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Le conte de l'arbre
Dans un pays aride, fut autrefois un arbre prodigieux. Sur la plaine, on ne
voyait que lui, largement déployé entre les blés malingres
et le vaste ciel bleu. Personne ne savait son âge. On disait qu'il était
aussi vieux que la Terre. Des femmes stériles venaient parfois le supplier
de les rendre fécondes, des hommes en secret cherchaient auprès
de lui des réponses à des questions inexprimables et les loups
lui parlaient, certaines nuits sans lune, mais personne jamais ne goûtait
à ses fruits.
Ils étaient pourtant magnifiques, si luisants et dorés, le long
de ses branches maîtresses pareilles à deux bras offerts dans le
feuillage qu'ils attiraient les mains et les bouches des enfants ignorants.
Eux seuls osaient les désirer. On leur apprenait alors l'étrange
et vieille vérité. La moitié de ces fruits était
empoisonnée. Or, tous, bons ou mauvais, étaient d'aspect semblable.
Des deux branches ouvertes en haut du tronc énorme l'une portait la mort,
l'autre portait la vie, mais on ne savait laquelle nourrissait et laquelle tuait.
Et donc on regardait mais on ne touchait pas.
Vint un été trop chaud, puis un automne sec, puis un hiver glacial.
Neige et vent emportèrent les granges et les toits des bergeries. Les
givres du printemps brûlèrent les bourgeons, et la famine envahit
le pays. Seul, sur la plaine, l'arbre demeura imperturbable. Aucun de ses fruits
n'avait péri. Malgré les froidures, ils étaient restés
en aussi grand nombre que les étoiles du ciel. Les gens, voyant ce vieux
père solitaire miraculeusement rescapé des bourrasques, s'approchèrent
de lui, indécis et craintifs. Ils interrogèrent son feuillage.
Ils n'en eurent pas de réponse. Ils se dirent alors qu'il leur fallait
choisir entre le risque de tomber foudroyés, s'ils goûtaient aux
merveilles dorées qui luisaient parmi les feuilles, et la certitude de
mourir de faim, s'ils n'y goûtaient pas.
Comme ils se laissaient aller en discussions confuses, un homme dont le fils
ne vivait plus qu'à peine osa soudain s'avancer d'un pas ferme. Sous
la branche de droite, il fit halte, cueillit un fruit, ferma les yeux, le croqua
et resta debout, le souffle bienheureux. Alors tous, à sa suite, se bousculèrent
et se gorgèrent délicieusement des fruits sains de la branche
de droite, qui repoussèrent aussitôt, à peine cueillis,
parmi les verdures bruissantes. Les hommes s'en réjouirent infiniment.
Huit jours durant, ils festoyèrent, riant de leurs effrois passés.
Ils savaient désormais où étaient les rejetons malfaisants
de cet arbre : sur la branche de gauche. Ils la regardèrent d'abord d'un
air de défi, puis leur vint une rancune haineuse. A cause de la peur
qu'ils avaient eu d'elle ils avaient failli mourir de faim. Ils la jugèrent
bientôt inutile que dangereuse. Un enfant étourdi pouvait, un jour,
se prendre à des fruits pervers que rien ne distinguait des bons. Ils
décidèrent donc de la couper au ras du tronc, ce qu'ils firent
avec une joie vengeresse.
Le lendemain, tous les bons fruits de la branche de droite étaient tombés
et pourrissaient dans la poussière. L'arbre amputé de sa moitié
empoisonnée n'offrait plus au grand soleil qu'un feuillage racorni. Son
écorce avait noirci. Les oiseaux l'avaient fui. Il était mort.
(Conte de l'Inde, Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse, Ed. du Seuil)