Dans l'antiquité, les hommes craignaient les dieux, ou tout du moins
ils craignaient la mort. Seul Sisyphe, un roi rusé, n'avait peur ni des
uns ni de l'autre. Il avait fondé la riche cité de Corinthe et
bâti un superbe palais. La demeure royale était magnifique, mais
il y manquait une source et Sisyphe se demandait comment en obtenir une de l'Olympe.
La chance l'y aida.
Le destin qui gouverne les dieux aussi bien que les hommes, fut responsable
d'une dispute entre Asôpos, divinité d'un fleuve, et Zeus. Comme
ce dernier s'était caché, son adversaire ne put le retrouver.
Sisyphe ayant entendu parler des mésaventures d'Asôpos, apprit
par une ruse la cachette du roi des dieux et la lui livra. " Je sais où
se trouve le refuge de Zeus, et je serais heureux de te l'indiquer si en échange
tu m'apportais ton concours. J'ai construit un palais mais il n'y a pas d'eau
et mes serviteurs doivent aller la chercher dans des puits éloignés.
Aide-moi et je t'aiderai. "
Asôpos consentit au marché. Il alla au palais, toucha une pierre
dans la cour et une source d'eau jaillit du rocher. Sisyphe tint sa promesse
et dévoila le secret. Le dieu du fleuve partit à la recherche
de Zeus, oubliant le dangereux pouvoir du roi de l'Olympe, qui commandait à
la foudre. Celui-ci surveillait avec colère la progression de la divinité
insoumise, et quand Asôpos fut à sa portée il ordonna à
la foudre de le frapper. A moitié brûlé, ce dernier se jeta
dans un cours d'eau, qui, depuis lors, charrie des morceaux de charbon.
Lorsque Zeus eut détruit Asôpos, il se retourna contre Sisyphe.
" Va, dit-il à la mort, emporte Sisyphe au royaume des ombres, là
il ne pourra plus trahir aucun secret. " Et la mort se mit en route. Le
roi se trouvait alors sur les murailles de son palais, admirant le paysage baigné
de soleil. L'herbe était jaune dans la chaleur du midi et pas une feuille
ne bougeait sur les arbres desséchés. Il n'y avait personne dehors,
tous restaient à l'ombre dans leurs demeures. Seul Sisyphe ne recherchait
pas la fraîcheur : il avait le pressentiment que la punition de Zeus était
imminente. Aussi ne fut-il pas surpris lorsqu'il vit la mort grimpant le sentier
qui montait au palais. Il se saisit de deux grosses cordes et s'approcha doucement
de la porte. La terrible visiteuse, qui n'avait aucun soupçon, pénétra
dans l'entrée. Aussitôt le roi jeta une de ses cordes autour de
ses épaules et l'immobilisa. Il la ligota soigneusement avec l'autre
et l'enferma à clef dans une pièce secrète. Cela fait,
il poussa un profond soupir. Maintenant la mort ne pouvait plus lui faire de
mal. Non seulement Sisyphe fut ainsi épargné, mais personne, à
travers le monde, ne mourut plus à partir du moment où la déesse
du trépas fut ainsi enfermée. La maladie et les souffrances continuaient
de faire leur oeuvre, mais il n'y avait plus de terme aux infortunes qu'elles
apportaient. Les hommes les plus âgés vieillissaient indéfiniment.
Même les oiseaux blessés par une flèche continuaient à
voler et les bêtes sauvages emportaient jusque dans leurs tanières
les lances plantées dans leur dos. Le bétail était bon
à abattre, mais la vie ne voulait pas le quitter.
Zeus fronça les sourcils et convoqua Arès, dieu de la guerre.
" Sisyphe a bouleversé tout l'ordre de la terre. Toi seul, habitué
au combat, peut le rétablir. Va délivrer la mort. " Arès
descendit donc sur la terre, força la porte derrière laquelle
était enfermée la déesse et délivra son amie. Dès
qu'elle fut détachée, la Mort saisit Sisyphe et l'entraîna
dans les Enfers. Puis elle recommença à visiter les demeures,
à naviguer avec les marins, à accompagner les chasseurs dans les
forêts et les guerriers dans les batailles. Mais le roi retors avait prévu
que la Mort le vaincrait tôt ou tard, et il avait pris depuis longtemps
ses précautions afin de la tenir en échec. Il avait en effet ordonné
à sa femme de ne faire aucun sacrifice lors de son décès.
Arrivé au royaume des ombres, il se mit à se plaindre : "
Mon épouse m'a oublié, disait-il, elle n'a pas accompli les rites
sacrés ". Tout le monde des défunts se mit à le plaindre
et la reine Perséphone, souveraine de ce pays de larmes, lui permit de
retourner sur terre pour rappeler sa femme à ses devoirs. Sisyphe remonta
donc sur terre et aussitôt toute trace de chagrin disparut de son visage.
Tout réjoui, il se hâta vers son palais et pour célébrer
son retour il organisa un joyeux banquet. Il n'avait, bien sûr, pas l'intention
de rejoindre les ombres, et avait même cessé d'y penser, en félicitant
son épouse d'avoir obéi à ses ordres.
Les gigots embaumaient déjà tout le palais et les coupes s'emplissaient
de vin doux. Le bruit des conversations retentissait dans toutes les pièces
tandis qu'un musicien aveugle, assis près du feu avec sa lyre, ravissait
les convives de ses chants. Le roi allait boire mais ses lèvres ne touchèrent
jamais le nectar car déjà la Mort, qui était derrière
lui, lui arrachait la coupe des mains et l'entraînait, une seconde fois,
à sa suite. Les dieux punissaient sévèrement ceux qui se
moquaient d'eux et ne respectaient pas la loi divine. Et, bien sûr, Sisyphe
avait mérité un châtiment en proportion avec ses forfaits.
Depuis qu'il est retourné au royaume des ténèbres, il doit
faire rouler un énorme rocher jusqu'au haut d'une colline, et lorsque
celui-ci atteint le sommet, la pierre lui échappe des mains et dévale
la pente opposée. C'est ainsi que, depuis des siècles, Sisyphe
s'acharne sur ce vain travail et sa souffrance n'aura pas de fin. (Mythes et
légendes de la Grèce antique, éd. Gründ)