Coeur gourmand




Mule

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Coeur gourmand


Apprends, ô sultan, ô roi suprême des djinns, que cette mule que tu vois là était ma femme. Je l'avais prise vierge et j'avais obtenu d'elle, par un bienfait de Dieu, seize enfants, garçons et filles. Cependant aucun de ses enfants ne resta en vie. Et voilà que Dieu décréta - qu'Il soit exalté et glorifié ! - qu'il me fallait partir en voyage. Je parcourus ainsi villages et bourgs, et demeurai absent deux années complètes. Sur le chemin du retour, j'eus soin d'acheter pour l'offrir à ma femme tout ce que je pus trouver de plus coûteux - pourvu que ce ne fût pas trop difficile à transporter. - Et je me retrouvai, un soir, à la nuit tombée, de retour dans ma ville. J'avais encore le temps d'écouler quelques-unes des marchandises que je rapportais, avant de regagner ma demeure.

Comme j'allais frapper à ma porte, je constatais qu'elle n'était pas fermée - ainsi en avait décidé un décret du Dieu Très-Haut. J'entrai donc et montai aussitôt à l'étage… où je découvris mon épouse au lit avec un serviteur noir hideux à faire peur, tous deux fort occupés à jouer, à rire, à minauder, à s'embrasser et à s'exciter mutuellement au plaisir. Lorsque ma femme me vit et comprit que c'était bien moi qui me tenais là, elle se dressa d'un bond et se précipita sur moi en poussant un cri terrible tout contre mon visage. J'en fus si effrayé que, saisi soudain de stupeur, je perdis à demi le sens des choses, tout prêt à croire que le spectacle que j'avais sous les yeux se déroulait dans un autre monde. Ma femme en effet, profitant de mon hébétude, s'était saisie d'un cruchon d'eau et bredouillait dessus des paroles incompréhensibles. Puis prenant un peu d'eau de ce vase, elle m'en aspergea en hurlant : " Sors de cette forme humaine, et prends donc la forme d'un chien ! " Et je pris aussitôt la forme d'un chien, après quoi elle me chassa en vociférant : " Quitte ces lieux, toi qui apportes le mauvais sort ! " Je franchis la porte et me mis à errer dans la ville. Chaque fois que les chiens me voyaient, ils aboyaient contre moi, ils hurlaient, m'assaillaient férocement et me mordaient. Les gens les chassaient et j'avais toutes les peines du monde à leur échapper. Je fus ainsi en proie à la peine la plus cruelle, aux épreuves les plus pénibles, et ne cessai de me trouver dans cette situation, livré aux tourments de la faim et de la soif, ne buvant que dans les écuelles, jusqu'à ce que je fusse parvenu, un jour, devant la boutique d'un boucher.

J'eux l'idée d'y entrer. Les chiens qui me poursuivaient sans relâche faillirent en faire autant. Mais le propriétaire de la boutique les éloigna de moi et me jeta quelques os. Je les rongeai consciencieusement, et fus admis par la suite à me nourrir des restes de ses repas. Puis je pris l'habitude de l'accompagner dans ses sorties, veillant à lui faire escorte jusqu'à ce qu'il fût de retour en sa boutique. Quand il me vit agir ainsi, il me prit en affection et se mit à me donner lui-même à manger et à boire. Et chaque fois qu'il me laissait pour regagner son logis, je restais à l'intérieur de l'échoppe où je m'installais pour dormir.

Un jour qu'il s'en était brusquement retourné chez lui pour une affaire qu'il devait régler sur-le-champ, je le suivis jusqu'au seuil de sa demeure et trouvai le moyen de me faufiler à l'intérieur du logis. C'est ainsi que je me retrouvai en présence de son épouse et de sa fille. Cette dernière était dévoilée ; à peine m'eut-elle aperçu qu'elle se cacha le visage avec sa manche. " Père, dit-elle au boucher, ce que tu fais n'est ni juste ni convenable. Depuis quand laisse-t-on entrer chez nous des hommes à l'improviste ? - Et où vois-tu donc des hommes, ma fille ? s'étonna le boucher, son père. - Ce chien qui est entré chez toi, répondit-elle, est en réalité un homme auquel sa femme a jeté un sort, le livrant à mille tourments et l'exposant cruellement aux morsures des autres chiens. Par Dieu, ô mon père, je suis capable de le sauver. Oui, je dois pouvoir le délivrer, par la toute-puissance du Dieu Très-Haut, de cette situation horrible qui est la sienne ! " Lorsque son père entendit ces mots, il abonda généreusement en son sens : " Par Dieu au-dessus de toi, ô ma fille ! par le prix que tu attaches à ma vie, tu ne peux en effet te dispenser de le sauver. Ce sera une aumône dont le mérite ne reviendra qu'à toi. Sois généreuse envers lui, ne serait-ce que pour moi, car, par Dieu, je l'ai pris en affection, pitié et compassion, ayant aussitôt décelé chez lui un caractère enclin à l'amitié. - Avec amour et respect je t'obéirai, répondit-elle ". Et, sans attendre, elle alla chercher un bol en cuivre qu'elle remplit d'eau et prononça dessus des paroles que nous fûmes bien en peine de comprendre, son père, sa mère et moi, tous tant que nous étions. Mais ses bredouillements devaient être des formules de conjuration, car à la fin elle s'écria : " Avec hâte !… avec hâte !... oui, sur l'heure !... sur l'heure !... Et vite !... vite !… Ah !... faites vite !... Et que Dieu vous accorde sa bénédiction ! " Puis elle ajouta en s'adressant à moi : " Si tu es l'objet d'un sort, si tu es en réalité un être issu d'Adam, reviens à ta forme première, par la toute-puissance du Dieu Très-Haut, qui n'a qu'à dire à une chose : " Sois telle " pour qu'aussitôt elle le devienne. " Et dès qu'elle m'eut aspergé d'eau, je revins à ma forme première.

Dans l'instant, je me précipitai vers elle et, lui baisant les mains, le front et les pieds, je m'écriai : " Par Dieu, au-dessus de toi, ô dame ! Il faudrait à présent que tu jettes un sort à ma femme, oui, que tu m'aides à lui faire enfin connaître mon droit ! - Avec amour et respect, je le ferai ! s'écria-t-elle. Par Dieu ! Je la rétribuerai en lui infligeant le même traitement qu'elle t'a infligé. " Et s'approchant d'un cruchon rempli d'eau, elle prononça, à nouveau, force conjurations et paroles confuses, puis, se tournant vers moi, elle me dit : " Pars aujourd'hui même afin d'être auprès de ta femme à la nuit. Tu la trouveras endormie, noyée dans le sommeil. Approche-toi d'elle, asperge-la de cette eau et précise bien, à ce moment-là, la forme que tu souhaites lui voir prendre. Elle se transformera aussitôt selon ta volonté, et prendra l'aspect que tu auras choisi. " Je pris l'eau et me dirigeai donc vers le logis de ma femme, poursuivit le troisième vieillard. J'arrivai à notre porte et la trouvai ouverte. J'entrai et me précipitai jusqu'à la chambre de ma femme. Elle était en effet endormie, semblable à une morte. Je m'approchai d'elle et l'aspergeai avec l'eau en disant : " Sors de cette forme et prends celle d'une mule grise au pas vif ! " Aussitôt elle devint une mule. Je la saisis par la crinière et la fit descendre au bas de la maison où je l'attachai.

Le lendemain, j'achetai pour elle un mors en fer, un bât, une sangle, et pour moi une cravache en lanières de cuir tressées. Je fixai enfin des éperons à mes souliers… et c'est dans cet équipage que je la monte, depuis ce jour, chaque fois que je vaque à mes affaires. C'est d'ailleurs au cours d'un déplacement commandé par mon travail que j'ai fait la connaissance des deux vieillards et du marchand assemblés ici. A mon tour, je leur posai la question : " Qu'attendez-vous donc, assis en ce lieu ? " Et c'est ainsi qu'ils m'ont raconté ton aventure avec ce marchand, ô sultan et roi suprême des djinns ! Puis s'adressant à la mule : " Peux-tu confirmer la véracité de mon récit ? " Elle remua la tête, montrant clairement par ce signe que toute l'histoire était vraie. " Mon discours est terminé, conclut-il. Vous avez entendu ce qui m'est advenu. Mon histoire n'est-elle pas encore plus étonnante, encore plus étrange que les deux précédentes ? " Le djinn, à l'écoute de ce récit, n'avait caché ni sa surprise ni son émerveillement : un frisson de plaisir lui parcourait tout le corps. " Je t'accorde aussi à toi aussi, en don gracieux, le tiers du châtiment de ce marchand, déclara-t-il. " Puis rendant ce dernier à la liberté, il le remit entre les mains des trois vieillards et prit congé d'eaux ? Le marchand se précipita vers ses trois bienfaiteurs et leur offrit ses remerciements. Eux, de leur côté, ne laissèrent pas de le féliciter de s'être tiré sain et sauf d'un tel danger. A la suite de quoi chacun fit aux autres ses adieux et reprit son chemin.

On raconte que le marchand s'en revint bientôt dans son pays. Il y retrouva son épouse, sa famille, ses enfants… et ne les quitta plus avant d'avoir atteint le terme de sa vie. (Les Mille et Une Nuits, René R. Khawam, Phébus Libretto, tome 1)

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