Puvis de Chavannes - Décollation de Jean-Baptiste (1869)
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Zenkaï l'assassin
Zenkaï était un samouraï d'une grande force et d'une beauté rare. Son
coeur pourtant s'enflammait au moindre feu et l'emportait souvent en
extravagances si ravageuses que ses amis craignaient pour lui une mort
sans honneur dans quelque bataille de hasard. Ils l'estimèrent perdu et
beaucoup lui tournèrent le dos le jour où cet homme impétueux se prit
d'amour pour l'épouse de son seigneur. Les meilleurs de ses frères
d'armes le supplièrent de renoncer à sa passion, mais il ne les écouta
pas. En vérité, leurs remontrances ne firent qu'aiguiser le désir qu'il
avait de cette femme. Il se mit à la harceler avec tant de fougue
qu'elle lui accorda bientôt un rendez-vous secret, une nuit, dans un
bois proche de sa demeure. Ils s'y retrouvèrent en pleine lune, mais
ils n'y furent pas seuls. Le seigneur bafoué, prévenu par une servante,
s'y rendit aussi. Il surgit d'un fourré, son sabre au poing, à
l'instant où les amants s'avançaient l'un vers l'autre. La bataille fut
brève : Zenkaï le tua.
Il fut donc forcé de fuir avec sa nouvelle compagne. Ils vécurent
quelque temps encore en hors-la-loi, courant les chemins, volant pour
subsister et ne trouvant de repos qu'au fond des plus mal famées des
auberges. Il ne fallut à Zenkaï que peu de jours pour s'apercevoir que
l'épouse infidèle était une vraie diablesse. Elle se révéla si rapace,
sèche et cruelle qu'il dut se résigner, dégoûté d'elle, à l'abandonner
dans un obscur recoin de taverne. Il se fit errant. Il marcha une
pleine année, mendiant son pain au pas des portes. Un jour, à bout de
forces et de ressources, il s'assit au bord du chemin de montagne,
médita sur sa vie qui n'était plus que décombres, se repentit amèrement
et se dit qu'il était temps d'expier ses fautes. Une route escarpée,
souvent traversée d'avalanches, franchisait cette montagne où il était
parvenu. Beaucoup, parmi les voyageurs, qui avaient affronté ses
dangers s'étaient trouvé emportés dans des précipices sans fond. "
Beaucoup périront encore si l'on ne se décide pas à creuser un tunnel
dans ce roc ", se dit Zenkaï, regardant alentour de la pierre où il
était assis. A peine avait-il pensé cela que lui vint à l'esprit ce
qu'il devait faire pour n'être plus un vagabond sans honneur, et payer
aux vivants le rachat de ses fautes : creuser lui-même ce tunnel qui
épargnerait bien des peines et des existences. Il se mit donc à
l'ouvrage, armé de ses seules mains.
Il travailla sans repos, pauvrement nourri par quelques paysans du
voisinage qui lui portaient de temps en temps de leur maigre pitance,
et trouva la paix à ce labeur quotidien. Il devint peu à peu un homme
sans désirs, au dos voûté, à la peau tannée, à l'oeil vif. L'habitude
lui vint de parler aux oiseaux et aux bêtes sauvages, ses seuls
compagnons dans la solitude où il était. Vingt ans passèrent ainsi,
jusqu'au jour où le fils du seigneur qu'il avait assassiné le retrouva.
Ce jeune homme, vingt ans durant, avait couru le pays à la recherche du
meurtrier de son père. Quand, enfin, il le vit devant lui dans les
cailloux ensoleillés de la montagne, il se nomma fièrement et, sans
autre mot, leva son sabre. Zenkaï l'arrêta d'un geste et lui dit : " Je
ne tiens pas à la vie, mais je te demande de ne pas me tuer avant que
j'aie terminé mon travail. Quand ce tunnel sera percé, je te donnerai
volontiers ma tête. L'homme considéra un moment cet esprit recuit et
paisible que la peur de mourir ne semblait pas troubler, puis rengaina
son arme et s'assit sur un roc.
Alors Zenkaï se remit à son creusement. Il travailla trois semaines
sans se soucier un instant du justicier qui le tenait sous sa garde. Il
parut fort surpris de voir un matin cet homme qui le haïssait venir
vers lui et se mettre à l'aider au déblaiement des rochers arrachés à
la montagne. Comme Zenkaï lui souriait, l'autre lui dit brutalement
qu'il avait hâte de voir ce travail terminé, et d'accomplir sa
vengeance. Bientôt cependant ils se trouvèrent forcés de parler comme
deux ouvriers attelés à la même tâche et, le temps passant, le jeune
vengeur se prit peu à peu d'une admiration étonnée pour ce vieillard
que Zenkaï était devenu, pour son habileté, son endurance, sa patience
et la sérénité joyeuse qui l'habitait.
Le tunnel fut enfin percé, après une année d'acharnement commun. A
peine les derniers quartiers de rocs dégagés du passage, Zenkaï se
redressa, considéra son oeuvre avec satisfaction, s'en fut au ruisseau
voisin se laver le visage et les mains, puis revint au jeune homme. "
Pardonne-moi de t'avoir fait attendre, lui dit-il. Maintenant, tu peux
me tuer. " Alors son compagnon le regarda, les larmes aux yeux, et lui
répondit : " Pendant vingt ans, je t'ai haï. Quand je t'ai retrouvé, te
voyant désarmé au bout de mon sabre, j'ai connu mon premier instant de
bonheur depuis la mort de mon père. Puis, sans que je sache comment, au
cours de ce travail que nous avons fait ensemble, tu es devenu mon
maître. Comment pourrais-je trancher la tête de mon maître ? Ils
restèrent un moment silencieux, se contemplant l'un l'autre, et s'en
furent ensemble par le tunnel creusé. (Conte japonais, Henri Gougaud,
L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)