quel vivant. - Je n'en crois rien, répondit
le roi. Cependant, il se peut que tu dises vrai. Dans ce cas, je ne veux pas
risquer de me trouver le dernier à voir et entendre ce bout de mort considérable.
Mais je te préviens : si par égarement ou malignité tu
t'es laissé aller à me conter une baliverne, homme de rien, tu
le paieras de ta tête ! - Je ne crains pas ta colère, roi parfait,
car je sais bien que je n'ai pas menti, bafouilla Drid, courant déjà
vers la porte. Le roi se pourlécha les doigts, décrocha son sabre,
le mit à sa ceinture et s'en fut trottant derrière sa bedaine,
avec Drid le pêcheur.
Ils cheminèrent le long de la mer jusqu'à la brassée d'algues
où était le crâne. Drid se pencha sur lui, et caressant
aimablement son front rocheux : " Crâne, dit-il, voici devant toi
le roi de mon village. Daigne, s'il te plaît, lui dire quelques mots de
bienvenue. Aucun son ne sortit de la mâchoire d'os. Drid s'agenouilla,
le coeur soudain battant. " Crâne, par pitié, parle. Notre
roi a l'oreille fine, un murmure lui suffira. Dis-lui, je t'en conjure, qui
t'a conduit ici. " Le crâne miraculeux ne parut pas plus entendre
qu'un crâne vulgaire, resta aussi sottement posé que le plus médiocre
des crânes, aussi muet qu'un crâne imperturbablement installé
dans sa définitive condition de crâne, au grand soleil, parmi les
algues sèches. Bref, il se tut obstinément. Le roi, fort agacé
d'avoir été dérangé pour rien, fit une grimace de
dédain, tira son sabre de sa ceinture. " Maudit menteur, dit-il.
" Et, sans autre jugement, d'un coup sifflant, il trancha la tête
de Drid. Après quoi, il s'en revint, en grommelant, à ses affaires
de roi, le long des vagues. Alors, tandis qu'il s'éloignait, le crâne
ouvrit enfin ses mâchoires grinçantes et dit à la tête
du pêcheur qui, roulant sur le sable, venait de s'accoler à sa
joue creuse : " Tête, pauvre tête, qui t'a conduit ici ? "
La bouche de Drid s'ouvrit, la langue de Drid sortit entre ses dents et la voix
de Drid répondit : " La parole ". (Conte d'Afrique noire, Henri
Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)